Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20160422


Dossier : T-1321-15

Référence : 2016 CF 463

Ottawa (Ontario), le 22 avril 2016

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

AEIN MORADI-ZIRKOHI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

Introduction

[1]               Le demandeur se pourvoit, tel que le lui permet l’article 22.1(1) de la Loi sur la citoyenneté, LRC (1985), ch C-29 (la Loi), à l’encontre d’une décision d’une juge de la citoyenneté, datée du 8 juillet 2015, rejetant sa demande de citoyenneté au motif qu’il n’a pas démontré satisfaire au critère de la résidence prescrit par l’alinéa 5(1)(c) de la Loi, lequel critère requiert que le demandeur ait résidé au Canada pendant au moins trois des quatre années ayant précédé le dépôt de ladite demande.

Contexte

[2]               Le demandeur est citoyen iranien.  Il est entré au Canada à titre de résident permanent le 23 mars 2006.  Il dépose une demande de citoyenneté canadienne le 10 novembre 2011 aux termes de laquelle il déclare avoir été physiquement présent au Canada un total de 1,111 jour dans les quatre années précédant la date de sa demande.

[3]               Le 20 juin 2013, le demandeur remplit un Questionnaire sur la résidence à la demande de Citoyenneté et Immigration Canada.  Son dossier est par la suite transmis à la juge de la citoyenneté pour adjudication.  Son entrevue est fixée au 4 juin 2015.

[4]               Le 8 juillet 2015, sa demande est rejetée, la juge de la citoyenneté n’étant pas satisfaite que le demandeur a établi, selon la balance des probabilités, qu’il a été physiquement présent au Canada le nombre minimal de jours requis par l’alinéa 5(1)(c) de la Loi.  Elle juge, à cet égard, que la preuve de présence effective au Canada pendant les périodes où le demandeur allègue avoir séjourné au pays dans les quatre ans ayant précédé le dépôt de sa demande, est insuffisante.

[5]               La juge de la citoyenneté note de façon plus particulière :

a)      Que bien que le demandeur ait produit une preuve d’inscription à l’université Concordia pour la session d’automne 2007, cette preuve n’est accompagnée d’aucun relevé de notes;

b)      Que bien que le demandeur affirme avoir travaillé, entre janvier 2008 et août 2010, en tant que membre du conseil d’administration et actionnaire de compagnies enregistrées au Canada et détenues par son père, cela n’établit pas sa présence physique au Canada ;

c)      Que le demandeur déclare n’avoir aucun revenu pour les années 2007, 2008 et 2011 et des revenus de 29 160 $ et de 5 000 $ pour les années 2009 et 2010, respectivement ;

d)     Que le reste de la documentation fournie par le demandeur au soutien de sa demande ne permet pas de faire un constat de présence physique au Canada ;

e)      Que la production de passeports ne fait pas foi de tout en raison des nombreux subterfuges pouvant être utilisés pour esquiver les tamponnages, d’où la nécessité d’une preuve complémentaire ; et

f)       Que le témoignage livré par le demandeur lors de son entrevue ne permet pas davantage de faire un constat de sa résidence au Canada pendant la période concernée par sa demande de citoyenneté.

[6]               Le demandeur soutient que la décision de la juge de la citoyenneté est entachée de conclusions de fait déraisonnables, notamment quant à l’information relative à son passage à l’université Concordia et au traitement réservé à son passeport et à l’historique de ses entrées au Canada.  Il avance également que la juge de la citoyenneté a fait preuve de partialité à son égard, notamment par ses remarques liées au fait qu’il provient d’une famille à l’aise financièrement et qu’il n’a par conséquent pas besoin de travailler pour subvenir à ses besoins.  Le demandeur reproche aussi à la juge de la citoyenneté de s’être laissée influencer par de la preuve extrinsèque, à savoir le dossier d’immigration de son père, et de ne pas avoir pris en compte la décision favorable d’un agent d’immigration, rendue en juillet 2011, dans le cadre du renouvellement de sa carte de résident permanent.

Analyse

[7]               Lorsqu’elle est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision d’un juge de la citoyenneté, la Cour procède à l’examen de ladite décision suivant la norme de la raisonnablilité tel que ce concept a été défini dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir].

