Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20151105


Dossier : T‑828‑12

Référence : 2015 CF 1251

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 5 novembre 2015

En présence de monsieur le juge Harrington

ENTRE :

SHELDON BLANK

demandeur

et

LE MINISTRE DE L’ENVIRONNEMENT

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Il s’agit au moins de la vingtième demande de contrôle judiciaire présentée par M. Blank en rapport avec de présumés refus de représentants du gouvernement de lui communiquer des documents qu’il réclame en vertu de la Loi sur l’accès à l’information. Il y a eu dix appels, sept interjetés par M. Blank et trois, par le gouvernement. L’un des dossiers s’est même rendu jusqu’à la Cour suprême, qui a rejeté le pourvoi formé par le ministre de la Justice à l’encontre d’un arrêt de la Cour d’appel fédérale dans lequel il a été jugé qu’à la différence du privilège du secret professionnel de l’avocat, le privilège relatif au litige expirait au moment où le litige prenait fin (Blank c Canada (Ministre de la Justice), 2006 CSC 39, [2006] 2 RCS 319).

[2]               Tout a commencé il y a une vingtaine d’années par le dépôt de 13 accusations contre M. Blank et sa société, Gateway Industries Ltd, relativement à de présumées infractions réglementaires prévues par la Loi sur les pêches et le Règlement sur les effluents des fabriques de pâtes et papiers. Dans le cas de cinq de ces accusations, l’infraction reprochée consistait à avoir pollué la rivière Rouge à Winnipeg et, dans le cas des huit autres accusations, à avoir contrevenu aux exigences en matière de rapport prévues par la Loi sur les pêches. La Cour provinciale du Manitoba a rejeté en 1997 les huit accusations portant sur les obligations en matière de rapport et la Cour du Banc de la Reine du Manitoba a annulé, en 2001, les infractions punissables sur déclaration sommaire de culpabilité en lien avec la présumée pollution. L’année suivante, de nouvelles accusations ont été portées par voie de mise en accusation. Le ministère public a ordonné l’arrêt définitif des procédures après que l’instruction du procès eut été prévue pour 2004.

[3]               Dans l’intervalle, en 2002, M. Blank a poursuivi le gouvernement fédéral et d’autres personnes en dommages-intérêts devant la Cour du Banc de la Reine du Manitoba pour fraude, parjure, complot et exercice abusif des pouvoirs de la poursuite. On m’informe que ce procès est toujours en cours.

[4]               L’histoire de la saga de M. Blank a été résumée dans plusieurs affaires, notamment dans l’arrêt Blank c Canada (Ministre de la Justice) de la Cour d’appel fédérale, 2004 CAF 287 et, plus récemment, par le juge Brown dans la décision Blank c Canada (Ministre de la Justice), 2015 CF 753 (portée en appel). En janvier 2004, M. Blank avait soumis à Environnement Canada 119 demandes de documents se rapportant à son procès. Plus de 59 000 pages lui ont été communiquées.

[5]               Bien que M. Blank ne soit pas tenu de justifier ses demandes, il explique avec plaisir que ces documents l’aident à préparer son action devant la Cour du Banc de la Reine du Manitoba et que c’est par principe qu’il formule ces demandes. Il n’affirme pas que le processus de communication préalable du Manitoba est inadéquat, mais explique plutôt que, s’il formule correctement ses demandes, des documents qui ne respecteraient peut-être pas autrement le critère de la pertinence lui seront communiqués. Il lui revient selon lui de décider ce qui est pertinent et ce qui ne l’est pas.

[6]               La présente demande de contrôle judiciaire concerne une demande présentée le 7 avril 2005 à Environnement Canada en vue d’obtenir :

[traduction]

Tous les documents de Daniel Woo relatifs à Gateway Industries Ltd. et/ou à Sheldon Blank concernant :

‑ l’article 82 de la Loi sur les pêches

‑ ce dont avait connaissance le ministère

‑ les modifications apportées aux accusations

‑ le délai de prescription

‑ le certificat du ministre

Sont comprises toutes les communications faites sur les questions susmentionnées à M. Woo provenant de quiconque et de M. Woo à quiconque ainsi que toutes les copies obtenues par M. Woo. La présente demande englobe les courriels et les notes relatives aux conversations échangées sur les sujets susmentionnés.

