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Date : 20151223


Dossiers : T-2453-14

T-2462-14

Référence : 2015 CF 1416

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 23 décembre 2015

En présence de madame la juge Tremblay-Lamer

Dossier : T-2453-14

ENTRE :

OLEG SHAKOV

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

Dossier : T-2462-14

ENTRE :

LE BUREAU DU COMMISSAIRE À LA MAGISTRATURE FÉDÉRALE, MARC GIROUX ET NIKKI CLEMENHAGEN

demandeurs

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Nature de l’affaire

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire fondée sur l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, concernant une décision de la Commission de la fonction publique [CFP], datée du 3 novembre 2014, recommandant d’adopter les conclusions d’un rapport d’enquête et les mesures correctives proposées par la Direction générale des enquêtes de la CFP relativement à la nomination de M. Oleg Shakov au poste de directeur des Programmes internationaux [directeur des PI] pour le Bureau du commissaire à la magistrature fédérale [CMF].

[2]               Les demandes présentées par M. Shakov, le CMF, Marc Giroux et Nikki Clemenhagen [collectivement, les demandeurs] ont été entendues ensemble conformément à une ordonnance rendue par la juge Mactavish le 21 août 2015.

II.                Exposé des faits

[3]               Le CMF est un ministère fédéral basé à Ottawa. Depuis 1996, sa division des Programmes internationaux coordonne la participation de la magistrature canadienne à des échanges internationaux et à des projets de réforme judiciaire ou des projets de réforme des tribunaux à l’étranger. Le commissaire du CMF a le rang et le statut d’un administrateur général. La CFP a délégué ses pouvoirs de nomination et les pouvoirs connexes au CMF. M. Marc Giroux est le sous-commissaire du CMF et agissait à titre de commissaire par intérim au moment du processus de nomination faisant l’objet du présent litige. À ce titre, le pouvoir de faire des nominations au sein du CMF lui avait été délégué. M. Giroux était responsable du lancement du processus externe non annoncé no 11-FJA-ENA-024 [le processus de nomination] qui a mené à la nomination de M. Shakov pour une période déterminée, en 2011.

[4]               Mme Nikki Clemenhagen est la directrice de la division Rémunération, avantages sociaux et ressources humaines du CMF. Elle occupait ce poste au moment du processus de nomination et a conseillé M. Giroux durant tout le processus.

[5]               M. Shakov exploitait une entreprise de consultation indépendante. À partir de 1999, il a travaillé à divers contrats pour le CMF et a notamment occupé le poste de chef des Projets internationaux (titre du poste du directeur des PI à l’époque) de 2005 à 2009.

[6]               Le CMF ne dispose pas d’un financement de base pour la division des Programmes internationaux. Tous les fonds proviennent exclusivement de sources externes comme le ministère de la Justice [JUS] et la défunte Agence canadienne de développement international (ACDI).

A.                Le processus de nomination

[7]               En avril 2011, M. Marc Giroux a approché M. Shakov au sujet du remplacement de l’ancien directeur des PI, qui avait subitement et inopinément décidé de quitter ses fonctions. M. Shakov a d’abord refusé, puis est revenu sur sa décision après que Mme Clemenhagen a fait la suggestion d’une nomination d’un an. Un nouveau poste, « OOC-0179 », a par la suite été créé au groupe et à l’échelon PM-6, avec l’exigence linguistique « anglais essentiel ».

[8]               M. Shakov a finalement été nommé à ce poste à la suite du processus de nomination. Le CMF a nommé M. Shakov pour une période d’un an, soit du 16 mai 2011 au 18 mai 2012. Il a prolongé son mandat pour une deuxième année, puis, en décembre 2012, on l’a nommé directeur des PI pour une période indéterminée.

B.                 L’enquête et le rapport d’enquête

[9]               La CFP est un organisme indépendant chargé de faire des nominations dans la fonction publique. Ce pouvoir peut être délégué, auquel cas la CFP conserve une fonction de supervision. En 2013, sa Direction générale des enquêtes a désigné Mme Marie-Josée Blais pour faire enquête sur la nomination de M. Shakov après qu’une vérification de routine du CMF a permis de découvrir de possibles irrégularités dans le processus de nomination. Mme Blais a effectué un examen de la documentation, a interrogé plusieurs personnes et a publié un rapport d’enquête le 11 juillet 2014.

[10]           Mme Blais a conclu que l’exigence linguistique « anglais essentiel » avait été choisie pour correspondre au profil de M. Shakov. Sa conclusion était fondée sur les éléments de preuve suivants :

  1. le poste de directeur des PI a été bilingue, au niveau « CCC/CCC » depuis sa création en 1997 et n’est devenu un poste unilingue « anglais essentiel » que le mois où M. Shakov a été nommé au poste;
  2. quatre des cinq postes qui relèvent du directeur des PI étaient des postes bilingues, au niveau « BBB/BBB »;
  3. les réunions de la direction se déroulaient en anglais et en français;
  4. le directeur des PI était le seul directeur au sein du CMF qui n’avait pas à être bilingue;
  5. M. Giroux et Mme Clemenhagen savaient que M. Shakov avait des compétences limitées en français;
  6. M. Shakov a demandé des cours de français, et l’exigence linguistique liée au poste a été modifiée pour qu’il devienne un poste bilingue, au niveau « BBB/BBB », moins d’un mois après que M. Shakov a obtenu un profil linguistique BBB en français, montrant que le CMF et M. Shakov reconnaissaient qu’il s’agissait là d’une exigence du poste.

[11]           Mme Blais a également constaté qu’aucune des raisons invoquées par le CMF ne justifiait le recours à un processus de nomination externe non annoncé. Il existait des éléments de preuve montrant que d’autres personnes auraient pu posséder les compétences [traduction] « hautement spécialisées » requises, que le CMF ne craignait pas réellement de perdre M. Shakov et que les [traduction] « autres raisons » invoquées étaient simplement que M. Shakov répondait à tous les critères pour le poste.