[8]               Suivant cette norme de contrôle, il n’appartient pas à la Cour de réévaluer la preuve au dossier et de substituer ses propres conclusions à celles du juge de la citoyenneté lorsqu’il s’agit d’évaluer le critère de résidence, une question mixte de faits et de droit.  En ce sens, la Cour doit faire preuve de retenue envers les conclusions du juge de la citoyenneté en raison du degré de connaissance et d’expérience que celui-ci possède en la matière (Paez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 204, au para 12 [Paez]).  Son rôle est donc limité à n’intervenir que si la décision contestée ne possède pas les attributs de la justification, de la transparence ou de l'intelligibilité ou encore que si la conclusion qui en découle n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, précité au para 47).

[9]               Lorsque le pourvoi soulève des questions d’équité procédurale, la norme de la décision correcte s’applique (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au para 43, [2009]1 RCS 339).

[10]           Selon la jurisprudence de la Cour, trois avenues s’offrent au juge de la citoyenneté aux fins d’évaluer si un demandeur de citoyenneté satisfait au critère de résidence.  Il peut appliquer (i) soit le critère développé dans l’affaire Re Pourghasemi [1993] FCJ No 232, 62 FTR 122 (CF) [Re Pourghasemi], suivant lequel la résidence s’établit par un calcul strict des jours où le demandeur était réellement au Canada, calcul dont le total doit s’élever à au moins 1 095 jours de résidence au pays au cours des quatre années précédant la demande; (ii) soit celui développé dans l’affaire Re Papadogiorgakis, [1978] 2 CF 208 (CF), un critère plus souple qui reconnaît qu’une personne peut résider au Canada même si elle en est temporairement absente, pour autant qu’elle conserve de solides attaches avec le Canada; ou, enfin, (iii) celui découlant de l’affaire Re: Koo, [1993] 1 CF 286 (CF), qui définit la résidence comme étant le lieu où une personne « vit régulièrement, normalement ou habituellement » et où elle a « centralisé son mode d’existence » et qui comporte une liste non exhaustive de six facteurs à considérer lors de l’analyse (Paez, précitée au para 13).

[11]           L’on s’attend, sous peine de voir sa décision renversée, à ce que le juge de la citoyenneté identifie précisément le critère pour lequel il a opté et qu’il conduise son analyse en fonction des exigences de ce critère.  Dans le cas présent, la juge de la citoyenneté a choisi et appliqué le test de la présence effective au Canada de l’affaire Re Pourghasemi.  Sur ce plan, on ne peut rien lui reprocher.

[12]           Toutefois, les conclusions qu’elle a tirées de la preuve à cet égard sont-elles déraisonnables, comme le soutient le demandeur?  Je ne le crois pas.  Ici, je souscris entièrement aux propos du juge Yves de Montigny, maintenant juge à la Cour d’appel fédérale, dans l’affaire El Falah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 736 [El Falah], lorsqu’il dit qu’aux fins de l’application du test de l’affaire Re Pourghasemi, le juge de la citoyenneté doit se garder de s’en remettre aux seules prétentions du demandeur et d’accepter aveuglément les représentations qui lui sont faites quant aux jours d’absence et de présence au Canada.  Le juge doit aussi vérifier la présence effective du demandeur au Canada durant les périodes où ce dernier déclare ne pas avoir été absent du pays (El Falah, au para 21).  Plus particulièrement, je fais mien le passage suivant de la décision du juge de Montigny dans cette affaire :

[21] […].  Si l’on s’attache au calcul strict du nombre de jours pendant lesquels le demandeur doit être présent au Canada, il va de soi que le juge peut et doit s’assurer que le demandeur était bel et bien en territoire canadien pendant la période où il prétend l’avoir été.  Faut-il rappeler que c’est au demandeur à qui incombe le fardeau de prouver qu’il satisfait aux conditions prévues par la loi, et notamment aux exigences de résidence. [Références omises].