[7]               M. Woo travaillait à la Direction générale de la protection de l’environnement, Région des Prairies et du Nord d’Environnement Canada. Après avoir effectué des recherches dans ses dossiers, il a affirmé qu’il ne possédait aucun document qui correspondait à la demande. D’autres recherches ont été effectuées par la Direction générale de la protection de l’environnement, Région des Prairies et du Nord d’Environnement Canada. Là encore, aucun document correspondant à la demande n’aurait été trouvé.

[8]               M. Blank a été informé des résultats de ces recherches le 28 avril 2005 et on lui a expliqué – même s’il le savait déjà – qu’il avait le droit de porter plainte au Commissariat à l’information du Canada (la Commissaire), ce qu’il a fait le 6 mai 2005. Le 26 mai 2005, la Commissaire a transmis à Environnement Canada un avis d’enquête et un résumé de la plainte.

[9]               Ce n’est qu’environ quatre ans et demi plus tard, dans le cadre de l’enquête menée au sujet d’une autre plainte de M. Blank, que des documents contenant le nom de M. Woo ont été repérés. Ces documents ne se trouvaient pas dans les bureaux d’Environnement Canada à Winnipeg, mais plutôt au cabinet d’avocats Fillmore Riley qui représentait M. Blank dans son action au civil.

[10]           La Commissaire a examiné quelque 1 350 pages. Même si Environnement Canada maintenait sa position qu’aucun de ses documents ne correspondait à la demande de M. Blank, la Commissaire a affirmé que 99 pages y correspondaient et elle a recommandé qu’elles soient produites. Les pages en question ont été communiquées à M. Blank, bien que bon nombre d’entre elles aient été caviardées au motif qu’elles étaient visées par le privilège du secret professionnel de l’avocat ou qu’elles renfermaient des renseignements personnels ou des renseignements confidentiels du cabinet.

[11]           Le 23 mars 2011, la Commissaire a écrit à M. Blank pour lui présenter ses conclusions au sujet de ce qui précède et pour l’informer qu’elle était maintenant convaincue que des recherches appropriées et approfondies avaient été menées et que tous les documents correspondant à sa demande avaient été traités. La plainte de M. Blank a été jugée bien fondée et a été réglée sans qu’il soit nécessaire de formuler des recommandations formelles au responsable de l’institution fédérale en question.

[12]           M. Blank ne s’est pas plaint à la Commissaire que certaines parties des 99 pages en question étaient caviardées. Il a plutôt saisi la Cour d’une demande de contrôle judiciaire. Bien que sa demande ait été déposée après l’expiration des délais prescrits, la Cour a prorogé les délais en vertu de son pouvoir discrétionnaire.

[13]           La demande était ainsi libellée :

[traduction]

DEMANDE présentée en vertu de l’article 41 de la Loi sur l’accès à l’information, LRC 1985, chapitre A‑1 (la Loi) en vue d’obtenir le contrôle par la Cour fédérale du Canada du refus du responsable du ministère de la Justice de communiquer les documents demandés par Sheldon Blank dans le cadre d’une demande d’accès présentée le 7 avril 2015 en vertu de la Loi. Le défendeur n’a pas communiqué tous les documents pertinents correspondant à la demande.

[Caractères gras dans l’original.]

I.                   La Loi sur l’accès à l’information

[14]           Il importe de tenir compte du fait qu’avant l’adoption de la présente Loi, il n’y avait pas de droit légal d’accès aux documents de l’administration fédérale (X c Canada (Ministre de la Défense nationale), [1991] 1 CF 670). La production de documents dans le cadre d’un procès civil auquel la Couronne est partie est une question complètement différente.

[15]           L’objet de la Loi est énoncé aux articles 2 et 4. La Loi vise à conférer aux citoyens canadiens et aux résidents permanents le droit à la communication des documents de l’administration fédérale, sous réserve des exceptions prévues par la Loi. Parmi ces exceptions, mentionnons celles relatives aux renseignements personnels (articles 19), aux renseignements protégés par le secret professionnel des avocats (article 23) et aux documents confidentiels du Conseil privé de la Reine (article 69). L’article 25 prévoit que, même lorsque le refus de communiquer un document est justifié, le responsable de l’institution fédérale est néanmoins tenu d’en communiquer les parties dépourvues de renseignements sensibles à condition que le prélèvement de ces parties ne pose pas de problèmes sérieux.

