Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20151023


Dossier : IMM-2008-15

Référence : 2015 CF 1202

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Vancouver (Colombie‑Britannique), le 23 octobre 2015

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

SALAH AWIL ABDILLAHI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               M. Abdillahi sollicite l’annulation d’une décision défavorable relative à l’examen des risques avant renvoi [ERAR]. Pour les motifs qui suivent, la présente demande est accueillie.

[2]               M. Abdillahi est âgé de 26 ans et citoyen de la République fédérale de Somalie. Il est entré au Canada il y a 10 ans, en tant que résident permanent parrainé par sa mère, mais il a depuis lors été déclaré interdit de territoire pour grande criminalité. Il fait donc l’objet d’une mesure de renvoi en Somalie.

[3]               L’agent chargé de l’ERAR a relevé que M. Abdillahi [traduction] « avait 22 déclarations de culpabilité au Canada et deux accusations en instance ». Il [traduction] « a eu affaire plus de 135 fois avec la police depuis qu’il est devenu résident permanent ». Bien que ses antécédents soient intéressants pour fournir une explication à la conclusion d’interdiction de territoire, son casier judiciaire n’est pas important lorsqu’une analyse relative à l’ERAR est menée. L’appel, fondé sur des motifs d’ordre humanitaire, interjeté contre la mesure de renvoi à la Section d’appel de l’immigration [SAI] n’a pas été accueilli.

[4]               M. Abdillahi a commencé à boire peu après son arrivée au Canada; il est alcoolique. Il ressort de la décision de la SAI que le demandeur boit chaque jour, s’il a de l’argent, et qu’il dit que ses déclarations de culpabilité sont liées à son alcoolisme; il n’est pas arrêté lorsqu’il ne boit pas.

[5]               M. Abdillahi a une déficience cognitive. Il a subi un accident causé par un autobus le 20 septembre 2013 et souffre de nombreuses blessures, notamment d’un grave traumatisme cérébral. La lésion cérébrale a entraîné des pertes de mémoire, de langage et de connaissances.

[6]               M. Abdillahi a peu de liens familiaux en Somalie. Son père vit en Somalie, mais il n’a pas eu de rapports avec lui depuis 2007, et il ne sait pas où son père vit. De façon semblable, il a aussi des tantes et des oncles en Somalie, mais il ne sait pas où ils vivent.

[7]               M. Abdillahi a un certain nombre de tatouages. Il a déclaré à l’agent chargé de l’ERAR qu’il a des tatouages : de la tête d’un lion; du terme [traduction] « hors-la-loi »; d’un cœur; de l’acronyme [traduction] « VOS » qui signifie « voyou original de Somalie »; du terme « amour »; d’un signe de dollar; d’un dessin représentant un croisement entre un pentagone et un cœur. Il déclare que la majorité de ces tatouages sont sur ses avant-bras et sont très visibles. Il dit que ces tatouages le décriraient comme étant occidentalisé et non pas comme un musulman.

[8]               M. Abdillahi ne sait pas à quel clan il appartient et il affirme qu’il serait exposé à un risque en Somalie s’il n’a pas le soutien social et protecteur d’un clan.

[9]               L’agent chargé de l’ERAR a conclu que M. Abdillahi ne serait pas exposé au risque s’il était renvoyé en Somalie. Je souscris aux observations de l’avocat selon lesquelles l’agent n’a pas expressément conclu que M. Abdillahi serait exposé au risque dans les régions du pays qui sont sous le contrôle du groupe Al‑Chabaab, mais j’ai conclu que l’agent a dû le faire. L’agent s’est grandement fondé sur le rapport du ministère de l’Intérieur du Royaume-Uni de décembre 2014 portant sur la Somalie et intitulé [traduction], Somalie : Sécurité et situation humanitaire au Sud et au Centre de la Somalie (Somalia: Security and humanitarian situation in South and Central Somalia). Selon ce rapport, les personnes qui, comme M. Abdillahi, retournent en Somalie dans un territoire contrôlé par Al‑Chabaab seraient exposées au risque :

[traduction]

En général, le renvoi dans une région placée sous le contrôle d’Al‑Chabaab n’est pas faisable pour une personne qui n’a pas d’antécédents de vie dans une telle région contrôlée par Al‑Chabaab, et ce n’est en général pas une proposition raisonnable pour quelqu’un qui a des antécédents. De telles personnes seraient exposées à un véritable risque de persécution aux mains d’Al‑Chabaab en raison d’opinions politiques ou religieuses réputées.

L’agent semble conclure que M. Abdillahi est exposé au risque de la part d’Al‑Chabaab, parce qu’il écrit : [traduction] « Je conclus que les risques auxquels le demandeur est exposé de la part d’Al‑Chabaab sont réduits de façon importante à Mogadiscio ». L’agent continue alors son analyse quant à l’ERAR par l’examen de la question de savoir s’il existe une possibilité de refuge intérieur [PRI] à Mogadiscio.

