Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20150724


Dossier : IMM-5580-14

Référence : 2015 CF 906

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 24 juillet 2015

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

LIBAN MAHAD ABDI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Le demandeur affirme être un musulman soufi issu d’un clan minoritaire en Somalie. Il prétend qu’il serait assassiné par une organisation terroriste appelée Al-Shabaab s’il s’établissait en Somalie. Il aurait fui au Kenya le 15 août 2013 et s’est retrouvé au Canada le 10 novembre 2013. Il a demandé l’asile peu de temps après son arrivée au Canada.

[2]               La Section de la protection des réfugiés [SPR] de Commission de l’immigration et du statut de réfugié [CISR] a rejeté la demande du demandeur parce qu’il n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour établir qu’il venait de la Somalie. Comme il n’y avait en Somalie aucune administration opérationnelle qui pouvait lui produire une carte d’identité officielle, le demandeur avait présenté, pour prouver son identité, un témoin, M. Farah, qui a déclaré qu’il vendait des animaux d’élevage au père du demandeur en Somalie, mais la SPR n’a pas jugé ce témoin digne de foi. Son témoignage contredisait celui du demandeur sur nombre de détails, notamment l’endroit où M. Farah vivait, l’espèce des animaux vendus et le nombre d’animaux habituellement achetés par le père du demandeur. De plus, la SPR était d’avis que la lettre d’une organisation d’aide aux immigrants somaliens, qui était censée confirmer l’identité du demandeur, ne comportait pas un renseignement important; il n’y était pas indiqué que cette organisation aurait trouvé M. Farah pour le demandeur. La SPR a donc rejeté la demande du demandeur.

[3]               Le demandeur a interjeté appel de la décision devant la Section d’appel des réfugiés [SAR] de la CISR, mais sa demande a été rejetée le 25 juin 2014. La SAR a confirmé que le demandeur n’avait pas droit à la protection offerte par l’article 96 ou le paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi]. Le demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire sur le fondement du paragraphe 72(1) de la Loi et prie la Cour d’annuler la décision de la SAR et d’ordonner qu’un tribunal différemment constitué de la SAR procède à un nouvel examen de l’appel.

II.                Questions en litige

[4]               Les parties soumettent quatre questions à la Cour :

1.                  La SAR a‑t‑elle commis une erreur dans l’appréciation des nouveaux éléments de preuve?

2.                  La SAR a‑t‑elle commis une erreur en décidant de la norme d’intervention applicable?

3.                  La SAR a‑t‑elle commis une erreur dans son appréciation des conclusions de la SPR concernant la crédibilité?

4.                  La SAR a‑t‑elle commis une erreur en interprétant mal sa compétence pour tenir une audience?

III.             La décision de la SAR

[5]               Dans sa décision, la SAR s’est d’abord demandé quel devrait être le critère applicable pour admettre de nouveaux éléments de preuve en application du paragraphe 110(4) de la Loi. Bien que cette disposition soit semblable à l’alinéa 113a) de la Loi, la SAR a décidé que, puisque l’objet d’un appel à la SAR était différent d’un examen des risques avant renvoi [ERAR], le critère pour admettre de nouveaux éléments de preuve ne devrait pas être le même que celui énoncé dans l’arrêt Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385, au paragraphe 13, 289 DLR (4th) 675 [Raza]. La SAR a plutôt modifié le critère de l’arrêt Raza et jugé que l’appelant n’avait qu’à démontrer que la preuve proposée était : (1) « des éléments de preuve survenus depuis le rejet de sa demande [par la SPR] ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’elle n’aurait pas normalement présentés, dans les circonstances, au moment du rejet »; (2) crédible; (3) pertinente; (4) substantielle, en ce sens qu’elle pourrait avoir une incidence sur l’issue de l’appel.

