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Date : 20150902


Dossier : IMM-38-14

Référence : 2015 CF 1044

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 2 septembre 2015

En présence de monsieur le juge Gleeson

ENTRE :

HERNANDO GONZALEZ CAMARGO

DIANA MARINA DE LOS RIOS DE GONZALEZ ET

JUAN MANUEL GONZALEZ DE LOS RIOS

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, déposée sous le régime du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], à l’encontre de la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la Commission] a conclu que les demandeurs n’étaient pas des réfugiés au sens de la convention ni des personnes à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la LIPR, respectivement.

[2]               Pour les motifs exposés ci‑dessous, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

I.                   Contexte

[3]               Les demandeurs sont les citoyens de la Colombie Hernando Gonzalez Camargo [le demandeur principal], son épouse, Diana Marina de Los Rios de Gonzalez [la demanderesse], et leur fils adulte, Juan Manual Gonzalez de Los Rios [le fils adulte].

[4]               Le 2 décembre 2003, le demandeur principal a été enlevé par l’Armée de libération nationale [ELN], un groupe de guérilla gauchiste, pendant qu’il voyageait pour son travail. Quelques jours plus tard, la police a informé son épouse, la demanderesse, de l’enlèvement, lui disant avoir reçu une note de l’ELN. Peu après, l’ELN a téléphoné à la demanderesse pour exiger une rançon de 300 millions de pesos colombiens.

[5]               Un organisme gouvernemental spécialiste des enlèvements, le Unified Action Groups for Personal Freedom [GAULA], a ouvert une enquête à la suite de la plainte officielle déposée par la demanderesse. À l’époque, la demanderesse hésitait à collaborer pleinement à l’enquête du GAULA.

[6]               Le demandeur principal a été libéré le 26 décembre 2003, lorsque la famille d’un autre homme qui avait été enlevé avec lui a payé sa part de la rançon. Le demandeur principal a par la suite remboursé cette famille, ce qui a déclenché d’autres demandes de la part de l’ELN, qui estimait que les demandeurs lui devaient encore une partie de la rançon.

[7]               De janvier 2004 jusqu’à ce qu’ils quittent la Colombie pour aller au Canada en juillet 2012, les demandeurs ont continuellement reçu des demandes d’argent de la part de l’ELN. En 2005, l’ELN a menacé la fillette du fils adulte, laquelle a été envoyée vivre en Espagne avec sa mère. Les demandeurs affirment avoir versé 317 millions de pesos colombiens à l’ELN entre 2003 et 2012, et avoir également fourni des articles personnels à l’ELN en remplacement des versements en espèces, comme l’ELN le proposait. Les demandeurs n’ont pas signalé ces demandes aux autorités de la Colombie parce que l’ELN les avait avertis de rester tranquilles et que, selon eux l’ELN avait infiltré les autorités.

[8]               Durant cette période, les demandeurs ont fait de nombreux voyages aux États‑Unis, au Mexique, au Panama et au Canada, dans l’espoir que la situation s’améliore après une absence prolongée, mais leur retour en Colombie déclenchait chaque fois d’autres demandes de la part de l’ELN. Le demandeur principal et la demanderesse se sont rendus au Canada en juillet 2012 et ont demandé l’asile au motif que l’ELN leur ferait du mal s’ils retournaient en Colombie, étant donné qu’ils avaient refusé de verser l’argent demandé par l’ELN.

[9]               En août 2012 le fils adulte, qui était d’abord resté en Colombie, a communiqué avec la police colombienne. La police lui a dit que l’affaire relevait du GAULA. Quand le fils adulte s’est tourné vers le GAULA, on lui a dit qu’un dossier avait été ouvert après l’enlèvement de 2003 et que le processus suivait son cours. Le fils adulte a quitté la Colombie pour se rendre aux États‑Unis un an plus tard, en août 2013, et a ensuite rejoint ses parents au Canada environ une semaine après.

II.                Décision

[10]           Dans sa décision, la Commission n’a pas remis en question la crédibilité des demandeurs, et a retenu que le demandeur principal avait été enlevé par l’ELN, qu’une rançon avait été payée pour sa libération et que l’ELN avait continué de prendre la famille pour cible afin de lui extorquer de l’argent de janvier 2004 jusqu’à ce qu’elle quitte la Colombie pour le Canada en 2012. La Commission a estimé que la question déterminante concernait la protection offerte aux demandeurs par l’État.

