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Date : 20160510


Dossier : T-500-14

Référence : 2016 CF 524

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 10 mai 2016

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

JUDY MALTZ, BARBARA BIRD

ET RICHIE SHERMAN

demandeurs

et

JENNIFER L. WITTERICK

ET PENGUIN CANADA BOOKS INC.

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Francizska Halamajowa et sa fille, Helena, vivaient dans la ville de Sokal, en Pologne, pendant la Seconde Guerre mondiale, lorsque la ville a été occupée par les forces allemandes. Elle avait nourri et caché trois familles juives pendant près de deux ans, ainsi qu’un soldat allemand qui avait déserté lorsque la guerre approchait de sa fin. L’histoire de Mme Halamajowa constitue le fond d’un documentaire, intitulé No. 4 Street of Our Lady, que les demandeurs ont produit et réalisé. Ce documentaire est fondé en partie sur le journal de Moshe Maltz, qui fut l’un de ceux qui avaient été cachés par Mme Halamajowa et qui était aussi le grand-père de Judy Maltz, l’un des trois demandeurs dans la présente procédure.

[2]               Les demandeurs soutiennent que Jennifer Witterick et l’éditeur de son livre, Penguin Canada Books Inc., ont porté atteinte à leur droit d’auteur et aux droits moraux du documentaire. Ils disent que le roman de Mme Witterick, intitulé My Mother’s Secret, a plagié leur documentaire de manière inadmissible et, par conséquent, demandent à la Cour, entre autres choses, de leur accorder des dommages-intérêts totalisant 6 000 000 $ à l’encontre de Mme Witterick et de Penguin Canada.

I.                   Le contexte

[3]               Mme Maltz enseignait le journalisme à la Pennsylvania State University en mai 2006 quand elle s’est adressée aux deux autres demandeurs, Richie Sherman et Barbara Bird, pour faire un documentaire au sujet d’une femme polonaise catholique, Francizska Halamajowa, qui avait sauvé des membres de sa famille au cours de l’Holocauste. Sa preuve indique que le documentaire [le documentaire] a coûté environ 100 000 $ à réaliser, a pris environ trois ans à produire et a été présenté en grande première le 1er mars 2009 en Pennsylvanie. Des copies DVD du documentaire ont été vendues au public au début de septembre 2009. Le documentaire a été projeté dans des dizaines de festivals de films et d’autres manifestations, a remporté plusieurs prix et a généré environ 25 000 $ de revenus.

[4]               Mme Witterick a vu le documentaire la première fois quand elle a assisté à une projection en novembre 2011, au cours de la Semaine d’information sur l’Holocauste de Toronto. Elle déclare que l’histoire de Francizska Halamajowa et ses actes courageux l’ont inspirée pour écrire My Mother’s Secret [le livre]. Elle caractérise son livre comme une version fictive de l’histoire de Mme Halamajowa. Elle précise que le livre s’adressait aux jeunes adultes et qu’il empruntait le style de romans comme The Hunger Games. Elle affirme qu’elle a utilisé les vrais noms des Halamajowa et plusieurs faits du documentaire; notamment, l’emplacement de l’histoire, où Mme Halamajowa et sa fille cachaient les gens (à savoir, un grenier au-dessus d’une porcherie, sous le plancher de la cuisine et dans le grenier de sa maison), le fait que Mme Halamajowa avait quitté son mari et qu’elle avait un fils et une fille. Selon Mme Witterick, les personnages et les personnalités du livre sont fictifs, tirés de ses propres expériences et de sa propre imagination.

[5]               Mme Witterick admet qu’elle a utilisé certains faits selon ce qu’elle se souvenait du documentaire et les a adaptés dans son livre. Le livre est composé de cinq chapitres, chacun ayant un narrateur différent. Le dossier comprend un projet de livre plus ou moins fini daté du 19 juin 2012. Il comprend également la preuve qu’en juillet 2012, Mme Witterick a téléchargé une copie du documentaire et regardé certaines parties de ce dernier pour confirmer l’exactitude historique de certains faits du livre, notamment en ce qui concerne les récompenses accordées pour livrer des juifs à Sokal, à l’époque. Le livre de Mme Witterick a été publié en mars 2013, par iUniverse, une entreprise d’auto-édition. Le Globe and Mail a mis le livre sur sa liste des best‑sellers, pour la première fois, le 20 avril 2013.

[6]               Mme Maltz dit qu’elle a entendu parler du livre de Mme Witterick, la première fois, le 2 avril 2013, quand elle a reçu un courriel d’une femme nommée Sue Kaplan. Le 3 avril 2013, elle a communiqué avec Mme Witterick par courriel et, à la suite de leur échange de courriels au cours des deux jours suivants, Mme Witterick a envoyé plusieurs exemplaires du livre à Mme Maltz. Mme Maltz dit qu’elle était bouleversée par la situation et n’a lu le livre que quelque temps après avoir reçu les exemplaires.

[7]               En mai ou en juin 2013, GP Putnam’s Sons, une marque de Penguin Group aux États‑Unis, a acquis les droits d’édition à l’échelle mondiale du livre. Le 11 août 2013, Mme Maltz a envoyé un courriel à Alex Gigante, l’avocat de Penguin Group (USA) LLC, soulevant diverses préoccupations au sujet du livre. La réponse de M. Gigante à Mme Maltz, le 12 août 2013, indiquait qu’il n’y avait aucun droit d’auteur dans les faits et l’a invitée à fournir des exemples de plagiat du documentaire. En septembre 2013, Penguin a publié le livre au Canada et aux États-Unis. Par la suite, l’avocat des demandeurs a envoyé une mise en demeure datée du 31 octobre 2013 à Penguin Canada, Mme Witterick, Penguin USA et iUniverse.