C.                 Réunions de la CFP et décision

[12]           Une première réunion des commissaires [RC] de la CFP a eu lieu le 24 juillet 2014. À l’occasion de cette réunion, la CFP a demandé que la révocation de la nomination de M. Shakov soit ajoutée aux mesures correctives proposées, lesquelles comprenaient déjà des sanctions contre M. Giroux et Mme Clemenhagen. À la suite de cette première réunion des commissaires, les demandeurs ont eu la possibilité de commenter les mesures correctives proposées, ce qu’ils ont fait en août 2014.

[13]           Une deuxième réunion des commissaires a eu lieu le 31 octobre 2014. Le 3 novembre 2014, la CFP a publié son compte rendu de décision, dans lequel elle acceptait le rapport et les recommandations de la Direction générale des enquêtes.

[14]           Le 9 décembre 2014, la CFP a suspendu la mise en œuvre de toute mesure corrective en attendant le résultat des présentes demandes de contrôle judiciaire.

III.             Décision

[15]           La CFP a accepté le rapport et les recommandations de la Direction générale des enquêtes. Elle a conclu que M. Giroux et Mme Clemenhagen avaient eu une conduite irrégulière en adaptant les exigences linguistiques du poste au profil de M. Shakov et en optant pour un processus non annoncé sans qu’il soit justifié ou sans tenir compte de la valeur d’accessibilité prévue dans les Modalités des lignes directrices concernant les processus de nomination non annoncés du CMF [lignes directrices du CMF]. Cette conduite irrégulière a entaché le processus de nomination de M. Shakov, même s’il n’a eu aucun rôle à jouer dans celle-ci.

[16]           La CFP a demandé la révocation de la nomination de M. Shakov et la suspension des pouvoirs de nomination de Mme Clemenhagen et de M. Giroux, jusqu’à ce que ces derniers aient suivi certains cours de l’École de la fonction publique du Canada. Elle a aussi annulé le pouvoir délégué au CMF de réaffecter M. Shakov à un autre poste, se réservant le droit de rendre une telle décision à une date ultérieure.

IV.             Questions en litige

[17]           Les présentes demandes soulèvent les questions suivantes :

1.                  La conclusion de la CFP selon laquelle il y a eu conduite irrégulière dans la nomination de M. Shakov était-elle raisonnable? La question comporte les éléments suivants :

a)    la notion de conduite irrégulière;

b)   la conclusion selon laquelle les exigences linguistiques du poste ont été adaptées aux qualifications de M. Shakov;

c)    la raison justifiant le recours à un processus de nomination non annoncé.

2.                  Les mesures correctives proposées par la CFP étaient-elles raisonnables?

3.                  Est-ce que la CFP a manqué à l’équité procédurale en annulant le pouvoir délégué au CMF de réaffecter M. Shakov?

4.                  Est-ce que la CFP a outrepassé les limites de sa compétence en ordonnant une révocation rétroactive?

V.                Norme de contrôle

[18]           La norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle appropriée en ce qui concerne l’interprétation et l’application faites par la CFP de l’article 66 de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, L.C. 2003, articles 12 et 13 [LEFP] (MacAdam v. Canada (Attorney General), 2014 FC 443, aux paragraphes 49 à 51 [MacAdam]). Toutefois, pour les questions d’équité procédurale, la norme de contrôle à appliquer est la norme de la décision correcte (Mabrouk c. Canada (Commission de la fonction publique), 2014 CF 166, au paragraphe 31 [Mabrouk]).

VI.             Observations des parties

A.                Observations de M. Shakov

[19]           Concernant les faits, M. Shakov affirme qu’il a accepté la nomination pour une année parce qu’il croyait qu’il pouvait aider à remettre le programme sur les rails sans trop perturber les activités de son entreprise de consultation. Il n’y avait aucun avantage professionnel pour lui de joindre la fonction publique si tard dans sa carrière et, en fait, son revenu annuel a été réduit de moitié. Ses compétences linguistiques et les détails du processus de nomination n’ont jamais été abordés. M. Shakov dit qu’il a accepté un poste permanent une fois le programme remis sur les rails parce qu’il ne voulait pas que les progrès qu’il avait accomplis soient perdus.

[20]           M. Shakov affirme que la CFP a omis de tenir compte du contexte juridique et de gestion existant au moment de sa nomination. M. Giroux avait le pouvoir d’établir les compétences requises pour le poste de directeur des PI en fonction des exigences opérationnelles actuelles [paragraphe 30(2) de la LEFP]. La situation de crise à laquelle était confronté le CMF justifie sa nomination et montre qu’il n’y a pas eu abus de pouvoir, ni dans l’établissement du profil linguistique, ni dans le choix d’un processus de nomination non annoncé.

[21]           Il n’y avait pas nécessité d’avoir un directeur des PI bilingue, selon M. Shakov, parce que tous les employés sous sa supervision étaient anglophones et parce qu’il n’avait pas directement affaire au public. La CFP laisse croire qu’il a profité de favoritisme personnel, même si l’enquêteure n’a jamais tiré de conclusion de favoritisme; en fait, c’est M. Shakov qui a fait une faveur au CMF en mettant de côté son entreprise florissante. Qui plus est, d’autres candidats ont été invités à poser leur candidature pour le contrat de douze mois, et personne ne l’a fait.

[22]           Quant au choix du processus, l’article 33 de la LEFP accordait à M. Giroux le pouvoir discrétionnaire de la direction de choisir entre un processus annoncé et un processus non annoncé. Un processus annoncé aurait demandé au moins trois mois, et le choix de toute autre personne aurait nécessité un temps de formation supplémentaire.

[23]           M. Shakov affirme en outre que la CFP a omis de tenir compte des conséquences négatives importantes de sa décision sur lui, surtout compte tenu des points suivants : 1) il a quitté son entreprise de consultation pour faire une faveur au CMF; 2) il a depuis perdu ses contacts d’affaires; 3) il est le seul pourvoyeur de sa famille, sans perspectives d’emploi immédiates; 4) il est à la fois qualifié et nécessaire pour le poste de directeur des PI; 5) la décision nuit à sa qualité de vie, à sa réputation, à sa dignité et à la conscience de sa propre valeur. À l’inverse, aucune partie ne subirait un préjudice si M. Shakov devait garder son emploi.