[11]           La Commission, s’appuyant sur les arrêts Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689 [Ward], et Hinzman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 171, 63 Imm LR (3d) 13 [Hinzman], a mentionné les principes de la protection de l’État suivants : 1) il existe une présomption selon laquelle un État est en mesure de protéger ses citoyens, sauf dans les situations d’effondrement complet de l’appareil étatique; 2) pour réfuter la présomption de protection offerte par l’État, le demandeur d’asile doit fournir une preuve claire et convaincante de l’incapacité de l’État de protéger ses citoyens; 3) il incombe au demandeur de s’adresser à son État pour réclamer sa protection dans les cas où une protection pourrait raisonnablement être assurée; 4) le demandeur est tenu d’épuiser tous les recours dont il peut disposer dans son pays avant de demander l’asile; et 5) la protection n’a pas à être parfaite, mais plutôt adéquate.

[12]           Selon la Commission, la preuve documentaire montrait que le gouvernement de la Colombie avait tenté d’améliorer la protection des citoyens en mettant en place de nouveaux programmes, et qu’il continuait de mettre sur pied des programmes visant à améliorer la protection offerte par l’État. Malgré ces efforts, la Commission a constaté que des contraintes financières limitaient certains programmes et, de manière plus générale, que les autorités de la Colombie n’étaient pas toujours parvenues à leurs fins.

[13]           La Commission a conclu que les demandeurs, en ne signalant pas l’extorsion continuelle dont ils étaient victimes par crainte de représailles de la part de l’ELN, n’avaient pas donné aux autorités de la Colombie l’occasion d’évaluer le risque que l’ELN présentait pour eux ni de leur fournir une protection. Les demandeurs doutaient de l’efficacité de la protection offerte par l’État, mais ne l’avaient pas testée, de sorte que la présomption de protection de l’État n’avait pas été réfutée. La Commission a retenu que le fils adulte avait fait un signalement aux autorités en 2013, mais elle a jugé qu’il avait ensuite quitté le pays sans laisser au GAULA l’occasion d’enquêter.

[14]           De l’avis de la Commission, le fait que le GAULA avait pris une déposition, ouvert un dossier et lancé une enquête sur l’enlèvement du demandeur principal en 2003 montrait que les autorités étaient disposées à fournir de l’aide aux demandeurs. La Commission a ajouté que les demandeurs avaient choisi de ne pas collaborer à l’enquête, préférant payer la rançon et céder aux demandes d’argent au fil des ans, et de ne pas avertir la police lorsqu’une menace d’enlèvement sérieuse avait été faite contre la fille du fils adulte en 2005.

[15]           La Commission a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que les demandeurs n’avaient pas établi que la protection offerte par l’État en Colombie était inadéquate, de sorte qu’ils n’avaient pas la qualité de réfugié ni celle de personne à protéger.

III.             Observations du demandeur

[16]           Le demandeur affirme que la Commission a appliqué le mauvais critère relativement à la protection de l’État en examinant plus particulièrement la nature des efforts que le gouvernement de la Colombie avait déployés pour améliorer la protection des citoyens au lieu d’évaluer le caractère adéquat de la protection offerte sur le terrain aux personnes se trouvant dans la situation des demandeurs. Les demandeurs soutiennent que, si la Commission avait appliqué le bon critère, des éléments de preuve auraient établi que la protection de l’État n’était pas adéquate sur le terrain.

[17]           Les demandeurs soutiennent en outre que la Commission a ignoré le témoignage selon lequel les autorités de la Colombie avaient répondu avec mépris lorsque le fils adulte s’était tourné vers elles. Selon les demandeurs, lorsque le fils adulte a tenté de déposer une plainte à propos des menaces qu’il recevait, les autorités n’ont pas fait preuve de sympathie et ont rejeté le blâme sur lui.

[18]           Les demandeurs affirment aussi que la Commission a mal interprété la séquence des événements en considérant que le fils adulte avait quitté la Colombie sans laisser aux autorités l’occasion d’enquêter et d’offrir leur protection. Selon les demandeurs, non seulement la Commission a conclu à tort que les autorités faisaient enquête sur la plainte plutôt que de reconnaître que les autorités n’avaient pas donné suite à la plainte, mais aussi elle semblait croire que le fils adulte avait quitté la Colombie peu de temps après avoir porté plainte. Les faits démontrent que le fils adulte est resté en Colombie pendant un an. Aucune protection n’a été assurée pendant cette période.