[13]           C’est à cela que s’est employée la juge de la citoyenneté en l’instance.  Il est utile de rappeler que suivant le test développé dans l’affaire Re Pourghasemi, ceux et celles qui souhaitent devenir citoyens canadiens doivent le faire « en vivant parmi les Canadiens, au Canada, durant trois des quatre années précédant la demande, afin de se canadianiser » Re Pourghasemi, au para 6), c'est-à-dire « en côtoyant les Canadiens au centre commercial, au magasin d’alimentation du coin, à la bibliothèque, à la salle de concert, au garage de réparation d’automobiles, dans les buvettes, les cabarets, dans l’ascenseur, à l’église, à la synagogue, à la mosquée ou au temple - en un mot là où l’on peut rencontrer des canadiens et parler avec eux – durant les trois années requises » et ce, de manière à leur permettre d’« observer la société canadienne telle qu’elle est, avec ses vertus, ses défauts, ses valeurs ses dangers et ses libertés »  (Re Pourghasemi, au para 3).  Le langage est imagé mais il fait ressortir tout le sens et toute l’importance de la notion de présence effective au Canada.  Ultimement, c’est à celui ou celle qui demande la citoyenneté d’en faire la démonstration (El Fihri c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 1106, au para 12; Saqer c Canada (Ministre de la Citoyennetés et Immigration), 2005 CF 1392, aux para 20-21; El Falah, au para 21).

[14]           Dans le cadre de son analyse, la juge de la citoyenneté a pris en compte la preuve documentaire soumise par le demandeur mais l’a jugée insuffisante pour dégager un constat de présence physique effective au Canada pendant la période minimale requise par l’alinéa 5(1)(c) de la Loi.  On ne m’a pas convaincu qu’elle a commis, ce faisant, une erreur dans son appréciation de la preuve.

[15]           En effet, comme l’a noté la juge de la citoyenneté, cette documentation constitue en majeure partie une preuve passive de résidence au Canada (carte de résidence permanente, citoyenneté canadienne du frère du demandeur, carte d’assurance-maladie, permis de conduire, achat de propriétés au Canada, déclarations de revenus de sociétés canadiennes, relevés d’impôts, lettre d’une institution financière indiquant que le demandeur y possède un compte bancaire, document de cette même institution financière faisant état du remplacement d’une carte de crédit émise au nom du demandeur, carte étudiante de l’Université McGill et preuve d’inscription à l’Université Concordia, note manuscrite d’un médecin indiquant qu’il a le demandeur comme patient depuis 2007, et quelques factures d’achat de produits de consommation, dont certaines sont antérieures au 10 novembre 2007, début de la période de référence aux fins de l’alinéa 5(1)(c) de la Loi).

[16]           Quant à ce qui aurait pu s’avérer des indices de présence active ou effective au Canada, la juge de la citoyenneté a noté l’absence de relevés de notes.  Même si elle ne concerne qu’une petite portion de la période de référence, cette observation était pertinente et certes non déraisonnable dans les circonstances.  Je note aussi l’absence de relevés bancaires ou de relevés de carte de crédit qui aurait pu aisément signaler une telle présence.  Cette omission me paraît significative, particulièrement dans un contexte où le demandeur dit ne pas avoir à travailler pour gagner sa vie, ce qui suppose un certain train de vie.

[17]           Quant au passeport du demandeur, dont les tamponnages confirment les périodes d’absence déclarées dans sa demande de citoyenneté, la juge de la citoyenneté ne l’a pas ignoré, comme le soutient le demandeur, mais n’y a pas accordé le poids que celui-ci aurait souhaité lui voir accorder.  En notant que le passeport ne fait pas foi de tout en raison des subterfuges souvent utilisés pour esquiver les tamponnages, la juge de la citoyenneté n’a fait que suivre les enseignements de la Cour dans l’affaire Haddah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 977, 465 FTR 248 [Haddah].  Il ressort notamment de l’arrêt Haddah que le Canada n’estampille pas les passeports de façon systématique et qu’il ne contrôle pas les sorties du pays.  Ainsi, quoique pertinente aux fins de l’analyse du critère de la résidence, l’information contenue dans un passeport n’atteste pas de manière irréfutable la présence d’une personne au Canada (Haddah, aux para 26-28).  À la lumière de l’ensemble de la preuve au dossier, il était à mon avis parfaitement loisible à la juge de la citoyenneté de conclure comme elle l’a fait sur ce point.

[18]           La juge de la citoyenneté n’était pas non plus obligée, comme le soutient le demandeur, de prendre connaissance de son historique des entrées au Canada auprès de l'Agence des services frontaliers du Canada (Haddah, au para 29).