[10]           L’analyse de l’agent portant sur Mogadiscio comme étant une PRI est déraisonnable et non acceptable, parce que l’agent a centré son examen uniquement sur des extraits choisis de la preuve documentaire, ce faisant, il n’a pas tenu compte et a omis de traiter des déclarations importantes et des documents qui vont à l’encontre de son ultime décision. Bien qu’il puisse à bon droit préférer la preuve selon laquelle Mogadiscio est une PRI, l’agent doit traiter les éléments de preuve qui vont en sens contraire, et il doit énoncer la raison pour laquelle il a accordé peu ou pas de poids à ceux‑ci, ou pourquoi ces éléments de preuve ne visent pas M. Abdillahi. L’agent ne peut pas méconnaître ces éléments de preuve, en particulier lorsqu’il appert qu’ils étayent grandement la conclusion que Mogadiscio n’est pas une PRI pour M. Abdillahi.

[11]           La question de savoir si Mogadiscio est une PRI viable est expressément traitée dans deux rapports et deux affaires dont disposait l’agent. Tous donnent à penser que Mogadiscio n’est pas une PRI viable pour quelqu’un qui présente les caractéristiques et les antécédents de M. Abdillahi.

[12]           Dans son rapport intitulé [traduction] Mogadiscio ne peut pas offrir une possibilité de refuge intérieur (septembre 2013, en anglais) (Mogadishu cannot qualify as an Internal Flight Alternative), Amnestie Internationale conclut que :

[traduction]

Il est peu probable que ceux qui retournent en Somalie seront en mesure d’avoir des modes de vie acceptables, à moins qu’ils n’aient accès aux ressources économiques et aux personnes ou aux réseaux influents dans la ville. Sans cela, il est fort probable que toute personne qui retourne serait exposée à de graves difficultés dans l’accès à l’emploi, et elle ne serait pas en mesure de jouir d’un mode de vie adéquat dans une ville où les infrastructures demeurent brisées, un pays qui a, sur le plan mondial, l’un des plus bas niveaux de développement et d’indicateurs humanitaires. [Non souligné dans l’original.]

[13]           Le rapport du ministère de l’Intérieur du Royaume-Uni intitulé [traduction] Information sur le pays et orientation : Somalie : sécurité et situation humanitaire au Sud et au Centre de la Somalie (décembre 2014, en anglais) (Country Information and Guidance: Somalia: Security and humanitarian situation in South and Central Somalia) énonce que, bien que Mogadiscio puisse être une PRI acceptable pour certaines personnes, cette ville ne serait vraisemblablement pas une option réaliste pour une personne [traduction] « d’un clan minoritaire, sans lien antérieur à la ville, sans accès à de l’argent, et sans autre type de soutien clanique, familial ou social ». Il ressort du rapport que :

[traduction]

En l’absence de moyens permettant d’établir une résidence et une forme quelconque de soutien financier constant, il y aura un véritable risque de ne pas avoir d’autre choix que de vivre dans des logements improvisés dans un camp pour personnes déplacées à l’intérieur du territoire [PDIT] dans lequel il y a une véritable possibilité de devoir vivre dans des conditions inférieures aux normes humanitaires acceptables. [Non souligné dans l’original.]

[14]           La jurisprudence dont disposait l’agent contient des déclarations semblables. Dans la décision AMM and others (conflict; humanitarian crisis; returnees; FGM) Somalia CG, [2011] UKUT 00445, le Tribunal supérieur du Royaume-Uni (Chambre de l’immigration et de l’asile) a statué que Mogadiscio ne pouvait pas, en général, offrir une possibilité de réinstallation interne. Le Tribunal supérieur a reconnu une exception pour :

[traduction]

Des personnes ou des professionnels de la classe moyenne à Mogadiscio qui peuvent vivre selon des modes de vie raisonnables, dans des situations où le risque énoncé à l’alinéa 15c) qui existe pour la grande majorité de la population, ne s’applique pas.

Toutefois, le Tribunal supérieur a aussi souligné que :

[traduction]

L’importance de la catégorie que nous avons décrite ne devrait cependant pas être exagérée. Pour la plupart des personnes à Mogadiscio, le risque énoncé à l’alinéa 15c) persiste à l’heure actuelle. Dans le cas d’un demandeur de protection internationale, un juge des faits devra être convaincu qu’il existait des motifs valables de conclure que le demandeur appartenait à une telle catégorie.