[8]               Les parties conviennent qu’il y avait une offre de Mme Witterick à Mme Maltz d’inclure « quelque chose » de Mme Maltz dans le livre. Mme Maltz comprend par là que Mme Witterick demandait une approbation; Mme Witterick comprend par là que Mme Maltz offrait une occasion d’inclure son point de vue dans le livre, après que Mme Witterick eut appris que Mme Maltz s’indignait du fait que le documentaire n’était pas mentionné dans le livre. En tout état de cause, il n’y a aucune mention du documentaire dans les exemplaires du livre versés au dossier de la présente affaire.

[9]               Mme Maltz indique qu’en date du 27 mars 2014, il n’y a eu aucune mention du documentaire dans les nouvelles éditions du livre ou dans tout autre matériel promotionnel autorisé par Mme Witterick et ses éditeurs. Cependant, le dossier comprend effectivement un article du Canadian Jewish News, daté du 2 avril 2013, dans lequel le journaliste qui avait interviewé Mme Witterick a indiqué qu’elle avait découvert l’histoire de Mme Halamajowa et sa fille tout en regardant le documentaire pendant la Semaine d’information sur l’Holocauste de Toronto en 2011.

[10]           Mme Maltz affirme que le livre copie des histoires de famille personnelles ainsi que la structure et les procédés narratifs du documentaire. Par conséquent, le 27 février 2014, elle et les deux autres demandeurs ont déposé un avis de requête en vertu du paragraphe 34(4) de la Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. (1985), ch. C-42 [la Loi], demandant, entre autres, une déclaration selon laquelle les défendeurs ont, contrairement à la Loi, porté atteinte à leurs droits d’auteur et leurs droits moraux à l’égard du documentaire.

II.                Questions en litige

[11]           Les diverses questions soulevées par les parties se résument à ces trois questions :

1.                  Y a-t-il eu un emprunt important du documentaire par les défendeurs tel qu’il constitue une violation des droits d’auteur?

2.                  Les droits moraux des demandeurs ont-ils été violés?

3.                  S’il y a une violation du droit d’auteur ou si les droits moraux des demandeurs ont été violés, ces derniers ont-ils droit à des dommages-intérêts ou toute autre mesure?

III.             La preuve des experts

[12]           Les demandeurs et les défendeurs ont déposé un affidavit d’un témoin expert. Les défendeurs ont engagé la professeure Sara Horowitz, une professeure de littérature comparée de l’Université York qui se spécialise dans l’Holocauste et les études juives. Son affidavit met l’accent sur l’utilisation de divers thèmes et éléments de la littérature de l’Holocauste; elle a déclaré, dans son témoignage, que divers éléments du livre, comme un massacre dans une usine, les actions ou les descentes dans des ghettos juifs et le fait de se cacher dans les parties secondaires des maisons, sont des thèmes courants de la littérature de l’Holocauste.

[13]           Pour leur part, les demandeurs ont déposé un affidavit de Jack Granatstein, un ancien directeur et président-directeur général du Musée canadien de la guerre, et professeur émérite d’histoire de l’Université York. Son affidavit parle de faits « importants » par rapport à des faits « peu importants » ainsi que du plagiat et des politiques relatives au plagiat dans les universités, parmi les universitaires. Il établit une distinction entre un fait « important », comme [traduction] « la Seconde Guerre mondiale a commencé lorsque l’Allemagne a envahi la Pologne », et un fait « peu important », comme l’entrée de journal d’un soldat qui avait [traduction] « pillé le bureau de poste de Danzig, le 4 septembre 1939 ». À son avis, il était inapproprié que le livre ne mentionne pas le documentaire.

IV.             Les arguments des parties

[14]           Les demandeurs affirment que le courriel de Mme Maltz à M. Gigante était en fait une « alerte rouge » concernant la violation et qu’il n’y a aucun autre livre ni histoire semblable portant sur les nombreux éléments que les demandeurs disent être partagés entre le documentaire et le livre. Ils soulignent également le fait que Mme Witterick n’a pas nié avoir regardé le documentaire. Ils laissent entendre que Mme Witterick a copié des passages et des petits détails du documentaire ainsi que [traduction] « divers procédés et choix narratifs utilisés par les réalisateurs dans le cadre de leur expression créative » de l’histoire de Mme Halamajowa.

[15]           Les demandeurs soulignent ce qui, selon eux, représente au moins 30 similitudes entre le documentaire et le livre. Ils reconnaissent que, bien que des faits historiques bien connus puissent être utilisés par tout le monde, les 30 exemples de leur tableau du [traduction] « copiage mot pour mot ou presque » sont de [traduction] « petits détails » non documentés nulle part sauf dans le documentaire. Ils soutiennent que ces petits détails ont été plagiés dans le livre et ont été obtenus grâce au temps, aux compétences et au jugement des demandeurs. Selon les demandeurs, le documentaire relaie ces petits détails à travers le prisme d’une famille particulière et Mme Witterick utilise ce même mécanisme dans le livre. Cela n’a aucun sens, disent les demandeurs, que Mme Witterick se reporte au documentaire pour l’exactitude historique, mais ignore également l’exactitude historique à propos d’autres questions comme l’utilisation de noms non-juifs pour des personnages juifs du livre. Les demandeurs soutiennent que Mme Witterick a utilisé divers procédés narratifs du documentaire, y compris la question de la formulation des raisons pour lesquelles Mme Halamajowa a pris les mesures qu’elle a prises. Étant donné que le livre a fait partie à l’occasion de la liste des best-sellers du Globe and Mail pour les œuvres de non-fiction, les demandeurs disent que cela invalide l’affirmation selon laquelle le livre est une histoire fictive.