IV.             Observations du défendeur

[19]           Le défendeur soutient que la Commission a bien énoncé le critère applicable à la protection de l’État, cité la jurisprudence appropriée et examiné la preuve selon laquelle les autorités de la Colombie avaient la volonté et la capacité de prêter assistance lorsqu’elles étaient appelées à le faire. Le défendeur affirme que la Commission connaissait la distinction entre les efforts déployés par l’État pour offrir sa protection et l’efficacité de la protection offerte sur le terrain aux demandeurs et aux personnes comme eux, car la Commission a cité la jurisprudence pertinente et tenu compte des éléments de preuve.

[20]           Le défendeur souligne qu’il incombait aux demandeurs de réfuter la présomption de protection de l’État à l’aide d’une preuve claire et convaincante. Le défendeur fait remarquer qu’en 2003, les autorités de la Colombie étaient disposées à aider les demandeurs et avaient interrogé la demanderesse cette année‑là; les autorités avaient alors proposé diverses mesures opérationnelles pour prêter assistance aux demandeurs, mais ceux-ci n’avaient pas permis aux autorités de les aider. Après 2003, le demandeur principal n’a fait aucun effort pour obtenir la protection de l’État. Le fils adulte s’est tourné vers la police une fois en 2012, mais n’a fourni aucun renseignement utile qui aurait pu faire progresser l’enquête.

[21]           Le défendeur soutient en outre que la Commission n’a pas mal interprété la séquence des événements entourant le départ du fils adulte. Le défendeur affirme plutôt que la conclusion selon laquelle le GAULA n’avait pas eu l’occasion d’enquêter reposait sur le fait que les demandeurs – qui étaient apparemment les cibles principales de l’extorsion – n’avaient jamais vraiment donné aux autorités l’occasion d’enquêter et de les aider.

V.                Réponse du demandeur

[22]           En réponse, les demandeurs affirment qu’ils ne se fondent pas uniquement sur une simple ligne de leur récit pour réfuter la présomption de protection de l’État; ils se fondent sur la preuve concernant les conditions en Colombie et la réaction des autorités à la plainte déposée par le fils adulte. Selon le demandeur, la preuve démontre que les autorités de la Colombie n’avaient ni la volonté, ni la capacité de les protéger adéquatement des agissements de l’ELN. Bien que l’absence de réaction des autorités était étayée seulement par de brefs éléments de preuve, ajoute le demandeur, la Commission était tout de même tenue de les examiner.

VI.             Questions en litige

[23]           J’énoncerais ainsi les questions soulevées par la présente demande :

A.                La Commission a‑t‑elle déterminé et appliqué le bon critère relativement à la protection de l’État?

B.                 La conclusion tirée par la Commission sur la question de la protection de l’État était‑elle raisonnable au vu de la preuve?

VII.          Norme de contrôle

[24]           Le demandeur soutient que la Cour doit appliquer la norme de la décision correcte à la question de savoir si la Commission a déterminé ou non le bon critère relativement à la protection de l’État. Mon collègue, le juge John O’Keefe, s’est récemment prononcé sur cette question dans la décision Dawidowicz c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 115, 23 Imm LR (4th) 61 [Dawidowicz] :

[22]      Lorsque la jurisprudence a déjà arrêté la norme de contrôle devant s’appliquer à une question, la cour de révision peut adopter cette norme (voir Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 57, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir]).

[23]      Les parties prétendent que la norme de contrôle applicable à l’ensemble des questions est la raisonnabilité, mais je ne suis pas d’accord avec elles. Le juge en chef Paul Crampton a récemment expliqué la norme de contrôle applicable aux décisions relatives à la persécution et à la protection de l’État dans Ruszo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 1004, aux paragraphes 20 à 22, [2013] ACF no 1099 (QL) [Ruszo]. Essentiellement, étant donné que la jurisprudence a mis au point des critères clairs pour les deux éléments, une commission ne peut pas y déroger. Par conséquent, lorsque les demandeurs allèguent qu’une commission a mal compris le critère, la norme applicable est celle de la décision correcte, et aucune retenue ne s’impose à l’égard de la compréhension par la Commission des critères qui s’appliquent. Toutefois, lorsque les demandeurs contestent la façon dont les critères ont été appliqués à l’égard des faits, il s’agit de questions mixtes de droit et de fait, et la norme applicable est celle de la raisonnabilité (Ruszo, aux paragraphes 20 à 22; Gur c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 992, au paragraphe 17, [2012] ACF no 1082 (QL); Hinzman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 171, au paragraphe 38, 282 DLR (4e) 413 [Hinzman]). En l’espèce, les demandeurs allèguent que la Commission a commis les deux types d’erreurs, de sorte que j’examinerai le premier type en fonction de la norme de la décision correcte et le dernier, en fonction de la raisonnabilité.