[24]           La révocation rétroactive proposée n’est pas raisonnable. Le contexte actuel est très différent de celui de la décision MacAdam, à savoir : 1) le contexte (urgent ou non urgent); 2) le comportement des candidats (cherché activement un « atterrissage en douceur » ou accepté à contrecœur après avoir été approché à répétition par le gouvernement); 3) le type de nomination (pour une période déterminée ou indéterminée); 4) les intentions des gestionnaires responsables de l’embauche (favoritisme personnel ou désir de trouver le meilleur candidat); 5) le comportement des gestionnaires responsables de l’embauche (tentative de « cacher leur jeu » ou non); 6) les dates (employé nouvellement embauché ou employé en poste depuis quatre ans); et 7) les témoins interrogés (crédibles ou non).

[25]           M. Shakov affirme également que la CFP a omis de tenir compte de ses propres politiques et de ses décisions antérieures lorsqu’elle a décidé des mesures correctives à adopter. Dans d’autres cas, la CFP a recommandé qu’aucune mesure ne soit prise contre la personne dans la situation du demandeur. Par exemple, les Lignes directrices – Mesures correctives et révocations de la CFP et son document compagnon, la Série d’orientation – Mesures correctives et révocations, soulignent l’importance de tenir compte du contexte, des conséquences sur les parties concernées et du message qu’une nomination envoie aux autres employés.

[26]           Finalement, la révocation rétroactive proposée outrepasse la compétence de la CFP. L’article 66 de la LEFP prévoit la tenue d’enquêtes sur des processus de nomination externes. Toutefois, la nomination faite en vertu de ce processus n’existe plus. La nomination actuelle de M. Shakov pour une période indéterminée découle du processus interne 12-FJA-INA-034.

B.                 Les observations du CMF

[27]           Concernant les faits, le CMF met l’accent sur la situation critique à laquelle il était confronté, qui dictait l’embauche d’un nouveau directeur des PI qui soit capable [traduction] « d’être immédiatement opérationnel » : 1) M. Lessard, le directeur des PI à l’époque, avait admis être incapable d’effectuer le travail; 2) Mme Natalyia Horodetsky, l’adjointe de M. Lessard, était en congé de maladie; 3) la division des Programmes internationaux avait très peu de projets et donc une très faible possibilité de financement, parce que tout son financement provient de partenaires; 4) la division des Programmes internationaux était menacée; 5) l’ACDI, principal partenaire financier, n’était pas satisfait du travail de la division. Le CMF met également l’accent sur les conséquences pour sa réputation et ses opérations s’il devait perdre M. Shakov et si M. Giroux et Mme Clemenhagen devaient perdre le pouvoir de faire des nominations.

[28]           Le CMF affirme d’abord que la CFP a interprété de manière déraisonnable la notion de « conduite irrégulière » dont il est fait mention à l’article 66 de la LEFP. Cette notion n’est pas définie dans la LEFP, et le Tribunal de la dotation de la fonction publique [TDFP] indique seulement que cette notion inclut la mauvaise foi.

[29]           Le CMF avance que la jurisprudence du TDFP sur la notion d’« abus de pouvoir », mentionné à l’article 77 de la LEFP, est une ligne directrice inappropriée pour déterminer ce qui constitue une conduite irrégulière, puisque l’abus de pouvoir inclut également la mauvaise foi. Dans Lahaie et al. c. le sous-ministre de la Défense nationale et al., 2009 TDFP 30 [Lahaie], on a reconnu que le recours à un processus non annoncé lorsqu’un besoin opérationnel urgent le justifiait ne constituait pas un abus de pouvoir. Plusieurs cas du TDFP stipulent que la LEFP n’exprime pas de préférence entre le processus annoncé et le processus non annoncé. Considérant l’article 77 de la LEFP, le CMF affirme que l’enquêteure était déraisonnablement partiale et contre les processus non annoncés et qu’elle était peu disposée à apprécier les besoins urgents de dotation, reconnus dans Lahaie comme une justification valable pour le recours à un processus non annoncé.

[30]           Le CMF affirme de plus que la CFP a tiré des conclusions déraisonnables relativement aux exigences linguistiques. L’exigence linguistique « anglais essentiel » était appropriée étant donné que la situation était urgente, que la nomination était pour un an seulement et que les seuls employés nécessitant la supervision de M. Shakov à ce moment étaient anglophones. Le paragraphe 30(2) de la LEFP tient compte de besoins réels, et non de préoccupations théoriques. Enfin, le CMF affirme que l’enquêteure a invoqué la Loi sur les langues officielles, L.R.C. (1985), ch. 31 (4e suppl.) [LLO] et la Directive sur l’identification linguistique des postes ou des fonctions du Conseil du Trésor, qui étaient hors de sa compétence.

[31]           Le CMF soutient que le rapport d’enquête et la CFP ont omis de tenir compte d’éléments de preuve pertinents indiquant que les circonstances entourant le processus 11-FJA-ENA-024 étaient exceptionnelles. M. Shakov, Mme Clemenhagen et M. Giroux ont tous expliqué ces circonstances urgentes à Mme Blais, et pourtant elle [traduction] « n’en a absolument pas tenu compte ».

[32]           La CFP propose des mesures correctives déraisonnables, selon le CMF. Elles sont indûment punitives et ne renferment aucun effet dissuasif. La conduite irrégulière alléguée n’a eu aucun effet sur la nomination de M. Shakov, puisqu’il était le seul candidat qualifié. Les préoccupations concernant son bilinguisme ont été réglées. Qui plus est, la CFP a omis de tenir compte des répercussions graves qu’une révocation aurait sur lui. Quant à M. Giroux et Mme Clemenhagen, qui sont tous deux des fonctionnaires expérimentés, ni l’un ni l’autre n’a besoin des cours de base que la CFP entendrait leur faire suivre.