[16]           Les demandeurs invoquent la décision Anne of Green Gables Licensing Authority Inc. et al. c. Avonlea Traditions Inc., [2000] OJ No 740, 4 CPR (4th) 289 [Anne of Green Gables], en ce qui concerne la suggestion qu’il peut y avoir des droits d’auteur touchant les « personnages bien définis ». Ils soutiennent également, sur la foi de l’arrêt Hager c. ECW Press Ltd. et al., [1998] ACF no 1930, 85 CPR (3d) 289, qu’il peut y avoir des droits d’auteur en matière d’entrevues. Les demandeurs citent et invoquent également la décision de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Cinar Corporation c. Robinson, 2013 CSC 73, [2013] 3 RCS 1168 [Cinar], en faisant valoir que les caractéristiques cumulatives d’une œuvre doivent être prises en considération et que l’emprunt substantiel peut inclure des similitudes intelligibles comme des thèmes.

[17]           Les défendeurs reconnaissent que le documentaire est une œuvre dramatique protégée par des droits d’auteur. Toutefois, selon les défendeurs, les seules similitudes entre le livre et le documentaire sont les faits, et ils ne se rapportent pas à l’expression protégée par des droits d’auteur. L’expression protégée, affirment les défendeurs, est la compétence et le jugement des demandeurs utilisés pour filmer, compiler et arranger le documentaire. Mme Halamajowa et les autres personnes concernées dans son histoire sont des personnes réelles et historiques à l’égard desquels les demandeurs ne disposent pas d’un monopole.

[18]           Les défendeurs disent qu’il n’y a aucun droit d’auteur dans les faits, peu importe qu’ils soient petits ou grands. Ils soutiennent qu’il n’y a pas de fondement juridique pour la théorie des « petits détails » avancée par les demandeurs sur la foi de l’affidavit du professeur Granatstein. Ils soutiennent que les arguments des demandeurs relativement au plagiat ne sont pas applicables dans la loi sur le droit d’auteur parce que le plagiat protège les idées alors que le droit d’auteur ne protège que l’expression des idées. Selon les défendeurs, seule l’originalité est protégée par des droits d’auteur et si une partie substantielle d’une œuvre a été copiée est une détermination qui doit être faite [traduction] « de manière globale et qualitative ».

[19]           Les défendeurs reconnaissent que les demandeurs ont utilisé leur compétence et leur jugement pour regrouper et monter des documents d’archives, des extraits de films ainsi que de la musique, et mener des entrevues pour le documentaire; ces éléments donnent au documentaire une [traduction] « sensation distincte » qui englobe le souvenir contemporain et l’histoire. Cependant, le livre offre une sensation complètement différente, disent les défendeurs, parce que c’est une histoire fictive destinée aux jeunes lecteurs. Les défendeurs affirment que les demandeurs ont omis de tenir compte du livre dans son ensemble, y compris ce qui fait du livre une œuvre originale.

[20]           La question en litige, soutiennent les défendeurs, est de savoir si une partie substantielle de l’expression originale protégée des demandeurs a été reproduite. Les défendeurs invoquent la décision du Royaume-Uni Baigent c. The Random House Group, 2007 EWCA Civ 247, pour appuyer l’idée selon laquelle lorsqu’il y a une allégation de violation des éléments factuels par une œuvre de fiction, les faits, les idées et les thèmes ne peuvent pas être monopolisés. Selon les défendeurs, les faits historiques et les interprétations ne comptent pas sur le plan de la similitude substantielle (citant l’arrêt Effie Film LLC c. Pomerance, 909 F.Supp.2d 273 (SDNY 2012) [Effie Film]).

[21]           Les défendeurs soutiennent que les demandeurs ne démontrent pas qu’une partie substantielle du documentaire a été reproduite. Contrairement aux allégations des demandeurs, il n’y a pas de copiage mot à mot. Les demandeurs, soutiennent les défendeurs, ne sont pas parvenus à déterminer ce copiage présumé et aucun des éléments qu’ils soulignent ne constitue une expression originale. Dans ce cas, les défendeurs disent que les demandeurs ne peuvent pas contester les similitudes entre les personnages du livre et les « personnages réels » du documentaire puisque ceux-ci sont ou étaient des personnes réelles que les demandeurs ne peuvent pas posséder. Selon les défendeurs, le droit d’auteur ne peut exister que dans le cas d’un personnage de fiction comme Anne aux pignons verts.

[22]           En ce qui concerne les procédés narratifs, les défendeurs estiment que le cadre de plusieurs narrateurs dans le livre et dans le documentaire est une similitude à un tel niveau abstrait qu’elle est dénuée de sens. En outre, en commençant et en terminant par la question de savoir si d’autres auraient pris des mesures semblables à celles de Mme Halamajowa, les défendeurs invoquent l’affidavit du professeur Horowitz pour démontrer qu’il s’agit d’un thème commun à toutes les histoires des sauveteurs de l’Holocauste, pas seulement dans le documentaire.