[16]           Il est possible de déposer une plainte devant le Commissaire conformément aux articles 30 et suivants. Le Commissaire dispose de vastes pouvoirs d’enquête, mais il ne peut forcer une institution fédérale à fournir au plaignant les documents qu’il réclame. En l’espèce, la Commissaire a enquêté et elle a recommandé à Environnement Canada et au ministère de la Justice de communiquer les 99 pages de documents qui correspondaient selon elle à la demande de M. Blank. Malgré leur désaccord, Environnement Canada et le ministère de la Justice ont obtempéré, mais, vraisemblablement à l’insu de la Commissaire, ils ont caviardé certaines pages des documents en question. Comme nous l’avons déjà mentionné, M. Blank n’a pas porté plainte à la Commissaire, mais il s’est plutôt adressé directement à la Cour, qu’il a saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision d’Environnement Canada.

II.                Questions en litige

[17]           M. Blank soumet les cinq questions suivantes :

[traduction]

Jusqu’à quel point convient‑il de faire preuve de retenue à l’égard du rapport contenant les conclusions de la Commissaire à l’information?

La procédure suivie pour recueillir les documents respectait‑elle la réglementation, conformément aux lignes directrices du Conseil du Trésor?

Le défendeur a‑t‑il exercé son pouvoir discrétionnaire légalement et a‑t‑il procédé à des prélèvements dans les documents en question en conformité avec l’article 25 de la Loi sur l’accès à l’information?

Le défendeur a‑t‑il rendu inopérante sa revendication de privilège sur les documents et commis un abus de procédure?

Lorsqu’elle est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu de l’article 41, la Cour a‑t‑elle le pouvoir d’examiner une réponse incomplète (documents manquants)?

[18]           Dans son mémoire des faits et du droit, M. Blank réclame le prononcé de l’ordonnance suivante :

[traduction]

1.         Qu’une perquisition ait lieu dans les bureaux de Winnipeg d’Environnement Canada pour qu’il soit donné pleinement suite à sa demande.

2.         Certains prélèvements avaient déjà été effectués dans les documents qui avaient été considérés comme des originaux pour les besoins de la présente demande. Le défendeur devrait examiner les documents dans leur forme intégrale avant d’en prélever des parties en réponse à la demande.

[19]           Toutefois, à l’audience, M. Blank a affirmé qu’il ne sollicitait plus d’ordonnance prescrivant la tenue d’une nouvelle perquisition. Il serait satisfait de la production des quelque 1 250 pages qu’a vues la Commissaire, mais qui n’ont pas été produites, et d’une décision sur les passages expurgés. Il a également affirmé qu’il ne devrait pas y avoir d’adjudication de dépens, et ce, indépendamment de l’issue de la cause.

III.             Analyse

[20]           Le premier des arguments de M. Blank concerne la production des 99 pages caviardées. Le second concerne l’avis de la Commissaire, d’Environnement Canada et du ministère de la Justice suivant lequel les autres 1 250 pages repérées au cabinet Fillmore Riley ne correspondaient pas à sa demande d’accès.

A.                Les passages expurgés

[21]           Bien que M. Blank n’ait en main que 99 pages expurgées, les pages en cause m’ont été communiquées dans leur version intégrale dans l’affidavit confidentiel souscrit par Shelley Emmerson, directrice du Bureau de l’accès à l’information et de la protection des renseignements personnels d’Environnement Canada.

[22]           La présente affaire repose sur l’article 41 de la Loi sur l’accès à l’information, qui dispose :

41. La personne qui s’est vue refuser communication totale ou partielle d’un document demandé en vertu de la présente loi et qui a déposé ou fait déposer une plainte à ce sujet devant le Commissaire à l’information peut, dans un délai de quarante‑cinq jours suivant le compte rendu du Commissaire prévu au paragraphe 37(2), exercer un recours en révision de la décision de refus devant la Cour. La Cour peut, avant ou après l’expiration du délai, le proroger ou en autoriser la prorogation.

41. Any person who has been refused access to a record requested under this Act or a part thereof may, if a complaint has been made to the Information Commissioner in respect of the refusal, apply to the Court for a review of the matter within forty‑five days after the time the results of an investigation of the complaint by the Information Commissioner are reported to the complainant under subsection 37(2) or within such further time as the Court may, either before or after the expiration of those forty‑five days, fix or allow.