[25]           Comme dans l’affaire Dawidowicz, les demandeurs allèguent en l’espèce que la Commission a commis les deux types d’erreurs. J’examinerai donc la première question selon la norme de la décision correcte et la deuxième, selon la norme de la décision raisonnable.

VIII.       Analyse

A.                La Commission a‑t‑elle déterminé et appliqué le bon critère relativement à la protection de l’État?

[26]           La jurisprudence établit que le fait qu’un État déploie de sérieux efforts en vue d’offrir sa protection ne permet pas de trancher la question (Kanto c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1049, aux paragraphes 39 à 43; Rodriguez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1291, au paragraphe 48, 14 Imm LR (4th) 89; Kemenczei c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1349, aux paragraphes 56 et 57, 14 Imm LR (4th) 265). Le bon critère consiste à évaluer le caractère adéquat de la protection sur le terrain; le degré de protection est‑il adéquat dans le contexte de la personne qui veut être protégée? Comme l’a énoncé mon collègue, le juge O’Keefe, dans la décision Burai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 565, au paragraphe 28 :

[28] […] Dans ses motifs, la Commission a décrit correctement le critère applicable à la protection de l’État comme étant celui du caractère adéquat. Cela concorde avec la directive maintes fois énoncée par la Cour voulant que l’existence d’« efforts sérieux » de protection de la part d’un État ne permette pas de conclure que cette protection est adéquate. Comme je l’ai dit dans Harinarain c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1519, [2012] ACF no 1637, aux paragraphes 27 à 29 :

[27]      La Commission a tort de dire « [e]n d’autres termes » dans ce passage : la « protection adéquate » et les « sérieux efforts pour protéger [les] citoyens » sont deux choses différentes. L’une concerne la question de savoir si la protection est effectivement assurée dans un pays donné, tandis que les autres ne nous renseignent que sur celle de savoir si l’État a pris des mesures afin de garantir cette protection.

[28]      C’est une maigre consolation pour la personne qui craint d’être persécutée que son État ait fait des efforts pour la protéger si ceux‑ci ne sont pas ou guère suivis d’effet. C’est pourquoi la Commission doit évaluer dans sa réalité empirique le caractère adéquat de la protection de l’État.

[29]      Notre Cour a avalisé à maintes reprises cette interprétation du critère de la protection de l’État [...]

[27]           La Commission a correctement déterminé les principes régissant la protection de l’État, énoncés dans les arrêts Ward et Hinzman, notamment le fardeau qui incombe au demandeur de fournir une preuve claire et convaincante pour établir l’incapacité de l’État de protéger ses citoyens, et l’obligation du demandeur de s’adresser à son État pour réclamer sa protection dans les cas où une protection pourrait raisonnablement être assurée. Toutefois, à mon avis, la Commission a omis de reconnaître à juste titre que l’évaluation du caractère adéquat de la protection de l’État nécessitait plus qu’un simple examen des efforts déployés par l’État. Par conséquent, la Commission s’est concentrée sur les efforts déployés par l’État et n’a pas vérifié si une protection de l’État adéquate était offerte sur le terrain aux demandeurs et aux personnes se trouvant dans une situation semblable, c’est‑à‑dire le bon critère à appliquer dans l’examen de la protection de l’État.

[28]           La Commission s’est fondée sur la preuve documentaire versée au dossier pour conclure que les autorités de la Colombie avaient pris des mesures pour mieux protéger ses citoyens et pour renforcer la sécurité au pays. Plus particulièrement, pour démontrer les efforts faits en ce sens, la Commission mentionne la mise sur pied de deux nouveaux programmes, l’Unité nationale de protection et le Programme de protection des victimes et des témoins. La Commission a cependant omis d’examiner comment ces efforts pouvaient offrir une protection sur le terrain aux demandeurs et aux personnes comme eux – une étape nécessaire si la Commission procédait à une analyse personnalisée du caractère adéquat de la protection sur le terrain.