[33]           Le CMF conteste l’autorité de la CFP concernant la révocation du poste de M. Shakov. Il est nommé pour une période indéterminée, sur laquelle la CFP n’a pas de compétence directe.

C.                 Observations du défendeur

[34]           Le défendeur affirme que la CFP a conclu de façon raisonnable qu’une conduite irrégulière avait influé sur la sélection de M. Shakov. Son interprétation de l’expression « conduite irrégulière » cadre avec la jurisprudence de la Cour fédérale. À l’inverse, M. Shakov confond l’expression « conduite irrégulière », dont il est fait mention à l’article 66 de la LEFP, avec « abus de procédure », « favoritisme personnel » et « abus de pouvoir ». Quant au CMF, il ne peut invoquer la jurisprudence du TDFP traitant de l’article 77 de la LEFP. Le mécanisme de plainte de l’article 77 porte expressément sur l’abus de pouvoir, contrairement aux enquêtes prévues à l’article 66 de la LEFP sur la conduite irrégulière.

[35]           Il était raisonnable de conclure que les exigences linguistiques étaient adaptées au profil de M. Shakov. Le paragraphe 30(2) de la LEFP établit que les qualifications essentielles doivent reposer sur le travail à accomplir. Selon les faits, il était raisonnable de conclure que le bilinguisme était nécessaire pour effectuer le travail de directeur des PI. L’enquêteure a déterminé qu’au moins un employé francophone travaillait dans le cadre d’un contrat à court terme au moment de la nomination de M. Shakov.

[36]           Le défendeur soutient qu’il était raisonnable de conclure que le processus de nomination ne respectait pas les critères ou les valeurs fondamentales des lignes directrices du CMF. Les critères pertinents qui auraient pu justifier la nomination de M. Shakov étaient les suivants : 1) un individu possède des compétences hautement spécialisées et on pourrait le « perdre » si la nomination n’est pas faite rapidement; 2) d’autres raisons soutenant que le processus non annoncé est la meilleure option de dotation envisageable. Dans le cas présent, M. Shakov ne cherchait pas du travail ailleurs et les « autres raisons » invoquées, qu’il était qualifié, constituent le prérequis de base de toute nomination. La valeur d’accessibilité n’a également pas été respectée, puisque les gestionnaires responsables de l’embauche ont présumé à tort qu’aucune autre personne n’aurait pu être qualifiée ou intéressée par le poste.

[37]           Les mesures correctives proposées sont raisonnables, selon le défendeur. Dans MacAdam, le juge maintient que la gravité de l’offense, son incidence sur les personnes touchées et sur le ministère concerné ne rendent pas une décision déraisonnable. Les mesures contre M. Giroux et Mme Clemenhagen sont [traduction] « clairement conçues pour protéger et renforcer l’intégrité du processus de nomination » (MacAdam, au paragraphe 113). La suspension temporaire de leurs pouvoirs de nomination ne paralysera pas le CMF puisque le commissaire peut toujours faire des nominations. Quant aux mesures contre M. Shakov, elles ne sont ni punitives ni disciplinaires parce qu’elles révoquent une nomination [traduction] « entachée par une conduite irrégulière ». Cette révocation relève de la compétence de la CFP, puisque la nomination interne actuelle de M. Shakov n’aurait pas été possible sans sa nomination externe initiale.

[38]           Tous les éléments de preuve pertinents ont été pris en considération par l’enquêteure. Mme Blais a reconnu les circonstances urgentes tout au long de son rapport. Qui plus est, la CFP n’a pas pris sa décision en se fondant sur des éléments de preuve incomplets puisque l’ensemble du rapport d’enquête a été fourni aux commissaires une semaine avant la première réunion des commissaires et les commentaires des demandeurs concernant les mesures correctives proposées ont été fournis trois semaines avant la deuxième réunion des commissaires.

[39]           Enfin, il n’y a pas eu manquement à la justice naturelle en annulant la capacité du CMF d’utiliser l’article 73 de la LEFP. La CFP n’a pas encore pris de décision au titre de l’article 73; elle n’est donc pas obligée de consulter le CMF.

VII.          Analyse

A.                La notion de conduite irrégulière

[40]           L’article 66 de la LEFP prévoit que la CFP peut prendre des mesures correctives si « une erreur, une omission ou une conduite irrégulière a influé sur le choix de la personne nommée [dans le cadre d’un processus de nomination externe] ».

[41]           Il n’existe pas de définition légale de la conduite irrégulière. Récemment, le juge Mosley, dans MacAdam, a tacitement confirmé la définition de conduite irrégulière de la CFP : [TRADUCTION] « un comportement inapproprié, en raison d’une ou plusieurs actions ou d’un défaut d’agir, dans le cadre d’un processus de nomination » (aux paragraphes 68 et 77). La Cour d’appel de la Colombie-Britannique a approuvé la définition du terme anglais « improper » (irrégulier) que donne le Shorter Oxford English Dictionary dans Paz v. Hardouin, [1996] BCJ no 1477, 138 DLR (4th) 292, au paragraphe 47 : [traduction] « non conforme à la vérité, au fait, à la raison ou à la règle; ne correspond pas aux circonstances ou à la fin recherchée; inapproprié; inadapté ». Dans une affaire portant sur le droit des contrats, on a suggéré que le terme anglais « improperly » (d’une manière inappropriée) ne comportait pas le moindre élément de turpitude morale. Le terme est utilisé fréquemment pour signifier « incorrectly » (à tort), « unsuitably » (de façon inadaptée) ou « unbecomingly » (de manière inconvenante) (City of Ottawa v. Ottawa Electric Railway, [1936] 4 DLR 539, [1936] OR 547).

[42]           J’ai trouvé utile d’examiner la jurisprudence sur la conduite irrégulière visée par l’article 66 de la LEFP, que l’on peut grossièrement diviser entre les causes où les allégations de conduite irrégulière étaient fondées, et les causes où elles n’étaient pas fondées. Les résumés de rapports d’enquêtes de la CFP rendus publics peuvent aussi être utiles pour établir la signification de l’expression « conduite irrégulière ».