V.                Analyse

A.                Le champ d’application du droit d’auteur des demandeurs à l’égard du documentaire

[23]           Pour évaluer si une infraction a été commise dans ce cas, il est d’abord nécessaire d’examiner la portée du droit d’auteur des demandeurs à l’égard du documentaire parce que les défendeurs ne peuvent pas commettre une infraction d’une manière qui ne relève pas de la protection du droit d’auteur.

[24]           Les demandeurs ont obtenu un enregistrement du droit d’auteur en vertu de la Loi pour une œuvre « dramatique » intitulée No. 4 Street of Our Lady, soit le numéro d’enregistrement 1107763 en date du 18 septembre 2013. Seule Mme Maltz détient un enregistrement de droit d’auteur touchant le journal de son grand-père qui a été publié à titre privé, à New York, le 22 décembre 1993 sous le titre Years of Horror – Glimpse of Hope; cet enregistrement a été attribué à Mme Maltz par son père, en 2014, après avoir été enregistré le 23 septembre 2013.

[25]           En vertu du paragraphe 3(1) de la Loi, les demandeurs ont le droit exclusif de produire ou de reproduire le documentaire ou une partie substantielle de celui-ci, sous quelque forme matérielle que ce soit, et d’autoriser l’utilisation du documentaire de la manière et par les moyens prévus par ce paragraphe.

[26]           Les défendeurs ne contestent pas le fait que les demandeurs ont un droit d’auteur à l’égard du documentaire : les deux parties conviennent que, fondamentalement, il y a un droit d’auteur à l’égard de l’originalité et de la compilation et la disposition générale par les demandeurs des éléments du documentaire. À cet égard, la juge McLachlin (tel était alors son titre) dans la décision Slumber-Magic Adjustable Bed Co. Ltd. v Sleep-King Adjustable Bed Co. Ltd. (1984), 3 CPR (3d) 81, [1985] 1 WWR 112, fait observer ce qui suit :


[traduction]

[17]      […] Il est bien établi que les compilations de documents produits par d’autres peuvent être protégées par le droit d’auteur, à la condition que la disposition des éléments provenant d’autres sources soit le produit de la pensée, de la sélection et du travail du demandeur. Ce ne sont pas plusieurs composants qui font l’objet du droit d’auteur, mais l’arrangement global de ceux-ci que le demandeur a produit grâce à son travail. Le fondement du droit d’auteur est l’originalité de l’œuvre en question. Tant que le travail, le goût et la discrétion sont intégrés dans la composition, cette originalité est établie. Dans le cas d’une compilation, l’originalité nécessaire au droit d’auteur est une question de degré en fonction des compétences, du jugement ou du travail qui ont été investis dans la compilation : Ladbroke (Football), Ltd. c. William Hill (Football) Ltd., [1964] 1 W.L.R. 273, [1964] 1 All E.R. 465 (C.L.). Lorsque le droit d’auteur est revendiqué dans une compilation, ce n’est pas la bonne approche de disséquer le travail en fragments et, si les fragments ne sont pas susceptibles d’être protégés par le droit d’auteur, de déduire alors que toute la compilation n’a pas ce droit; en revanche, la cour devrait examiner minutieusement le degré de travail, de compétence ou de jugement qui a été investi dans l’arrangement global : Ladbroke, précité; voir également T.J. Moore Co. c. Accessoires de Bureau de Que. Inc. (1973), 14 C.P.R. (2d) 113 (C. F.); Jarrold c. Houlston (1857), 3 K. & J. 708, 69 E.R. 1294 (Ch. Div.); MacMillan & Co. c. Cooper (1923), L.R. 51 Ind. App. 109, 40 T.L.R. 186 (P.C.).

[27]           Il convient également de noter que le soi-disant critère fondé sur « l’effort » a été rejeté comme critère d’originalité. Une œuvre protégée doit être un exercice de compétence et de jugement. Comme la Cour suprême l’a déclaré dans l’arrêt CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, 2004 CSC 13, [2004] 1 RCS 339 [CCH] :

[24]      Le critère selon lequel une œuvre originale doit résulter de l’exercice du talent et du jugement est à la fois fonctionnel et équitable. Le critère fondé sur « l’effort » n’est pas assez strict. Il favorise indûment les droits du titulaire et ne protège pas l’intérêt du public dans la production et la diffusion optimales des œuvres intellectuelles. Par contre, le critère d’originalité fondé sur la créativité est trop rigoureux. La créativité implique qu’une chose doit être nouvelle et non évidente — des notions que l’on associe à plus juste titre au brevet qu’au droit d’auteur. En comparaison, la norme exigeant l’exercice du talent et du jugement dans la production d’une œuvre contourne ces difficultés et offre, pour l’octroi de la protection du droit d’auteur, un critère fonctionnel et approprié qui est compatible avec les objectifs de politique générale de la Loi sur le droit d’auteur.

[28]           Plus récemment, la juge en chef McLachlin, s’exprimant au nom de la Cour suprême dans l’arrêt Cinar, a fait remarquer ce qui suit :

[24]      La Loi protège toute œuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique originale (art. 5). Elle protège l’expression des idées dans ces œuvres, et non les idées comme telles : CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, 2004 CSC 13 (CanLII), [2004] 1 R.C.S. 339, par. 8. Une œuvre originale est l’expression d’une idée qui résulte de l’exercice du talent et du jugement : CCH, par. 16. La violation du droit d’auteur consiste à s’approprier cette originalité sans autorisation.