[23]           Pour que la Cour puisse procéder à un contrôle judiciaire, deux conditions préalables doivent être réunies. Il faut premièrement que M. Blank se soit vu refuser l’accès au document qu’il demande. Deuxièmement, il doit avoir porté plainte au Commissaire. En l’espèce, M. Blank ne s’est pas plaint à la Commissaire que certaines pages avaient été expurgées. Il s’est plutôt adressé directement à la Cour.

[24]           La jurisprudence est parfaitement cohérente sur ce point. M. Blank n’a pas respecté l’une des conditions préalables; cette partie de sa demande doit donc être rejetée au motif qu’elle est prématurée.

[25]           Une décision récente qui s’applique directement à cette question est celle qu’a rendue le juge Brown dans l’affaire Blank, précitée. Dans cette affaire, M. Blank n’avait pas demandé à la Commission d’examiner les passages supprimés dans les pages qui lui avaient été communiquées ou de présenter ses conclusions à ce sujet, mais s’était plutôt adressé directement à la Cour, comme en l’espèce. Voici ce que le juge Brown a déclaré, au paragraphe 45 :

[…] qu’à défaut de plainte, d’examen et de compte rendu des conclusions du Commissaire à l’information en ce qui concerne les documents communiqués par le ministère de la Justice, la Cour n’a pas compétence pour réviser les dossiers pertinents, aux termes de l’article 41 de la Loi.

Je suis du même avis. M. Blank soutient quant à lui que cette décision est mal fondée et il l’a portée en appel.

[26]           Même si le juge Brown s’était aventuré en terrain inconnu, j’estime que sa décision est éminemment raisonnable et je la suivrais pour des raisons de courtoisie judiciaire. Ainsi que la juge Dawson l’a déclaré dans la décision Alfred c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1134, au paragraphe 15 (reprenant à son compte les observations du juge Wilson dans Hansard Spruce Mills Ltd., [1954] BCJ no 136, [1954] 4 DLR 590 (CSC‑B)) :

[traduction]

[…] je ne tirerai une conclusion qui contredise le jugement d’un autre juge du siège que dans les [cas] suivants :

a) des décisions subséquentes ont remis en question la validité du jugement en question;

b) il y a la preuve que la force obligatoire de la jurisprudence ou de la loi applicable n’a pas été prise en considération;

c) le jugement était rendu sans délibéré, c’est-à-dire qu’il s’agit d’un jugement nisi prius rendu dans les circonstances bien connues de tous les juges de première instance, là où les exigences du procès sont telles que le juge doit rendre immédiatement sa décision sans avoir le temps de consulter la jurisprudence.

Sauf les cas ci‑dessus, je pense que le juge de première instance doit se conformer aux décisions antérieures de ses collègues.

[Soulignement de l’original supprimé.]

[27]           En tout état de cause, le juge Brown suivait les arrêts de la Cour d’appel fédérale que, tout comme lui, je suis tenu de suivre (Canada (Commissaire à l’information) c Canada (Ministre de la Défense nationale) (1999), 240 NR 244, au paragraphe 28, Statham c Société Radio‑Canada, 2010 CAF 315, au paragraphe 55, et Whitty c Canada (Procureur général), 2014 CAF 30, aux paragraphes 8 et 9).

[28]           Suivant un solide principe de droit administratif, sauf dans des circonstances exceptionnelles, il faut épuiser tous les recours administratifs avant de s’adresser à la Cour. Dans l’arrêt CB Powell Limited c Canada (Agence des services frontaliers), 2010 CAF 61, le juge Stratas, qui s’exprimait au nom de la Cour d’appel fédérale a déclaré ce qui suit, aux paragraphes 30 à 33 :

[30]           En principe, une personne ne peut s’adresser aux tribunaux qu’après avoir épuisé toutes les voies de recours utiles qui lui sont ouvertes en vertu du processus administratif. L’importance de ce principe en droit administratif canadien est bien illustré par le grand nombre d’arrêts rendus par la Cour suprême du Canada sur ce point : Harelkin c. Université de Regina, [1979] 2 R.C.S. 561; Canadien Pacifique Ltée c. Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 R.C.S. 3; Weber c. Ontario Hydro, [1995] 2 R.C.S. 929; R. c. Consolidated Maybrun Mines Ltd., [1998] 1 R.C.S. 706, paragraphes 38 à 43; Regina Police Association Inc. c. Regina (Ville) Board of Police Commissioners, [2000] 1 R.C.S. 360, 2000 CSC 14, paragraphes 31 et 34; Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., [2001] 2 R.C.S. 460, 2001 CSC 44, paragraphes 14, 15, 58 et 74; Goudie c. Ottawa (Ville), [2003] 1 R.C.S. 141, 2003 CSC 14; Vaughan c. Canada, [2005] 1 R.C.S. 146, 2005 CSC 11, paragraphes 1 et 2; Okwuobi c. Commission scolaire Lester‑B.‑Pearson, [2005] 1 R.C.S. 257, 2005 CSC 16, paragraphes 38 et 55; Canada (Chambre des communes) c. Vaid, [2005] 1 R.C.S. 667, 2005 CSC 30, paragraphe 96.