(1)               Causes où les allégations de conduite irrégulière étaient fondées

[43]           Dans MacAdam, on a conclu que trois gestionnaires responsables de l’embauche, y compris un certain M. Dorsey, s’étaient comportés d’une manière qui constituait une conduite irrégulière. Les faits incluaient des éléments de preuve selon lesquels M. Dorsey avait encouragé l’affectation externe d’un autre membre du personnel supérieur, ouvrant ainsi un poste pour M. MacAdam. Des éléments de preuve montraient qu’il avait décidé de mener un processus de nomination externe uniquement après avoir appris que M. MacAdam ne pourrait être nommé à l’interne. De plus, M. Dorsey n’avait pas fondé sa décision de rendre le poste « bilingue non impératif » sur des expériences antérieures ou sur des tentatives de dotation précédentes ayant échoué. Enfin, M. Dorsey n’a pas donné de raison justifiant pourquoi M. MacAdam était le seul candidat à satisfaire aux qualifications essentielles. La Cour fédérale a conclu qu’il s’agissait d’un cas où le favoritisme personnel avait aidé M. MacAdam à faire un [traduction] « atterrissage en douceur » à un poste supérieur sûr dans la fonction publique.

[44]           Dans Mabrouk, un employé des ressources humaines a eu une conduite irrégulière quand il a envoyé des courriels dans lesquels il évoquait des stratégies envisageables pour contourner les procédures d’embauche adoptées en vertu de la LEFP. Dans cette affaire, son intention était de s’assurer que M. Mabrouk ne serait pas embauché. Cependant, sa conduite n’a eu aucune influence sur les gestionnaires responsables de l’embauche et la Cour fédérale a donc maintenu qu’elle n’avait pas influé sur le processus de nomination.

(2)               Causes où les allégations de conduite irrégulière n’étaient pas fondées

[45]           Dans la décision la plus récente liée à l’article 66, Erickson c. Canada (Commission de la fonction publique), 2014 CF 888 [Erickson], il s’agissait de déterminer si la demanderesse avait commis une erreur en nommant une employée sans s’assurer d’abord qu’elle possédait toutes les qualifications nécessaires. L’enquêteure de la CFP a déterminé que la nomination en cause n’avait été le résultat d’aucune inconduite, « car elle reposait et sur les besoins de l’organisation à l’époque – à savoir gérer les besoins en dotation temporaires – et sur l’évaluation des capacités de [la personne nommée] d’aider à combler ces besoins en dotation grâce à son travail comme employée occasionnelle » (Erikson, au paragraphe 17). Il était apparemment difficile de doter les postes administratifs bilingues.

[46]           Dans Samatar c. Canada (Procureur général), 2012 CF 1263 [Samatar], la Cour fédérale a accueilli la demande de contrôle judiciaire relativement à la conclusion de la CFP selon laquelle il y avait eu fraude en raison d’un manquement à l’équité procédurale. La Cour a indiqué que « [l]a détermination de l’intention derrière les actions prises est donc un élément essentiel d’analyse de la preuve. Il ne suffit pas de s’arrêter au fait matériel en soi. » (au paragraphe 54). La Cour a poursuivi en soulignant comment la CFP avait précédemment maintenu la nécessité d’examiner l’intention avant de déterminer si une action constituait une conduite irrégulière.

[47]           La décision Tibbs c. le sous-ministre de la Défense nationale, 2006 TDFP 0008, constitue une décision charnière du TDFP sur la notion d’abus de pouvoir. Cette affaire ne portait pas sur une allégation de conduite irrégulière, mais on y a reconnu que le préambule de la LEFP « renforce l’un des objectifs législatifs clé de la LEFP, soit que les gestionnaires détiennent un pouvoir discrétionnaire considérable en ce qui a trait aux questions de dotation. [...] La définition du mérite prévue au paragraphe 30(2) de la LEFP accorde aux gestionnaires un pouvoir discrétionnaire considérable pour choisir la personne qui non seulement répond aux qualifications essentielles mais qui est également la bonne personne pour faire le travail, car elle possède des atouts supplémentaires, ou elle répond à des besoins actuels ou futurs ou à des exigences opérationnelles. » (paragraphe 63).

(3)               Enquêtes de la CFP sur les cas de conduite irrégulière aux termes de l’article 66

[48]           Le dossier numéro 00-00-49, datant de 2006, portait sur une nomination à l’ACDI. La CFP a conclu qu’il y avait eu conduite irrégulière parce que l’Énoncé des critères de mérite avait été rédigé en fonction des qualifications du candidat. Il n’existait aucun lien entre les qualifications et les commentaires écrits justifiant la nomination. Qui plus est, plusieurs qualifications de l’Énoncé des critères de mérite n’avaient même pas été évaluées. La CFP a demandé que les gestionnaires de la direction générale suivent une formation, mais n’a ordonné aucune mesure contre la personne nommée, puisqu’elle travaillait dorénavant dans une autre organisation.

[49]           Le dossier numéro 00-00-02, datant de 2007, portait sur un processus de nomination dans lequel des points ont été accordés en fonction d’une entrevue et d’une vérification des références. La vérification des références n’a pas été incluse à l’appui des notes accordées au candidat retenu. Il s’agissait d’une conduite irrégulière, même si cela ne constituait pas une fraude. La CFP a demandé une nouvelle évaluation du candidat.

[50]           Dans le dossier numéro 00-00-48, datant de 2008, le président d’un comité de sélection pour le Service correctionnel du Canada n’a pas divulgué sa relation antérieure avec le candidat retenu aux autres membres du comité. La CFP a également reproché le fait que le président ait participé à l’élaboration des critères de sélection et que les autres membres du comité aient par la suite exprimé leur malaise concernant la non-divulgation. La CFP a souligné qu’il était nécessaire d’examiner l’intention derrière les actions prises avant d’évaluer une conduite et que la conduite irrégulière se produisait lorsque la bonne conduite était connue ou comprise mais n’était pas adoptée. La CFP a demandé que le président du comité suive des cours de l’École de la fonction publique du Canada.