[6]               En appliquant ce critère à l’affaire dont elle était saisie, la SAR a conclu que tous les nouveaux éléments de preuve du demandeur étaient inadmissibles. L’affidavit du demandeur n’offrait rien de nouveau puisque tout ce qu’il y mentionnait faisait déjà partie du dossier de la SAR. L’affidavit souscrit par un nouveau témoin, M. Mohamed, pour prouver l’identité du demandeur, constituait un nouvel élément de preuve, mais ce témoin avait été trouvé par le demandeur. Comme le demandeur était la « source » de ce nouveau témoin et que la SPR avait jugé que le demandeur n’était pas crédible, la SAR a décidé que le témoignage de M. Mohamed ne devait pas l’être non plus. En ce qui a trait à la nouvelle lettre d’une organisation d’aide aux immigrants somaliens, la SAR ne voyait aucune raison d’expliquer pourquoi ce renseignement n’avait pas été soumis à la SPR en premier lieu. Sans nouvelle preuve admissible, la SAR a donc décidé que l’audience exigée par le demandeur n’était pas autorisée par le paragraphe 110(6) de la Loi.

[7]               La SAR a ensuite indiqué que le demandeur contestait seulement les conclusions de fait de la SPR. En s’appuyant sur la décision Iyamuremye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 494, au paragraphe 40 [Iyamuremye], la SAR a décidé d’appliquer la norme de contrôle de la décision raisonnable.

[8]               La SAR a souligné que les demandeurs d’asile doivent fournir des documents acceptables pour établir leur identité ou que, s’ils ne peuvent le faire, ils doivent en donner la raison (voir l’article 106 de la Loi; l’article 11 des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012-256). Le demandeur n’a fourni aucun document pour prouver son identité, et la SAR a décidé que la SPR a rejeté à bon droit les excuses du demandeur pour cette omission. Cette conclusion ne dépendait pas de l’absence de documents émanant du gouvernement, et la SAR a conclu qu’il était raisonnable pour la SPR de s’attendre à recevoir des éléments de preuve pour corroborer les appels téléphoniques du demandeur en Somalie et les transactions qu’il aurait faites lorsqu’il a vendu sa maison. La SAR a de plus décidé qu’il était raisonnable pour la SPR de conclure que le demandeur et le premier témoin présenté pour prouver son identité n’étaient pas crédibles en raison des contradictions entre leurs versions des faits. Par conséquent, la SAR a rejeté l’appel du demandeur et a affirmé que la décision à laquelle la SPR était parvenue appartenait aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

IV.             Analyse

A.                 La SAR a‑t‑elle commis une erreur dans l’appréciation des nouveaux éléments de preuve?

[9]               Les parties ne s’entendent pas sur la question de savoir s’il était approprié pour la SAR d’adapter le critère de l’arrêt Raza qui s’applique pour admettre de nouveaux éléments de preuve en application du paragraphe 110(4) de la Loi. Dans l’arrêt Raza, la Cour d’appel fédérale a interprété l’alinéa 113a) de la Loi, une disposition rédigée dans des termes semblables, qui régit la présentation de nouveaux éléments de preuve dans le cadre d’un ERAR. Dans ce contexte, la Cour d’appel fédérale a décidé que non seulement le demandeur devait satisfaire aux conditions explicites prévues par la loi pour l’admission de nouveaux éléments de preuve, mais aussi que les preuves proposées devaient être pertinentes, crédibles, nouvelles et « substantielles, c’est‑à‑dire [que] la demande d’asile aurait […] probablement été accordée si elles avaient été portées à la connaissance de la SPR ».