[31]           La doctrine et la jurisprudence en droit administratif utilisent diverses appellations pour désigner ce principe : la doctrine de l’épuisement des recours, la doctrine des autres voies de recours adéquates, la doctrine interdisant le fractionnement ou la division des procédures administratives, le principe interdisant le contrôle judiciaire interlocutoire et l’objection contre le contrôle judiciaire prématuré. Toutes ces formules expriment la même idée : à défaut de circonstances exceptionnelles, les parties ne peuvent s’adresser aux tribunaux tant que le processus administratif suit son cours. Il s’ensuit qu’à défaut de circonstances exceptionnelles, ceux qui sont insatisfaits de quelque aspect du déroulement de la procédure administrative doivent exercer tous les recours efficaces qui leur sont ouverts dans le cadre de cette procédure. Ce n’est que lorsque le processus administratif a atteint son terme ou que le processus administratif n’ouvre aucun recours efficace qu’il est possible de soumettre l’affaire aux tribunaux. En d’autres termes, à défaut de circonstances exceptionnelles, les tribunaux ne peuvent intervenir dans un processus administratif tant que celui-ci n’a pas été mené à terme ou tant que les recours efficaces qui sont ouverts ne sont pas épuisés.

[32]           On évite ainsi le fractionnement du processus administratif et le morcellement du processus judiciaire, on élimine les coûts élevés et les délais importants entraînés par une intervention prématurée des tribunaux et on évite le gaspillage que cause un contrôle judiciaire interlocutoire alors que l’auteur de la demande de contrôle judiciaire est de toute façon susceptible d’obtenir gain de cause au terme du processus administratif (voir, par ex. Consolidated Maybrun, précité, paragraphe 38, Aéroport international du Grand Moncton. c. Alliance de la fonction publique du Canada, 2008 CAF 68, paragraphe 1; Ontario College of Art c. Ontario (Human Rights Commission) (1992), 99 D.L.R. (4th) 738 (Cour div. Ont.). De plus, ce n’est qu’à la fin du processus administratif que la cour de révision aura en mains toutes les conclusions du décideur administratif. Or, ces conclusions se caractérisent souvent par le recours à des connaissances spécialisées, par des décisions de principe légitimes et par une précieuse expérience en matière réglementaire (voir, par ex. Consolidated Maybrun, précité, paragraphe 43, Delmas c. Vancouver Stock Exchange (1994), 119 D.L.R. (4th) 136 (C.S. C.‑B.) conf. par (1995), 130 D.L.R. (4th) 461 (C.A.C.‑B.), et Jafine c. College of Veterinarians (Ontario) (1991), 5 O.R. (3d) 439 (Div. gén.)). Enfin, cette façon de voir s’accorde avec le concept du respect des tribunaux judiciaires envers les décideurs administratifs qui, au même titre que les juges, doivent s’acquitter de certaines responsabilités décisionnelles (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190, paragraphe 48).