[19]           Le demandeur reproche également à la juge de la citoyenneté de ne pas avoir tenu dûment compte de son témoignage lors de l’entrevue.  Encore une fois, il était loisible à la juge de la citoyenneté de ne pas accepter aveuglément les représentations qui lui ont été faites par le demandeur quant à ses périodes d’absence et de présence au Canada et de s’assurer, par le biais d’une preuve tangible, que le demandeur était bel et bien en territoire canadien pendant la période où il prétend l’avoir été (El Falah, précité).  La décision de la juge aurait pu être plus explicite sur ce point mais je suis satisfait, à la lumière, toujours, de l’ensemble de la preuve au dossier, que rien ne justifie l’intervention de la Cour à cet égard.  Comme la Cour suprême du Canada le rappelait dans l’affaire Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au para 14, [2011] 3 RCS 708 [Newfoundland and Labrador Nurses’ Union], la Cour, si elle doit se garder de substituer ses propres motifs à ceux de la décision sous examen, est néanmoins habilitée à examiner le dossier pour apprécier le caractère raisonnable du résultat auquel en est arrivé le décideur (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union, au para 15).  Ici, l’examen du dossier permet une telle appréciation.

[20]           Par ailleurs, je suis d’accord avec le défendeur lorsqu’il dit qu’il n’y a aucune indication dans la décision à l'étude que la juge de la citoyenneté s’en serait remise à de la preuve extrinsèque, à savoir le dossier d’immigration du père du demandeur, pour justifier ses conclusions.  Cette prétention de la part du demandeur n’est que pure spéculation.  Quant au reproche qui est fait à la juge de la citoyenneté de ne pas avoir pris en considération le décompte des jours de présence au Canada effectué par un agent d’immigration dans le cadre du renouvellement de la carte de résident permanent du demandeur, je suis d’avis que ce décompte ne liait pas la juge de la citoyenneté.  Celle-ci, au risque de ne pas exercer sa juridiction, devait faire son propre examen et rendre sa propre décision à la lumière de la preuve que le demandeur se devait de faire au soutien de sa demande de citoyenneté et des critères d’appréciation propres à la Loi.  La Loi et la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, SC 2001, c 27, sont deux législations distinctes avec leurs objets et leurs instances décisionnelles propres.

[21]           Enfin, je ne peux souscrire aux allégations de partialité soulevées par le demandeur.  Comme le souligne le défendeur, ce type d’allégations ne peut reposer sur de simples soupçons, de pures conjectures, des insinuations ou encore de simples impressions d’un demandeur ou de son procureur.  Comme la Cour d’appel fédérale le rappelait dans l’affaire Arthur c Canada (Canada (Procureur Général), 2001 CAF 223, 111 ACWS (3d) 240 [Arthur], une allégation de partialité doit être appuyé de preuve concrète faisant ressortir un comportement dérogatoire à une norme (Arthur, au para 8).  Aucune preuve de cette nature n’a été apportée par le demandeur dans le présent dossier.

[22]           Qui plus est, cet argument est tardif, n’ayant pas été soulevé à la première occasion, c'est-à-dire devant la juge de la citoyenneté (Fletcher c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 909, au para 17; Shahein c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 FC 987, au para 24).  En soi, cela suffit pour l’écarter.  Je me permets d’ajouter que l’importance de soulever ce genre de préoccupations à la première occasion m’apparaît particulièrement significative dans un contexte comme celui-ci où l’entrevue, qui se déroule devant la juge de la citoyenneté, est une procédure informelle, non contentieuse et dont il n’existe, normalement, aucune transcription.  Juger d’allégations aussi sérieuses sur la base du seul souvenir du demandeur, souvent biaisé par le rejet de sa demande de citoyenneté et couché dans un affidavit souscrit plusieurs mois après les faits, ne m’apparaît pas la meilleure façon de traiter ce genre de question.

[23]           Le recours du demandeur sera donc rejeté.


ORDONNANCE

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans frais.

« René LeBlanc »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1321-15

INTITULÉ :

AEIN MORADI-ZIRKOHI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 janvier 2016

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LEBLANC

DATE DES MOTIFS :

LE 22 avril 2016

COMPARUTIONS :

Me Annie Bélanger

Pour la demanderesse

Me Caroline Doyon

Pour la défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bélanger, Fiore

Avocat(e)s

Montréal (Québec)

Pour la demanderesse

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour la défenderesse

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.