[25]      Cependant, la Loi ne protège pas chaque [traduction] « infime partie » de l’œuvre originale, « chaque petit détail qui, si on se l’approprie, ne risque pas d’avoir une incidence sur la valeur de l’œuvre dans son ensemble » : Vaver, p. 182. L’article 3 de la Loi sur le droit d’auteur confère en effet au titulaire du droit d’auteur le droit exclusif de reproduire « [une] œuvre [...] ou une partie importante de celle-ci ». [Souligné dans l’original.]

[29]           Le documentaire dans son ensemble est sans aucun doute protégé par le droit d’auteur. Toutefois, les demandeurs doivent composer avec les principes généraux susmentionnés ainsi que le principe établi de longue date qu’« il ne peut y avoir aucun droit d’auteur à l’égard des faits » (voir : CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, 2002 CAF 187, au paragraphe 212, [2002] 4 CF 213; voir également : Deeks c. Wells, [1931] 4 DLR 533, 1931 CarswellOnt 247 (CA), juge Orde).

[30]           L’histoire de Mme Halamajowa n’est pas en elle-même protégée par le droit d’auteur des demandeurs à l’égard du documentaire. Les détails factuels de son histoire ne sont pas protégés par le droit d’auteur des demandeurs. Ce n’est pas l’histoire que les droits d’auteur des demandeurs protègent, mais plutôt l’expression particulière de celle-ci par les demandeurs grâce au recours à leur compétence et à leur jugement.

[31]           Les arguments des demandeurs fondés sur les différences entre les « petits » et « grands » détails, où le premier mérite la protection dans ce cas alors que le deuxième n’en mérite donc pas, sont sans fondement. La loi sur le droit d’auteur ne reconnaît ni cette différence ni cette distinction. Les faits sont les faits et personne ne possède de droit d’auteur à leur égard, peu importe leur taille ou leur importance relative. Toute prétendue distinction entre petits et grands détails est une division artificielle, celle qui obscurcit ce qui est protégé par le droit d’auteur des demandeurs à l’égard du documentaire. La méthode, la manière et les moyens particuliers auxquels les demandeurs ont recouru pour raconter l’histoire de Mme Halamajowa sont protégés. Leur formulation particulière des mots qui racontent son histoire est également protégée, de telle sorte que les cas de reproduction textuelle – à savoir la transcription du documentaire – pourraient bien constituer une violation du droit d’auteur.

[32]           Cependant, la reproduction d’un fait réel du documentaire n’est pas une contrefaçon, peu importe à quel point ce fait est grand ou petit, important ou insignifiant. Il ne peut y avoir aucun droit d’auteur, par exemple, dans le fait que, pendant la Seconde Guerre mondiale, Mme Halamajowa a donné refuge à trois familles juives et un soldat allemand, ou qu’il y a eu un massacre à la briqueterie de Sokal pendant la guerre. Tel qu’il a été mentionné précédemment, il ne peut y avoir aucun droit d’auteur à l’égard des faits ou des idées, mais seulement dans leur expression grâce à l’exercice du talent et du jugement.

B.                 Y a-t-il eu un emprunt important?

[33]           La question centrale à trancher est de savoir si l’originalité du documentaire, comme sa structure, son ton, son thème, son atmosphère et ses dialogues, a été indûment copiée par les défendeurs et équivaut à un emprunt important du documentaire.

[34]           Après comparaison des éléments essentiels de l’originalité du documentaire avec ceux du livre et compte tenu du documentaire et du livre de manière globale et chacun dans son ensemble, j’estime, pour les motifs qui suivent, que le livre ne constitue pas une réappropriation importante du documentaire.

[35]           La Cour suprême a déclaré ce qui suit dans l’arrêt Cinar :

[26]      Le concept de « partie importante » de l’œuvre est souple. Il s’agit d’une question de fait et de degré. [traduction] « La question de savoir si une partie est importante est qualitative plutôt que quantitative » : Ladbroke (Football), Ltd. c. William Hill (Football), Ltd., [1964] 1 All E.R. 465 (H.L.), p. 481, lord Pearce. On détermine ce qui constitue une partie importante en fonction de l’originalité de l’œuvre qui doit être protégée par la Loi sur le droit d’auteur. En règle générale, une partie importante d’une œuvre est une partie qui représente une part importante du talent et du jugement de l’auteur exprimés dans l’œuvre.

[36]           Étant donné que les faits ne sont pas protégés par le droit d’auteur, ils ne font pas partie de l’originalité d’une œuvre. Par conséquent, les faits copiés ou empruntés par Mme Witterick et repris dans son livre ne devraient pas faire partie de l’évaluation qui permettrait de savoir si elle a emprunté une partie importante du documentaire (voir : Effie Film). Cette évaluation nécessite une approche globale, celle qui porte sur l’effet cumulatif de toutes les caractéristiques copiées. À cet égard, la Cour suprême a donné les conseils suivants dans Cinar :

[35]      […] de nombreux types d’œuvres ne se prêtent pas à une analyse réductrice. Dans l’ensemble, les tribunaux canadiens ont adopté une approche qualitative et globale pour évaluer l’importance de la partie reproduite de l’œuvre. [traduction] « Le tribunal examinera la nature des œuvres et, dans tous les cas, il examinera non pas des extraits isolés, mais les deux œuvres dans leur ensemble pour déterminer si le projet du défendeur a indûment porté atteinte au droit du demandeur » : J. S. McKeown, Fox on Canadian Law of Copyright and Industrial Designs (feuilles mobiles), p. 21-16.4 (je souligne).