[33]           Partout au Canada, les cours de justice ont reconnu et appliqué rigoureusement le principe général de non-ingérence dans les procédures administratives, comme l’illustre la portée étroite de l’exception relative aux « circonstances exceptionnelles ». Il n’est pas nécessaire d’épiloguer longuement sur cette exception, puisque les parties au présent appel ne prétendent pas qu’il existe des circonstances exceptionnelles qui permettraient un recours anticipé aux tribunaux judiciaires. Qu’il suffise de dire qu’il ressort des précédents que très peu de circonstances peuvent être qualifiées d’« exceptionnelles » et que le critère minimal permettant de qualifier des circonstances d’exceptionnelles est élevé (voir à titre général l’ouvrage de D.J.M. Brown et J.M. Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada (édition à feuilles mobiles) (Toronto, Canvasback Publishing, 2007), pages 3:2200, 3:2300 et 3:4000, ainsi que l’ouvrage de David J. Mullan, Administrative Law (Toronto, Irwin Law, 2001), pages 485 à 494). Les meilleurs exemples de circonstances exceptionnelles se trouvent dans les très rares décisions récentes dans lesquelles les tribunaux ont accordé un bref de prohibition ou une injonction contre des décideurs administratifs avant le début de la procédure ou au cours de celle‑ci. Les préoccupations soulevées au sujet de l’équité procédurale ou de l’existence d’un parti pris, de l’existence d’une question juridique ou constitutionnelle importante ou du fait que les toutes les parties ont accepté un recours anticipé aux tribunaux ne constituent pas des circonstances exceptionnelles permettant aux parties de contourner le processus administratif dès lors que ce processus permet de soulever des questions et prévoit des réparations efficaces (voir Harelkin, Okwuobi, paragraphes 38 à 55, et University of Toronto c. C.U.E.W, Local 2 (1988), 55 D.L.R. (4th) 128 (Cour div. Ont.)). Ainsi que je le démontrerai sous peu, l’existence de ce qu’il est convenu d’appeler des questions de compétence ne constitue pas une circonstance exceptionnelle justifiant un recours anticipé aux tribunaux.

[29]           Bien que cette affirmation ait été faite dans un contexte différent, il n’en demeure pas moins que les conclusions de fait d’un tribunal administratif et le dossier qu’il établit, de même que la perception éclairée qu’il a, à titre d’organisme spécialisé, des différentes questions, seront souvent extrêmement utiles pour la cour de révision (Workers’ Compensation Board) c. Martin; 2003 CSC 54, [2003] 2 RCS 504, le juge Gonthier, au paragraphe 30).

[30]           De plus, la Commissaire a un pouvoir de persuasion. Elle a persuadé Environnement Canada de divulguer 99 pages, et ce, même si le responsable de cet organisme n’était pas convaincu qu’elles correspondaient à la demande de M. Blank. Elle aurait tout aussi bien pu inciter le responsable en question de revenir sur sa position sur les passages expurgés.

[31]           Par conséquent, il n’est pas nécessaire de se pencher sur la sempiternelle plainte de M. Blank suivant laquelle le privilège du secret professionnel de l’avocat qui aurait autrement pu être invoqué a depuis été perdu pour cause de fraude. Dans la mesure où il a déjà reçu un texte intégral de 99 pages dans le cadre d’une autre demande de renseignements, la question est sans objet. Il ne peut prétendre que le droit de caviarder d’autres pages a par conséquent été perdu. Le dossier ne permet pas de conclure à une telle intention (Stevens c Canada (Premier ministre), [1997] 2 CF 759, conf. par [1998] 4 CF 89; Blank c Canada (Ministre de la Justice), 2005 CF 1551; Blank c Canada (Ministre de la Justice), 2006 CF 841).

IV.             Les 1 250 pages

[32]           Quant aux 1 250 autres pages repérées au cabinet d’avocats Fillmore Riley, Environnement Canada et le ministère de la Justice maintiennent leur position qu’elles ne tombent pas sous le coup de la demande de 2005 de M. Blank. La Commissaire partage leur opinion. M. Blank affirme que cette décision d’Environnement Canada est déraisonnable.

[33]           Je ne suis pas tout à fait certain de ce que veut exactement M. Blank. Il a tout d’abord demandé qu’une perquisition soit effectuée dans les bureaux de Winnipeg d’Environnement Canada, mais il affirme maintenant qu’il serait satisfait qu’on lui produise les autres pages qui ont été repérées au cabinet d’avocats Fillmore Riley. S’il souhaite obtenir une ordonnance enjoignant à la Commissaire d’examiner de nouveau les documents en question, je peux refuser cette mesure pour la simple raison que la Commissaire n’est pas partie à la présente instance. Le Commissariat à l’information est un bureau indépendant. Il n’est pas désigné comme défendeur dans la présente demande et il n’est pas représenté par le ministre de la Justice.

[34]           Toutefois, il y a d’autres raisons plus fondamentales qui justifient de rejeter ce volet de la demande de contrôle judiciaire de M. Blank.

[35]           La thèse d’Environnement Canada est qu’il n’y a aucun document à produire. Il faut qu’il s’agisse d’un document de M. Woo portant sur Gateway Industries Ltd ou sur M. Blank et qui porte sur certains sujets précis. Par conséquent, il n’y a eu aucun refus de produire un document.