[10]           Comme je l’ai déjà dit, la SAR en l’espèce a jugé que le paragraphe 110(4) était suffisamment différent pour que les critères de l’arrêt Raza ne s’appliquent pas strictement. Elle n’a qu’incorporé directement les critères de pertinence et de crédibilité à son propre critère pour l’admission des nouveaux éléments de preuve. La SAR a tenu compte du critère de la nouveauté dans son évaluation des conditions explicites prévues par la loi et a adopté des conditions substantielles beaucoup plus clémentes qui permettraient d’admettre la preuve dans la mesure où l’on peut répondre par l’affirmative à la question suivante : « [l]a preuve est-elle apte à montrer que la décision ou les motifs de la SPR étaient erronés, ou peut-elle avoir une incidence sur l’issue de l’appel? »

[11]           Puisque la SAR interprétait sa loi constitutive lorsqu’elle a créé ce critère, la Cour devrait procéder au contrôle de la décision suivant la norme de la décision raisonnable (Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1022, aux paragraphes 39 à 42 [Singh]; Iyamuremyea, paragraphe 45; Denbel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 629, au paragraphe 29 [Denbel]; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, au paragraphe 39, [2011] 3 RCS 654). La même norme s’applique lorsque le contrôle porte sur la façon dont la SAR a appliqué le critère qu’elle a choisi, car il s’agit d’une question mixte de fait et de droit (Singh, au paragraphe 42; Denbel, aux paragraphes 29 et 44; Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 53, [2008] 1 RCS 190; Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c Southam Inc, [1997] 1 RCS 748, aux paragraphes 35, 144 DLR (4th) 1).

[12]           Par conséquent, une intervention sur ce fondement n’est pas justifiée, sauf si je n’arrive pas à comprendre comment la SAR est parvenue à ses conclusions ou comment les faits et le droit applicable soutiennent la décision (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, aux paragraphes 15 et 16, [2011] 3 RCS 708). Je ne peux apprécier de nouveau la preuve ou substituer à la décision l’issue que je juge préférable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 59 et 61, [2009] 1 RCS 339).

[13]           La jurisprudence de la Cour est divisée sur le critère applicable à l’admission de nouveaux éléments de preuve prévu au paragraphe 110(4) de la Loi. Dans certaines décisions, il a été jugé qu’il convient pour la SAR d’adopter le critère de l’arrêt Raza parce que le paragraphe 110(4) de la Loi est très semblable à l’alinéa 113a) (Denbel, aux paragraphes 40 à 43; Iyamuremye, aux paragraphes 45 et 46; Ghannadi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 879, au paragraphe 17). Dans d’autres décisions, il a été jugé qu’il est déraisonnable d’appliquer strictement l’arrêt Raza et qu’il faudrait au moins en modifier les critères pour les adapter aux objectifs différents d’un ERAR et d’un appel devant la SAR (voir par exemple Singh, aux paragraphes 48 à 58; Ching c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 725, aux paragraphes 55 à 58; Ngandu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 423, aux paragraphes 14 à 22).

[14]           Toutefois, il n’y a pas lieu de choisir entre ces deux courants jurisprudentiels en l’espèce. Même si la SAR s’est à juste titre appuyée sur l’arrêt Raza pour créer son critère, je suis convaincu qu’elle n’a pas raisonnablement appliqué le critère qu’elle a créé pour plusieurs raisons.

[15]           Premièrement, la SAR avait tort lorsqu’elle a dit (au paragraphe 39) que l’affidavit du demandeur « n’offre rien de nouveau, puisque cet élément de preuve se trouve déjà dans le dossier de la SPR ». L’affidavit du demandeur porte presque exclusivement sur son amitié avec M. Mohamed, le nouveau témoin qu’il a présenté pour établir son identité, et il décrit comment il l’a rencontré dans une mosquée le 7 mars 2014. Ce fait est survenu après le rejet de la demande d’asile par la SPR et rien sur son compte ou au sujet de M. Mohamed ne se trouvait déjà au dossier de la SPR.

[16]           Deuxièmement, il n’était pas raisonnable pour la SAR de rejeter l’affidavit de M. Mohamed comme elle l’a fait. La SAR a expliqué (au paragraphe 39 de sa décision) que, puisque « le nouveau témoin provient de la même source (l’appelant), laquelle a été jugée non crédible, la SAR a jugé que [l’affidavit de M. Mohamed] n’était pas crédible et ne l’accepte pas ». Cette conclusion est déraisonnable. Le simple fait que le demandeur avait rencontré ce nouveau témoin et qu’il avait lui‑même été jugé non crédible par la SPR n’est pas une raison pour conclure à l’aveuglette que l’affidavit de M. Mohamed n’est pas crédible non plus. Cette conclusion est illogique et injustifiable.