[36]      En général, il importe de ne pas analyser l’importance des caractéristiques reproduites en les examinant chacune isolément : Designers Guild, p. 705, lord Hoffman. […] Il faut plutôt examiner l’effet cumulatif des caractéristiques reproduites de l’œuvre afin de décider si elles constituent une partie importante du talent et du jugement dont a fait preuve M. Robinson dans l’ensemble de son œuvre.

[37]           L’arrêt Cinar nous apprend également (au paragraphe 39) que l’analyse de la substantialité devrait mettre l’accent sur la question de savoir si les éléments copiés constituent une partie importante du documentaire, pas s’ils constituent une partie importante du livre. En ce sens, l’ensemble de l’intrigue romantique secondaire du livre entre Helena et Casmir qui, selon les défendeurs, différencie les deux œuvres n’est pas d’une importance considérable. Cependant, comme la Cour suprême nous en a mis en garde dans l’arrêt Cinar :

[40]      Cela ne veut pas dire que les différences n’ont pas leur place dans l’analyse de l’importance de la partie reproduite de l’œuvre. Si les différences sont telles que l’œuvre, prise dans son ensemble, constitue non pas une imitation, mais plutôt une œuvre nouvelle et originale, il n’y a pas violation du droit d’auteur. Comme l’a indiqué la Cour d’appel, « les différences peuvent n’avoir aucun impact si l’emprunt demeure substantiel. À l’inverse, il se peut aussi qu’il en résulte une œuvre nouvelle et originale, qui s’est tout simplement inspirée de la première. Tout est donc question de nuance, de degré et de contexte » (par. 66).

[38]           Pour déterminer si une partie importante de l’œuvre des demandeurs a été empruntée, la qualité et la quantité du contenu emprunté doivent être prises en compte tout comme l’importance et l’originalité de ce contenu. La mesure dans laquelle l’infraction a nui aux activités des demandeurs et diminué la valeur de leur droit d’auteur devrait également être envisagée. Si le contenu emprunté est bel et bien protégé par droit d’auteur, si les défendeurs ont intentionnellement emprunté le contenu pour gagner du temps et des efforts et si le contenu a été utilisé de la même façon que dans l’œuvre protégée sont également des questions à trancher dans une analyse de la substantialité.

[39]           Quant à la qualité et la quantité du contenu emprunté, le cœur de l’histoire de Mme Halamajowa est clairement tiré du documentaire. Cependant, cette histoire est fondée sur des faits historiques à l’égard desquels il n’y a pas de droit d’auteur. Le cadrage de l’histoire et certaines phrases ou certains mots du livre auraient pu être tirés du documentaire, mais, contrairement à une histoire fictive, ce n’est pas un copiage de personnages fictifs qui prennent vie dans le documentaire. Il est évident lors de la comparaison du livre avec le documentaire que le lieu et les personnes et certains événements sont au moins visiblement semblables entre les deux. Mais ce sont aussi tous des faits.

[40]           Les demandeurs affirment que les défendeurs ont commis une infraction à l’égard des caractères bien définis du documentaire et invoquent la décision Anne of Green Gables, en faisant valoir que les personnages du livre sont clairement fondés sur ceux du documentaire et sont carrément identiques à ces derniers. Toutefois, l’invocation par les demandeurs de la décision Anne of Green Gables est erronée parce qu’il n’y a pas de personnages fictifs dans le documentaire; il n’y a que de vraies personnes ou des références à des personnes réelles dans le temps et des souvenirs de celles-ci, et il ne peut y avoir aucun droit d’auteur à l’égard d’une personne réelle, qu’elle soit décédée ou vivante.

[41]           En outre, bien que les demandeurs insistent sur le fait qu’il y a une abondance de copiage mot à mot ou presque, ce n’est tout simplement qu’un aspect à évaluer dans le cadre d’une évaluation de la substantialité parce qu’« il est possible que le droit d’auteur soit violé par une œuvre qui ne reprend aucune phrase du texte original » (voir : Cinar, paragraphe 27).

[42]           Dans ce cas, il y a, le cas échéant, peu de copiage mot à mot des dialogues du documentaire dans le livre. Tout au plus, il n’y a qu’un cas où le livre utilise quelques mots exacts du documentaire; c’est-à-dire lorsque Fay Malkin, l’un des enfants juifs cachés par Mme Halamajowa, dit que sa tante lui a dit qu’un soldat allemand a déclaré : [traduction] « Ça ne fait rien. Nous aurons la mère plus tard, de toute façon » après que le soldat et un policier juif eurent pris le bébé de la mère. Le livre emploie les mots suivants : « “Ça ne fait rien”, dit le soldat allemand. “Nous aurons la mère plus tard, de toute façon.” » Au pire, ce n’était qu’un « fragment » du documentaire. Ce copiage est d’une nature de minimus et se distingue clairement de celui de la décision Icotop Inc. c Ferrand, 2005 QCCS 59672, 146 ACWS (3d) 540, où la Cour a conclu (au paragraphe 147) que le défendeur, qui avait participé à la production d’un documentaire et a, plus tard, écrit un livre qui reproduit environ 75 % des dialogues du film, avait violé le droit d’auteur du film. En tout état de cause, le désaccord entre les parties sur le nombre exact de mots copiés ou non copiés mot à mot est moins important que la prise en compte de chacune des deux œuvres dans son ensemble.