[36]           Si, pour les besoins de la discussion, je devais faire plaisir à M. Blank et adopter le point de vue selon lequel l’enquête de la Commissaire était de piètre qualité et incomplète, M. Blank ne disposerait quand même d’aucun recours devant la Cour. Il faut toujours se rappeler qu’avant l’adoption de la Loi sur l’accès à l’information, les Canadiens n’avaient aucun accès aux documents de l’administration fédérale. Le droit d’accès doit être prévu par la Loi.

[37]           La Cour n’a pas compétence pour contester la conclusion que tire la Commissaire, au terme de son enquête, suivant laquelle il n’y a pas de document. Même si elle portait sur des dispositions semblables de la Loi sur la protection des renseignements personnels, la décision rendue par le juge MacKay dans l’affaire Connolly c Société canadienne des postes, 197 FTR 161, [2000] ACF no 1883, est très pertinente. Voici ce que le juge écrit, au paragraphe 10 :

[10]      Les droits évalués en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels sont ceux qui sont énoncés dans cette Loi et tout redressement prévu en cas de contravention à ces droits est prévu dans cette même Loi. Il n’existe aucun redressement selon les règles de common law et la Loi ne prévoit aucun redressement en cas de refus erroné de communiquer des renseignements personnels à la personne qui les demande. Aucun droit à des dommages-intérêts n’existe, que ce soit en vertu des règles de common law ou de la Loi sur la protection des renseignements personnels.

[38]           M. Connolly a été débouté de son appel (Connolly c Société canadienne des postes, 2002 CAF 50, [2002] ACF no 185 (QL)). Ainsi que le juge Noël, de la Cour d’appel fédérale, l’écrit, aux paragraphes 3 et 4 :

[3]        L’appelant ne conteste pas la conclusion du juge MacKay. Il soutient plutôt que la Loi doit être modifiée afin de permettre à la Cour de réviser la façon dont les institutions gouvernementales répondent aux demandes de renseignements et d’accorder la réparation appropriée en cas de faute de l’institution.

[4]        Cette question, comme nous avons essayé de l’expliquer au demandeur à l’audience, relève du Parlement et ne peut pas faire l’objet d’une audience devant la Cour d’appel fédérale.

[39]           La Cour fédérale ne s’est pas vue conférer la compétence de réviser les conclusions et les recommandations de la Commissaire (Canada (Procureur général) c Bellemare, [2000] ACF no 2077 (QL)).

[40]           Pour résumer, la demande présentée par M. Blank en ce qui concerne les pages caviardées sera rejetée au motif qu’elle est prématurée parce qu’il n’a pas porté plainte à la Commissaire. Le reste de sa demande sera rejeté au motif que les conclusions de la Commissaire suivant lesquelles il n’y a pas de document ne peuvent être contestées.

V.                Dépens

[41]           Bien que le droit de M. Blank de réclamer des documents en vertu de la Loi sur l’accès à l’information ne soit pas contesté – aucun argument n’a été formulé au sujet de la proportionnalité –, il sait fort bien qu’il s’expose à certaines conséquences s’il succombe. Il n’y a aucune raison de ne pas ordonner que les dépens suivent l’issue de la cause. L’avocat du ministre a soumis un projet de mémoire conformément à notre pratique courante. Ce mémoire est fondé sur le tarif B, colonne III, soit la colonne par défaut. Aucuns débours n’ont été réclamés même s’ils auraient pu l’être. Le projet de mémoire était fondé sur une audience d’une journée et demie, comme cela avait été prévu. Or, l’audience n’a duré qu’une seule journée.

[42]           Dans ces conditions, je fixe les dépens à 11 270 $.


JUGEMENT

POUR LES MOTIFS EXPOSÉS,

LA COUR ORDONNE QUE la présente demande de contrôle judiciaire soit rejetée et que les dépens, adjugés au ministre, soient fixés au montant global de 11 270 $.

« Sean Harrington »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑828‑12

INTITULÉ :

SHELDON BLANK c LE MINISTRE DE L’ENVIRONNEMENT

LIEU DE L’AUDIENCE :

WINNIPEG (MANITOBA)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 OCTOBRE 2015

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE HARRINGTON

DATE DES MOTIFS :

LE 5 NOVEMBRE 2015

COMPARUTIONS :

Sheldon Blank

LE demandeur

(POUR SON PROPRE COMPTE)

John Faulhammer

POUR LE défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

pour le défendeur

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.