[29]           Dans le cartable national de documentation sur la Colombie de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, aux pages 226 à 272 du dossier certifié du tribunal [DCT], l’Unité nationale de protection est décrite ainsi, à la page 267 :

L’Unité nationale de protection a pour objectif [traduction] […] d’énoncer, de coordonner et de mettre en œuvre la prestation du service de protection destiné aux personnes identifiées par le gouvernement national parce qu’elles courent un risque extraordinaire ou extrême que l’on porte atteinte à leur vie, intégrité, liberté et sécurité personnelle pour les raisons suivantes : leurs activités, leurs conditions ou leurs situations politiques, publiques, sociales, humanitaires, culturelles, ethniques, leur sexe, leur qualité de victimes de violence, de déplacées, d’activistes des droits de la personne, ou l’exercice de leur fonction publique ou d’autres activités qui peuvent engendrer un risque extraordinaire comme la direction d’un syndicat, d’une ONG et de groupes de personnes déplacées. L’Unité nationale de protection (UNP) a également pour objectif de garantir la rapidité, l’efficacité et l’adéquation des mesures accordées à cet égard.

[30]           De même, à la page 269, le DCT décrit ainsi le Programme de protection des victimes et des témoins : « Ce programme est offert aux victimes et aux témoins qui fournissent de l’information dans le cadre d’une procédure pénale. »

[31]           La Commission a noté que l’Unité nationale de protection était limitée faute d’un financement adéquat, et que la Colombie avait tenté d’accroître la sécurité au pays, sans y être toujours parvenue, ce qui cadre avec le principe que la protection de l’État n’a pas à être parfaite. Toutefois, la Commission n’a pas évalué par la suite si les demandeurs pouvaient relever de l’Unité nationale de protection ni s’ils satisfaisaient aux exigences du Programme de protection des victimes et des témoins. La Commission ne s’est pas demandé comment ces programmes pouvaient protéger sur le terrain les demandeurs et les personnes comme eux – une fois encore, une étape nécessaire de l’analyse si la Commission appliquait le bon critère.

[32]           Je conclus que la Commission a commis une erreur en appliquant à tort le critère des efforts sérieux dans son examen de la protection de l’État.

B.                 La conclusion tirée par la Commission sur la question de la protection de l’État était‑elle raisonnable au vu de la preuve?

[33]           En appliquant le critère des efforts sérieux plutôt qu’en examinant le caractère adéquat de la protection offerte sur le terrain aux personnes se trouvant dans la situation du demandeur, la Commission a omis de tenir compte d’éléments de preuve pertinents quant à la présomption de protection de l’État.

[34]           La Commission conclut, en se fondant sur la réponse des autorités à la plainte déposée par suite de l’enlèvement de 2003, que les autorités de l’État avaient démontré leur volonté d’aider les demandeurs. La Commission note que les demandeurs n’avaient pas pleinement collaboré avec les autorités à cette époque‑là. La Commission n’a toutefois pas examiné la raison donnée par les demandeurs pour expliquer leur collaboration limitée et leur réticence à faire intervenir les autorités de l’État en réaction à l’extorsion continuelle dont ils étaient victimes. Les demandeurs croyaient que l’ELN avait infiltré les institutions de l’État et que le fait de signaler l’extorsion ou de collaborer avec les autorités leur ferait courir un risque encore plus grand. Le cartable national de documentation [CND] fait état de problèmes persistants d’infiltration des forces de sécurité par des groupes paramilitaires et leurs successeurs, éléments de preuve qui concernaient directement l’explication des demandeurs, mais dont la Commission n’a pas tenu compte.

[35]           De plus, comme nous l’avons vu ci‑dessus, la Commission a mentionné la mise sur pied de deux nouveaux programmes ayant pour but d’offrir de la protection aux citoyens, l’Unité nationale de protection et le Programme de protection des victimes et des témoins. Cependant, l’applicabilité et l’efficacité de ces programmes de protection n’ont pas été examinées. Le CND contient des éléments de preuve pertinents sur ces deux questions, lesquels contredisent la conclusion voulant que ces programmes soient tous les deux offerts aux personnes se trouvant dans la situation des demandeurs et efficaces en vue d’offrir la protection de l’État à ces personnes.