[15]           De façon semblable dans la décision MOJ & Ors (Return to Mogadishu) Somalia CG, [2014] UKUT 00442, le Tribunal supérieur (Chambre de l’immigration et de l’asile) a décidé que :

[traduction]

Il ressort de façon évidente de la preuve que ce ne sont pas simplement ceux qui sont originaires de Mogadiscio qui peuvent maintenant généralement retourner vivre dans cette ville sans être exposés au risque énoncé à l’alinéa 15c) ou être exposés à un véritable risque d’indigence. De nombreux citoyens somaliens ont déménagé à Mogadiscio, ville dans laquelle nous avons constaté qu’il y a maintenant une liberté de circulation et pas de discrimination fondée sur l’appartenance clanique. Une telle personne qui souhaite s’établir à Mogadiscio, mais qui n’a pas vécu antérieurement dans cette ville, serait en mesure de le faire à condition qu’elle ait, soit un certain type de soutien d’un réseau social, qui pourrait prendre la forme de l’appartenance à une majorité clanique ou du fait d’avoir des parents qui vivent dans la ville, soit qu’elle ait accès à des moyens financiers qui seraient requis pour obtenir un logement et un soutien constant. Cela peut se faire au moyen de transferts de fonds constants ou de maintien de revenus par un emploi ou un travail indépendant.

Par ailleurs, la réinstallation à Mogadiscio pour une personne appartenant à un clan minoritaire, sans lien antérieur à la ville, sans accès aux moyens financiers et sans autre forme de soutien clanique, familial, ou social n’est vraisemblablement pas réaliste, étant donné que, en l’absence de moyens d’obtenir une résidence et une forme quelconque de soutien financier constant, il y aura un véritable risque de ne pas avoir d’autre choix que de vivre dans des logements improvisés au sein d’un camp pour les PDIT où il existe une réelle possibilité de devoir vivre dans des conditions inférieures aux normes humanitaires acceptables. [Non souligné dans l’original.]

[16]           Selon la preuve, M. Abdillahi n’a ni famille, ni amis, ni liens claniques connus à Mogadiscio. De plus, il a peu ou pas d’accès à des ressources. En fait, la seule fois où l’agent a examiné la capacité du demandeur de vivre à Mogadiscio était dans son dispositif, lorsqu’il a déclaré que :

[traduction]

Je ne considère pas que la difficulté liée à la réinstallation est déraisonnable, vu que le demandeur connaît le somali, et vu son expérience professionnelle antérieure en tant que conducteur de chariot élévateur à Edmonton et à Vancouver.

[17]           Le fait que l’agent se fonde sur cette expérience professionnelle est abusif, étant donné que M. Abdillahi a travaillé en tant que conducteur de chariot élévateur pour un total de quatre mois entre son arrivée au Canada en 2005, et l’audience relative à son renvoi en 2014. Hormis ces quatre mois, il n’a pas du tout travaillé pendant qu’il était au Canada. Inutile de dire – et malgré la conclusion en sens inverse tirée par l’agent – que cette expérience professionnelle n’est pas de bon augure pour les perspectives économiques de M. Abdillahi à Mogadiscio.

[18]           De façon additionnelle, l’agent n’a pas adéquatement traité des risques auxquels serait exposé M. Abdillahi en raison de ses problèmes de santé mentale. Le rapport du Bureau européen d’appui en matière d’asile sur les renseignements relatifs au pays d’origine, Sud et Centre de la Somalie, aperçu du pays (EASO Country of Origin Information Report South and Central Somalia Country Overview), informe qu’en Somalie [traduction] « les patients qui souffrent de problèmes de santé mentale sont souvent enchaînés à des arbres ou condamnés à la mort ».

[19]           Un lieu n’est une PRI que si la personne visée peut raisonnablement et sans contrainte excessive s’y installer. Cela requiert une évaluation du lieu dans le cadre de la situation et des caractéristiques de la personne. Cette évaluation doit prendre en compte la capacité de la personne à obtenir du soutien dans le lieu en matière d’emploi et de santé physique et mentale.

[20]           M. Abdillahi est un alcoolique délinquant récidiviste qui a une déficience cognitive et une expérience professionnelle minime, peu d’accès à des ressources ou du soutien social. Il appartient indubitablement à la catégorie des personnes décrites dans la preuve documentaire qui ne peuvent vraisemblablement pas s’en sortir à Mogadiscio sans être exposées à une contrainte excessive. Il peut difficilement être dit que vivre dans un camp pour les PDIT soit une PRI.

[21]           Au vu du nombre d’éléments de preuve qui contredisent la conclusion de l’agent, et de l’omission de ce dernier de traiter de ces éléments de preuve, la décision est déraisonnable et ne peut pas être maintenue.

[22]           Aucune des parties n’a proposé de question à certifier.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la présente demande est accueillie, la demande d’ERAR du demandeur doit être tranchée par un autre agent, et aucune question n’est certifiée.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

L. Endale


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

dossier :

IMM-2008-15

 

INTITULÉ :

SALAH AWIL ABDILLAHI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 14 octobre 2015

 

Jugement et motifs :

Le juge ZINN

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 23 octobre 2015

COMPARUTIONS :

Warren Puddicombie

Pour le demandeur

 

Helen Park

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Elgin, Cannon & Associates

Avocats

Vancouver (Colombie‑Britannique)

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

ministère de la Justice

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

Pour le défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.