[51]           Le Rapport annuel 2012-2013 de la Commission de la fonction publique fait état d’un cas de conduite irrégulière : « Le conseiller en RH avait adapté le profil linguistique du poste aux compétences linguistiques du candidat, tant pour la nomination initiale que pour sa prolongation. De son côté, le gestionnaire subdélégataire avait signé la lettre d’offre, même s’il savait que le profil linguistique de la personne nommée ne correspondait pas aux exigences du poste. » (paragraphe 4.60, à la page 89). Le conseiller en RH a dû suivre une formation, mais il semble qu’aucune mesure corrective n’ait été ordonnée contre la personne nommée.

(4)               Résumé

[52]           Un examen de la jurisprudence montre que les allégations de conduite irrégulière sont fondées lorsque les exigences en matière de gestion sont mises de côté pour favoriser les intérêts d’une personne en particulier. Je n’ai trouvé aucune affaire où le fait de prendre une décision fondée sur des impératifs de gestion légitimes et objectifs constituait un cas de conduite irrégulière. Ce que la jurisprudence révèle dans ce contexte est un point important à considérer dans la détermination de conduite irrégulière.

B.                 L’approche contextuelle

[53]           Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, la Cour suprême du Canada a souligné qu’il fallait se garder d’intervenir lorsqu’une décision discrétionnaire prise fait partie des issues possibles. L’éventail de ces issues possibles est souple, et il sera plus large ou plus étroit selon la nature de la question et d’autres circonstances (Maritime Broadcasting System Limited c. La guilde canadienne des médias, 2014 CAF 59, aux paragraphes 34 et 35, juge Stratas [Maritime Broadcasting]). Il peut être considérablement restreint par les normes légales et les normes juridiques élaborées dans la jurisprudence (Maritime Broadcasting, au paragraphe 58).

[54]           Bien que l’on doive faire preuve de retenue à l’égard des décisions de la CFP, il en va de même pour l’enquêteur qui évalue les pouvoirs discrétionnaires d’un commissaire par intérim. Ainsi, pour déterminer si le CMF a eu une conduite irrégulière, il est essentiel d’examiner le contexte juridique et le contexte de gestion. La Cour suprême du Canada a conclu que la raisonnabilité « constitue une norme unique qui s’adapte au contexte » [Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59] et qu’« [i]l s’agit essentiellement d’une analyse contextuelle » [Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, au paragraphe 18].

[55]           Conformément au pouvoir délégué accordé en vertu de l’article 15 de la LEFP, le commissaire par intérim a le pouvoir d’établir les qualifications du poste de directeur des PI [paragraphe 30(2) de la LEFP]. À mon avis, en vertu de ce régime législatif, il n’y a pas lieu de toucher à l’exercice du pouvoir discrétionnaire accordé au commissaire par intérim, à moins qu’il y ait des éléments de preuve montrant que le décideur a outrepassé les limites de sa compétence en agissant selon des considérations étrangères à l’intérêt du bureau. Ainsi, il était autorisé à établir le profil linguistique et à choisir le processus de nomination concernant toute qualification additionnelle qui pourrait constituer un atout et [traduction] « les exigences opérationnelles actuelles ».

[56]           Le libellé du paragraphe 30(2) de la LEFP confirme que le contexte factuel est un élément important quand on évalue l’exercice du pouvoir discrétionnaire des gestionnaires dans des affaires de dotation, et montre à quel point les gestionnaires responsables de l’embauche sont bien au fait des exigences en matière de gestion et des besoins de dotation urgents.

[57]           Les choix faits par le commissaire par intérim faisaient partie du pouvoir discrétionnaire de la direction, conformément à ce qu’avait prévu le Parlement en adoptant la LEFP, compte tenu de la situation à laquelle il était confronté. Ses actions constituaient une solution à court terme entièrement raisonnable et immédiatement disponible – et en fait, il semble que c’était la seule décision possible. La décision de la CFP était déraisonnable en ce sens qu’elle n’a pas saisi dans quel dilemme se trouvait le CMF. Lorsqu’on lui a demandé à l’audience quelles autres options s’offraient pour sauver la division des Programmes internationaux à court terme, l’avocat du défendeur a seulement suggéré qu’on aurait pu prolonger le contrat de M. Shakov. Ce n’était pas une option réalisable, étant donné que le contrat de M. Shakov avait déjà été prolongé et que son contrat, de toute façon, ne prévoyait pas qu’il travaille comme directeur.

C.                 L’établissement du profil linguistique

[58]           Tel qu’il a été susmentionné, le contexte est d’une importance cruciale si l’on veut déterminer si les actions du commissaire par intérim concernant la nomination de M. Shakov pour une période d’un an constituaient une conduite irrégulière.

[59]           Les éléments de preuve montrent que le départ de l’ancien directeur a laissé la division des Programmes internationaux sans direction adéquate et a menacé les projets en cours ainsi que le financement futur de la division. Ils montrent également que le CMF ne pouvait se permettre d’attendre un nouveau directeur. C’est le contexte entourant les exigences opérationnelles en vigueur au moment où le profil linguistique a été établi. Les éléments de preuve montrent aussi que la nomination de M. Shakov n’a profité d’aucun favoritisme personnel. Au contraire, M. Shakov a accepté cette nomination afin de garantir la viabilité de la division des Programmes internationaux, au détriment de ses intérêts financiers et professionnels. Il a été embauché dans des circonstances exceptionnelles parce qu’il était, à court terme, la seule personne capable de sauver la division des Programmes internationaux à la lumière de son expérience unique dans le domaine. Une invitation à présenter sa candidature pour un contrat d’une année a été envoyée aux fonctionnaires dont l’embauche était prioritaire, mais personne n’avait les qualifications requises.