[43]           Quant à la mesure dans laquelle l’infraction présumée a nui à la valeur du droit d’auteur des demandeurs et l’a diminuée, les demandeurs affirment que le livre est considéré à tort comme étant la véritable histoire, que le documentaire est maintenant utilisé dans une moindre mesure pour l’apprentissage et l’éducation en faveur du livre, qu’ils reçoivent moins de demandes d’allocutions et que le nombre de projections du documentaire a diminué. Cependant, la preuve au dossier montre que le nombre des allocutions et des projections étaient en baisse avant même la publication du livre, ce qui jette un doute sur la cause de ce déclin.

[44]           Tel qu’il a été indiqué précédemment, le contenu qui est bel et bien assujetti au droit d’auteur des demandeurs est leur expression de l’histoire de Mme Halamajowa, pas l’histoire elle‑même. Il est difficile de voir comment le droit d’auteur des demandeurs a, en effet, été violé par le livre. Bien qu’il y ait peu d’éléments de preuve de toute façon en ce qui concerne le temps et les efforts épargnés par Mme Witterick, elle a clairement utilisé le documentaire comme référence et, même si l’emprunt du contenu du documentaire lui a fait gagner le temps et les efforts nécessaires pour reproduire les efforts déployés par les demandeurs sur le plan des recherches, cela ne suffit pas pour conclure qu’elle a violé l’originalité de l’œuvre des demandeurs. L’originalité du documentaire reste intacte malgré que le livre ait emprunté des faits historiques tels que racontés dans le documentaire.

[45]           Le livre reprend les faits d’une manière semblable à celle du documentaire; c’est-à-dire pour raconter l’histoire de Francizska Halamajowa et attirer l’attention sur cette histoire particulière. Cela dit, il y a un changement de support considérable et important sur le plan de la narration de l’histoire, de l’audiovisuel du documentaire aux mots écrits du livre, en passant par des personnages fictifs, et le changement d’un documentaire à une histoire fictive, qui sont tous deux des changements substantiels de l’utilisation originale des faits par les demandeurs.

[46]           Compte tenu des différences considérables sur le plan de l’expression, du contenu, de la forme, de la sensation et de l’expérience par rapport au documentaire, il est évident, sur un plan qualitatif et global, que le livre n’est pas une simple imitation ou un emprunt substantiel du documentaire. Au contraire, le livre en soi constitue une œuvre de fiction nouvelle et originale émanant de faits historiques; dans son ensemble, il ne viole pas les droits d’auteur des demandeurs. Le documentaire est un film non fictionnel; il est défini dans le présent, mais jette un regard sur le passé pour raconter une histoire à travers un support audiovisuel; près de la fin du documentaire, il y a une déclaration émouvante selon laquelle les familles juives sauvées par Mme Halamajowa, [traduction] « ensemble, elles ont plus de 100 descendants vivants aujourd’hui ». En revanche, le livre est un roman de fiction découlant de faits historiques; il cible particulièrement les jeunes, est raconté à la première personne du point de vue de quatre personnages et présente un personnage fictif qui n’est fondé sur aucune personne réelle du documentaire.

[47]           Bien que le documentaire et le livre racontent chacun quelques-uns des mêmes faits de l’histoire de Francizska Halamajowa, il n’y a aucun emprunt substantiel ni aucune utilisation par les défendeurs de tout ce qui appartient aux demandeurs parce que l’utilisation de faits historiques communs ne constitue pas une violation des droits d’auteur. Les défendeurs ne se sont approprié et n’ont emprunté aucune partie importante de l’originalité du documentaire. Il est difficile de cerner un seul élément emprunté qui ne soit quelque chose de générique ou tout simplement un fait.

C.                 Les droits moraux des demandeurs ont-ils été violés?

[48]           L’auteur d’une œuvre a des droits moraux sur l’œuvre en vertu de l’article 14.1 de la Loi :

14.1 (1) L’auteur d’une oeuvre a le droit, sous réserve de l’article 28.2, à l’intégrité de l’oeuvre et, à l’égard de tout acte mentionné à l’article 3, le droit, compte tenu des usages raisonnables, d’en revendiquer, même sous pseudonyme, la création, ainsi que le droit à l’anonymat.

14.1 (1) The author of a work has, subject to section 28.2, the right to the integrity of the work and, in connection with an act mentioned in section 3, the right, where reasonable in the circumstances, to be associated with the work as its author by name or under a pseudonym and the right to remain anonymous.