[36]           Je ne perds pas de vue les difficultés qu’un important volume de preuve documentaire sur la situation dans le pays visé peut représenter pour la Commission (Bustos c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 114, aux paragraphes 36 à 39, 24 Imm LR (4th) 81 [Bustos]). Toutefois, en l’espèce, les demandeurs ont expliqué leur réticence à se plaindre à la police par le fait que les [traduction] « guérillas avaient pu infiltrer les autorités » (DCT, paragraphe 379, ligne 43) et par la crainte de représailles de la part de l’ELN. Comme l’a fait remarquer mon collègue, le juge O’Keefe, dans la décision Bustos, au paragraphe 39 :

[39]      Par conséquent, si la Commission explique sur quels éléments de preuve documentaire elle se fonde et qu’il s’agit d’une preuve fiable qui appuie raisonnablement ses conclusions, le fait de déceler quelques citations qui contredisent cette preuve et que le tribunal a rejetées sans expressément avoir donné des explications à l’appui de ce rejet ne rendra pas la décision déraisonnable. Si, d’un autre côté, la preuve contradictoire est abondante et que la Commission n’explique pas quels éléments de preuve documentaire appuient ses conclusions, il pourrait alors être plus facile de conclure que la décision était déraisonnable.

[37]           De même, la conclusion selon laquelle le fils adulte avait quitté le pays sans donner au GAULA l’occasion d’enquêter n’a pas été expliquée. Le défendeur a soutenu que cette conclusion ne concernait pas le fils adulte, mais le demandeur principal et la demanderesse, les cibles principales des manœuvres d’extorsion de l’ELN. Je n’en suis pas convaincu. Une simple lecture de la décision de la Commission m’amène à conclure que la Commission parlait bien du fils adulte qui avait quitté le pays sans donner aux autorités l’occasion d’enquêter. En l’absence d’explication, cette conclusion est déraisonnable.

[38]           En l’espèce, j’estime que le défaut de la Commission d’examiner les éléments de preuve contradictoires et ceux qui portaient sur le moment où le fils avait quitté la Colombie était déraisonnable.

[39]           Les parties n’ont pas proposé de question aux fins de certification.

IX.             Réparation

[40]           Dans ses observations présentées de vive voix à la Cour, l’avocat des demandeurs a indiqué que les questions en litige portaient seulement sur la protection de l’État. L’avocat des demandeurs a ajouté que la Commission avait jugé que les demandeurs étaient crédibles et qu’elle avait conclu, selon la prépondérance des probabilités, que l’enlèvement de 2003 s’était vraiment produit, qu’une rançon avait été payée à l’ELN et que la famille des demandeurs avait été prise pour cible à des fins d’extorsion de 2004 jusqu’à son départ pour le Canada en 2012.

[41]           Les demandeurs ont affirmé, à la lumière des conclusions sur la crédibilité tirées par la Commission, que si la Cour devait accueillir la demande de contrôle judiciaire, elle devait aussi renvoyer pour réexamen la seule question de la disponibilité de la protection de l’État. Le défendeur n’a pas présenté d’observations à cet égard.

[42]           Selon l’alinéa 18.1(3)b) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, la Cour peut donner des instructions lorsqu’elle renvoie une décision à un tribunal différemment constitué pour qu’il statue à nouveau sur l’affaire. La nature des instructions dépendra des circonstances, mais il s’agit d’un pouvoir exceptionnel ne devant être exercé que dans les cas les plus clairs (Rafuse c Canada (Commission d’appel des pensions), 2002 CAF 31, 222 FTR 160 [Rafuse]).

[43]           En l’espèce, les demandeurs ne cherchent pas à obtenir des instructions qui détermineraient l’issue de la demande. Ils demandent plutôt à la Cour de donner à la Commission l’instruction d’accepter, sur le fondement d’une précédente conclusion concernant la crédibilité, de réexaminer seulement la question de la protection de l’État.

[44]           En l’espèce, l’examen de la protection de l’État ne se bornera pas à une question de droit. La Commission devra examiner non seulement la preuve documentaire, mais aussi le témoignage et le comportement des demandeurs relativement à leur réticence à demander la protection de l’État. Cet examen fera intervenir des questions de fait et de droit. Je suis d’avis que la question devrait être évaluée dans sa totalité par la Commission; (Rafuse, au paragraphe 14, et Freeman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 1065, aux paragraphes 78 à 81). Par conséquent, je ne suis pas prêt à exercer mon pouvoir discrétionnaire en vue de limiter la portée du nouvel examen que fera la Commission.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un autre commissaire pour nouvel examen. Aucune question n’est certifiée.

« Patrick Gleeson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Johanne Brassard, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

IMM-38-14

 

INTITULÉ :

HERMANDO GONZALEZ CAMARGO DIANA MARINA DE LOS RIOS DE GONZALEZ ET JUAN MANUEL GONZALEZ DE LOS RIOS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 22 JuILLET 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GLEESON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 2 SEPTEMBRE 2015

 

COMPARUTIONS :

Douglas Lehrer

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Christopher Ezrin

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

VanderVennen Lehrer

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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