[17]           La SAR a adopté le critère de la crédibilité de l’arrêt Raza et s’est implicitement posé la question suivante : « [l]es preuves nouvelles sont‑elles crédibles, compte tenu de leur source et des circonstances dans lesquelles elles sont apparues? » (Raza, au paragraphe 13). Toutefois, la SAR a commis une erreur en affirmant que la « source » de l’affidavit de M. Mohamed était le demandeur. Ce n’est pas exact. Les expériences personnelles de M. Mohamed constituaient la source de son propre témoignage, et il a témoigné sous serment. Tout ce que le demandeur a fait est de présenter cet élément de preuve, et une conclusion générale selon laquelle un demandeur d’asile manque de crédibilité ne jette pas le doute sur toute la preuve susceptible de corroborer sa version des faits (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Sellan, 2008 CAF 381, au paragraphe 4, 384 NR 163).

[18]           La SAR a également eu tort de s’appuyer aussi fortement sur le fait que la SPR avait jugé que le demandeur n’était pas crédible. L’admissibilité de nouveaux éléments de preuve est une décision préliminaire susceptible de donner lieu à une audience conformément au paragraphe 110(6) de la Loi, et la conclusion de la SPR suivant laquelle le demandeur n’était pas crédible était visiblement contestée dans l’appel. Il était déraisonnable pour la SAR de simplement présumer que les mêmes conclusions contestées en appel n’étaient pas entachées d’erreurs lorsqu’elle a déterminé si elle devait admettre de nouveaux éléments de preuve qui pouvaient contredire ces conclusions.

[19]           Par conséquent, la décision de la SAR n’est pas raisonnable et ne peut appartenir aux issues acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. L’affaire doit être renvoyée à la SAR pour nouvel examen par un autre commissaire. Le demandeur a droit à un appel où la crédibilité du nouveau témoin présenté pour prouver l’identité du demandeur pourra être dûment évaluée et examinée.

[20]           Vu cette conclusion, il n’y a pas lieu de trancher les autres questions énoncées précédemment.

V.                Question certifiée

[21]           Le demandeur a proposé une question à certifier à la fin de l’audience de la présente affaire. Cette question est celle de savoir si la SAR devrait utiliser une version révisée du critère énoncé dans l’arrêt Raza pour l’application du paragraphe 110(4) de la Loi. Le défendeur s’oppose à la certification de cette question parce qu’elle sera bientôt tranchée dans l’appel interjeté dans l’affaire Singh, et la certification d’une autre question serait peu utile à ce moment‑ci.

[22]           La question proposée ne permet toutefois pas de trancher l’affaire, et je suis d’accord avec le défendeur pour dire que pareille question ne devrait pas être certifiée (voir par exemple Alyafi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 952, au paragraphe 57; Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 168, au paragraphe 9, [2014] 4 RCF 290; alinéa 74d) de la Loi).

VI.             Conclusion

[23]           Compte tenu des motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de la SAR est annulée et l’affaire est renvoyée à la SAR pour qu’elle statue de nouveau sur celle‑ci.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie; que l’affaire est renvoyée à la Section d’appel des réfugiés pour nouvel examen par un autre commissaire; et qu’il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

« Keith M. Boswell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mylène Boudreau


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5580-14

 

INTITULÉ :

LIBAN MAHAD ABDI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 JUIN 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 24 JUILLET 2015

 

COMPARUTIONS :

Eve Sehatzadeh

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Ada Mok

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Eve Sehatzadeh

Avocat

Toronto (Ontario)

 

pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous­‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

pour le défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.