[49]           L’article 28.2 de la Loi prévoit que le droit d’auteur à l’égard de l’intégrité d’une œuvre n’est violé « que si » l’œuvre est, d’une manière préjudiciable à l’honneur ou à la réputation de l’auteur, a) « déformée, mutilée ou autrement modifiée » ou, en l’absence d’une autorisation de l’auteur, b) « utilisée en liaison avec un produit, une cause, un service ou une institution ». Les tribunaux ont reconnu que la notion des droits moraux a non seulement un aspect très subjectif, ce que, dans la pratique, seul l’auteur peut prouver, mais également un aspect objectif. Dans l’arrêt Prise de parole Inc. c. Guérin Éditeur Ltée, (1995), 66 CPR (3d) 257 (appel rejeté (1996), 73 CPR (3d) 557 (CAF)), le juge Denault a déclaré (au paragraphe 26) qu’en plus des propres éléments de preuve subjectifs de l’auteur quant à la façon dont on a nui à son honneur ou sa réputation : [traduction] « la question de savoir si une déformation, une mutilation ou toute autre modification est préjudiciable à l’honneur ou à la réputation d’un auteur exige également une évaluation objective du préjudice fondée sur l’opinion du public ou des experts ».

[50]           Dans ce cas, il y a, le cas échéant, une preuve pertinente négligeable de la façon dont le livre a nui à l’honneur et à la réputation des demandeurs. Ce n’est pas un cas où, par exemple, les défendeurs ont créé un collage d’images fixes à partir du documentaire sans autorisation. Bien que l’auteur ait le droit d’être associé à son œuvre, il n’y a aucune preuve de préjudice porté à l’honneur ou à la réputation des demandeurs, de sorte que cet aspect de leur action en violation de droits moraux ne peut être accueilli non plus (voir : Galerie d’art du Petit Champlain Inc. c. Théberge, 2002 CSC 34, paragraphe 17).

[51]           De plus, il n’y a aucune preuve d’une opinion d’experts ou du public au dossier qui satisferait l’aspect objectif qui permet de déterminer si les droits moraux des demandeurs ont été bafoués ou autrement violés. L’argument des demandeurs relativement à la violation des droits moraux ne tient pas la route sur ce fondement seul.

[52]           Les demandeurs demandent 2 000 000 $ en dommages-intérêts pour la violation présumée de leurs droits moraux par les défendeurs. Ils affirment que leurs droits à associer au livre et à l’intégrité du documentaire ont chacun été violés. Pourtant, les demandeurs ne citent aucune jurisprudence à l’appui de leurs arguments sur la violation de leurs droits moraux. En effet, l’exposé des faits et du droit des demandeurs mentionne à peine leurs arguments à cet égard et les droits moraux ont été à peine mentionnés à l’audition de cette affaire. En outre, et en tout état de cause, les demandeurs ne pouvaient pas raisonnablement espérer que le livre attribuerait quoi que ce soit au documentaire parce que Mme Maltz n’a pas donné suite à l’offre de Mme Witterick d’inclure « quelque chose » au sujet du documentaire dans le livre.

[53]           Les demandeurs soutiennent que l’histoire a été déformée par Mme Witterick. Même si cela peut être vrai dans une certaine mesure, il n’en découle aucune conséquence parce que le seul droit d’auteur à l’égard de l’histoire de Mme Halamajowa réside dans son expression par les demandeurs et non pas dans ses faits. Plusieurs aspects du livre peuvent être inadmissibles pour Mme Maltz, notamment le personnage fictif du père de Bronek dans le livre qui ressemble à l’arrière-grand-père de Mme Maltz qui meurt d’une chute d’un toit après avoir trop bu la veille, mais de telles objections ne constituent pas une violation des droits moraux.

D.                Dommages-intérêts et mesure

[54]           Compte tenu de mes constatations et conclusions susmentionnées, à savoir que les demandeurs n’ont pas établi que leurs droits d’auteur et droits moraux à l’égard du documentaire ont été violés par les défendeurs, il est inutile d’examiner les questions touchant les mesures ou les dommages-intérêts qui devraient être accordés.

VI.             Conclusion

[55]           En conclusion, la demande des demandeurs présentée en vertu du paragraphe 34(4) de la Loi est rejetée. Ils n’ont pas réussi à établir que leurs droits d’auteur et droits moraux à l’égard du documentaire ont été violés par les défendeurs.

[56]           Les dépens auxquels les défendeurs ont droit relativement à la présente poursuite leur seront remboursés en fonction du montant convenu par les parties. Si les parties sont incapables de convenir du montant de ces dépens dans un délai de 15 jours suivant la date du présent jugement, l’une ou l’autre des parties sera libre de demander une taxation des dépens en conformité avec les Règles des Cours fédérales.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.                  La demande des demandeurs présentée en vertu du paragraphe 34(4) de la Loi sur le droit d’auteur est rejetée.

2.                  Les dépens des défendeurs relativement à la présente demande leur seront remboursés en fonction du montant convenu par les parties. Si les parties sont incapables de convenir du montant de ces dépens dans un délai de 15 jours suivant la date du présent jugement, l’une ou l’autre des parties sera libre de demander une taxation des dépens en conformité avec les Règles des Cours fédérales.

« Keith M. Boswell »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-500-14

 

INTITULÉ :

JUDY MALTZ, BARBARA BIRD ET RICHIE SHERMAN c. JENNIFER L. WITTERICK ET PENGUIN CANADA BOOKS INC.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Du 11 au 13 janvier 2016

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 10 mai 2016

 

COMPARUTIONS :

Howard Knopf

Jaimie M. Bordman

 

Pour les demandeurs

 

Peter Jacobson

Tae Mee Park

Andrew W. MacDonald

 

Pour les défendeurs

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Macera & Jarzyna LLP

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

Pour les demandeurs

 

Bersenas Jacobsen Chouest Thomson Blackburn LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour les défendeurs

 

 

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