[60]           L’alinéa 36(1)c) de la Loi sur les langues officielles, L.R.C. (1985), ch. 31 (4e suppl.), prévoit que :

36. (1) Il incombe aux institutions fédérales, dans la région de la capitale nationale et dans les régions, secteurs ou lieux désignés au titre de l’alinéa 35(1)a) :

[…]

c) de veiller à ce que, là où il est indiqué de le faire pour que le milieu de travail soit propice à l’usage effectif des deux langues officielles, les supérieurs soient aptes à communiquer avec leurs subordonnés dans celles-ci et à ce que la haute direction soit en mesure de fonctionner dans ces deux langues.

[…]

36. (1) Every federal institution has the duty, within the National Capital Region and in any part or region of Canada, or in any place outside Canada, that is prescribed for the purpose of paragraph 35(1)(a), to

[…]

(c) ensure that,

(i) where it is appropriate or necessary in order to create a work environment that is conducive to the effective use of both official languages, supervisors are able to communicate in both official languages with officers and employees of the institution in carrying out their supervisory responsibility, and

[…]

[61]           Il n’existait aucune exigence légale que le poste soit bilingue parce qu’à court terme, la capacité du candidat de superviser les employés dans la langue de leur choix ne posait pas problème. Alors que les autres postes de directeurs au sein du CMF sont des postes bilingues impératifs afin de permettre aux employés bilingues de s’adresser à leur directeur dans la langue officielle de leur choix, au moment du processus de nomination en litige, aucun des employés de la division des Programmes internationaux n’avait besoin d’une supervision en français. À l’audience, l’avocat du CMF a reconnu qu’un des employés n’était pas anglophone, mais il a souligné que cette personne occupait un poste bilingue. Rien n’indique que cet employé n’a jamais eu besoin ou demandé de communiquer avec M. Shakov en français.

[62]           En somme, l’enquêteure a omis d’examiner la situation critique lorsqu’elle a tiré ses conclusions. On a totalement fait abstraction de la preuve de l’existence de circonstances exceptionnelles nécessitant la nomination immédiate d’un directeur afin de garantir la viabilité de la division des Programmes internationaux. La décision d’établir le profil linguistique du poste comme étant « anglais essentiel » a été prise uniquement dans l’intérêt supérieur du CMF et n’a pas été adaptée au profil de M. Shakov.

[63]           Le commissaire par intérim aurait-il dû mettre en danger les projets et le financement en raison d’une exigence linguistique n’ayant aucune nécessité pratique dans un futur immédiat? Je ne crois pas. Je suis convaincue que cette décision de gestion fait partie de l’éventail des résultats raisonnables et que la propre opinion de l’enquêteure n’aurait pas dû remplacer le besoin du CMF.

D.                Le processus de nomination non annoncé

[64]           L’article 33 de la LEFP donne au commissaire par intérim le pouvoir discrétionnaire de choisir entre un processus annoncé et un processus non annoncé. La jurisprudence reconnaît que le gestionnaire responsable de l’embauche peut tenir compte des circonstances dans lesquelles une nomination est faite.

[65]           Dans Lahaie et al. c. le sous-ministre de la Défense nationale et al., 2009 TDFP 30, le TDFP a affirmé que « pour déterminer s’il y a eu abus de pouvoir dans le choix du processus non annoncé, il faut examiner les circonstances entourant la nomination ».

[66]           Dans Cannon c. le sous-ministre des Pêches et des Océans et al., 2008 TDFP 21, le tribunal a accepté qu’il puisse y avoir des circonstances où « un processus de nomination non annoncé [est] choisi pour sa rapidité étant donné le besoin opérationnel pressant de doter le poste ».

[67]           Les lignes directrices du CMF établissent les situations dans lesquelles on doit ou peut avoir recours à un processus non annoncé. L’objectif de ces lignes directrices est de [traduction] « fournir un cadre cohérent et des critères objectifs pour permettre aux gestionnaires de décider quand utiliser un processus de nomination non annoncé pour procéder à une dotation. » Le défendeur a suggéré que le seul critère possible justifiant que l’on puisse envisager ce processus non annoncé était 1) la nomination d’une personne à un poste qui requiert des compétences hautement spécialisées et le fait que l’on puisse « perdre » la personne de haut calibre si la nomination n’est pas faite rapidement ou 2) d’autres raisons qui ne sont énumérées, mais qui soutiennent néanmoins que le processus de nomination non annoncé est la meilleure option. À l’audience, l’avocat du CMF a souligné ces « autres raisons ».

[68]           Les gestionnaires doivent fournir une justification écrite afin d’expliquer comment leur décision satisfait aux valeurs et aux critères de la nomination. La justification écrite fournie par M. Giroux pour expliquer le recours à un processus non annoncé fait référence aux lignes directrices du CMF, citant les « autres raisons » et les compétences spéciales de M. Shakov. Pourtant, ce n’était pas suffisant pour que l’enquêteure se concentre uniquement sur le document de justification – la mission de l’enquêteure de la CFP est de recueillir d’autres éléments de preuve. En l’espèce, ces autres éléments de preuve étaient que M. Giroux et Mme Clemenhagen ont continué d’insister sur la situation critique. Même si cela n’a été que brièvement mentionné dans la justification, la chose mérite d’être dûment prise en compte.

[69]           Un processus annoncé demande plus de temps qu’un processus non annoncé, temps dont ne disposait pas le CMF. La preuve montre qu’il faudrait un minimum de trois mois pour mener un processus annoncé et du temps de plus pour la formation. Si le CMF avait attendu aussi longtemps, il est très probable que la division des Programmes internationaux se serait effondrée en raison de l’absence de projets et de financement.

[70]           Il s’agissait là d’une raison légitime pour le commissaire par intérim d’avoir recours à un processus non annoncé, et cela a été expliqué durant l’enquête. Le commissaire par intérim était le mieux placé pour évaluer le contexte ministériel et déterminer quel processus était le plus approprié.

[71]           Une fois encore, à mon avis, il n’y avait rien d’irrégulier ou d’inadapté dans le fait de prendre une décision dans l’intérêt supérieur du CMF et de la survie de la division des Programmes internationaux.

E.                 Caractère raisonnable des mesures correctives proposées

[72]           À la lumière de la conclusion qui précède infirmant la décision de la Commission de la fonction publique, il n’est pas nécessaire de déterminer le caractère raisonnable des mesures correctives. Toutefois, j’aimerais faire les commentaires suivants.

[73]           La Cour a conclu que les principes de l’article 69 de la LEFP s’appliquent à l’analyse des mesures correctives adoptées en vertu de l’article 66 de la LEFP (MacAdam, au paragraphe 109). Les principes du droit du travail comme la proportionnalité et la discipline progressive ne s’appliquent pas, de telle manière que la révocation d’une nomination ne peut être jugée déraisonnable au motif qu’il ne s’agit pas d’un des cas les plus graves (MacAdam, au paragraphe 112).

[74]           Cela ne veut pas dire que la Cour va toujours faire preuve de déférence à l’égard du choix de la CFP de révoquer une nomination. La juge St-Louis a récemment affirmé ce qui suit dans la décision Agnaou c. Canada (Procureur général), 2015 CF 523, au paragraphe 53 :

Bien que les mesures correctives prises par la Commission soient évaluées sous l’angle de la décision raisonnable, cela ne signifie pas que le pouvoir discrétionnaire de la Commission à cet égard soit sans limites. La mesure corrective prise par la Commission doit respecter l’essence du préambule de la LEFP, soit la sauvegarde du principe du mérite et de la probité du processus de nomination à la fonction publique. L’atteinte d’un tel objectif nécessite la prise de mesures correctives permettant de remédier à des erreurs commises lorsque, tel qu’en l’espèce, celles-ci ont influé sur le processus de nomination en ce qu’une candidature prioritaire n’a pas été évaluée. Une décision quant à la prise de mesures correctives sera jugée déraisonnable lorsque la mesure corrective adoptée n’est pas en lien avec la violation constatée (Royal Oak Mines Inc c. Canada (Conseil des relations du travail), 1 RCS 369 au para 60).

[75]           Je suis d’avis que les mesures correctives proposées auraient été déraisonnables parce qu’elles ne renforcent pas l’intégrité du processus de nomination. Révoquer la nomination pour une période indéterminée de M. Shakov serait sévère et injuste. La décision MacAdam se distingue sur de nombreux points. Ce qui importe le plus pour la cause en l’espèce est la nature temporaire de la nomination initiale de M. Shakov et le temps qui s’est écoulé depuis mai 2011. Les effets de la décision de la CFP – de priver le CMF d’un excellent directeur – vont à l’encontre de son objectif premier de s’assurer que les personnes compétentes sont nommées, en fonction de leur mérite. Il ne s’agit pas de renvoyer un directeur qui n’est pas adéquat. Qui plus est, une telle décision n’a aucun effet dissuasif, puisqu’elle envoie seulement le message que les exigences en matière de gestion doivent passer après un formalisme rigide.

[76]           Quant à M. Giroux et Mme Clemenhagen, ils ont agi dans les limites des pouvoirs qui leur sont conférés et dans l’intérêt supérieur du Bureau du commissaire et ne tireraient aucun profit d’une formation de base sur des questions de dotation.

[77]           En somme, en l’espèce, la CFP a uniformément appliqué une solution « universelle » qui n’aurait rien apporté dans les circonstances. Pour reprendre les propos tenus dans la décision Samatar par le juge Martineau, dont les commentaires s’appliquent même s’il ne s’agit pas ici d’un cas de violation de l’équité procédurale, l’intérêt supérieur de la justice n’a pas été servi par « la gravité de l’injustice commise à l’endroit de la demanderesse, [et] l’intransigeance jusqu’ici manifestée par la Commission » (au paragraphe 186).

VIII.       Conclusion

[78]           Les éléments de preuve en l’espèce ont établi qu’il n’y a pas eu favoritisme lors de la nomination de M. Shakov. La meilleure personne disponible a été choisie pour un mandat à court terme afin de résoudre rapidement un problème urgent. C’était conforme à l’esprit du préambule de la LEFP. La conclusion de la CFP selon laquelle il y a eu « conduite irrégulière » était déraisonnable puisqu’elle rejetait complètement le contexte entourant la décision prise par le commissaire par intérim.

[79]           En conséquence, les présentes demandes de contrôle judiciaire sont accueillies et la décision de la CFP datée du 3 novembre 2014, y compris toutes les mesures correctives, est annulée. Les dépens sont fixés à 5 000 $ dans chaque dossier.


JUGEMENT

LA COUR accueille les présentes demandes de contrôle judiciaire. La décision de la CFP datée du 3 novembre 2014, y compris toutes les mesures correctives, est annulée. Les dépens sont fixés à 5 000 $ dans chaque dossier.

« Danièle Tremblay-Lamer »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossiers :

T-2453-14 ET T-2462-14

 

INTITULÉ :

T-2453-14, OLEG SHAKOV c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET T-2462-14, LE BUREAU DU COMMISSAIRE À LA MAGISTRATURE FÉDÉRALE, MARC GIROUX ET NIKKI CLEMENHAGEN c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 8 décembre 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE TREMBLAY-LAMER

 

DATE :

LE 23 DÉCEMBRE 2015

 

COMPARUTIONS :

Emily McCarthy

Justin Dubois

Jacques Emond

Sarah Lapointe

 

Pour le demandeur

OLEG SHAKOV

POUR LES DEMANDEURS

BUREAU DU COMMISSAIRE À LA MAGISTRATURE FÉDÉRALE, MARC GIROUX ET

NIKKI CLEMENHAGEN

 

Marie-Josée Montreuil

Youri Tessier-Stall

 

Pour le défendeur

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Justin Dubois

Power Law

Ottawa (Ontario)

Jacques Emond

Sarah Lapointe

Emond Harnden S.E.N.C.R.L.

Avocats

Ottawa (Ontario)

Pour le demandeur

OLEG SHAKOV

POUR LES DEMANDEURS

BUREAU DU COMMISSAIRE À LA MAGISTRATURE FÉDÉRALE, MARC GIROUX ET

NIKKI CLEMENHAGEN

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

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