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Date : 20150624


Dossier : T‑2054‑14

Référence : 2015 CF 785

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 24 juin 2015

En présence de monsieur le juge de Montigny

ENTRE :

MME CAROL NICOL, VEUVE DU LIEUTENANT ROBERT DONALD NICOL

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision du Tribunal des anciens combattants (révision et appel) (le TAC) datée du 3 septembre 2014. La décision contestée rejetait la demande de réexamen qu’avait présentée la demanderesse à l’égard d’une décision antérieure du Conseil de révision des pensions datée du 6 décembre 1978, qui confirmait la décision du 25 mai 1977 de la Commission des allocations aux anciens combattants. La demande de réexamen par le TAC avait été présentée par la veuve du demandeur conformément à l’article 111 et au paragraphe 32(2) de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), LC 1995, c 8 (la Loi), qui invoquait l’existence de nouveaux éléments de preuve et le fait que le Conseil de révision des pensions avait commis des erreurs de fait et de droit.

[2]               La présente affaire est quelque peu inhabituelle dans la mesure où les événements à l’origine de la demande de la demanderesse sont survenus il y a plus de 60 ans. M. Nicol a essayé en vain à plusieurs reprises, entre le mois d’octobre 1958 et de décembre 1978, d’obtenir une pension d’invalidité lors d’instances devant la Commission canadienne des pensions, le Comité d’appel de la Commission canadienne des pensions, la Commission des allocations aux anciens combattants et le Conseil de révision des pensions. Malheureusement, M. Nicol est décédé en 2003 et c’est sa veuve qui a sollicité devant le TAC le réexamen de la décision qu’avait prise le Conseil de révision des pensions en 1978 et qui introduit la présente demande.

[3]               La seule question en litige dans toutes ces instances était celle de savoir si la demanderesse et son mari avaient établi que son invalidité était consécutive ou rattachée directement à son service militaire. Je suis très sensible à la situation dans laquelle se trouvent la demanderesse et son défunt mari, mais je ne suis pas convaincu que le TAC a commis une erreur en rejetant la demande de réexamen de la demanderesse.

I.                   Les faits

[4]               En l’espèce, les principaux faits qui ont entraîné les blessures qu’a subies le défunt mari de la demanderesse ne sont pas contestés. M. Nicol était stationné à Zweibrücken, Allemagne avec la 3e Escadre de chasse de l’Aviation royale aérienne (ARC). Le 1er juillet 1954, M. Nicol, qui avait à l’époque 20 ans, a participé à un pique‑nique organisé par l’escadron pour célébrer la fête nationale du Canada, la fête du Dominion. Le site du pique‑nique se trouvait à environ 50 kilomètres de la base. Des dispositions avaient été prises pour que les autres militaires et leur famille puissent utiliser les moyens de transport fournis par l’ARC, mais les officiers devaient faire leurs propres arrangements pour s’y rendre. M. Nicol et plusieurs autres officiers, y compris son commandant, étaient passagers dans un véhicule que conduisait M. Alexander.

[5]               Le groupe a quitté le site du pique‑nique vers 18 h ou 19 h. Ils se sont arrêtés dans un restaurant pour prendre un repas léger et se sont ensuite rendus dans un casino pour regarder un spectacle. Ils ont quitté le casino vers 23 h 30 pour revenir à la base. L’accident s’est produit quelques minutes après minuit.

[6]               Une commission d’enquête a été constituée le 5 juillet 1954 pour faire enquête quant à l’accident, établir les faits et proposer des recommandations; à ce moment‑là, M. Nicol était encore à l’hôpital. M. Nicol, M. Alexander et M. Waldorf, un autre passager du véhicule, ont déclaré sous serment qu’ils n’étaient pas en service pour l’ARC au moment de l’accident.

[7]               En octobre 1958, M. Nicol a demandé à la Commission canadienne des pensions de lui attribuer une pension d’invalidité pour les blessures qu’il avait subies au cours de l’accident. Le 27 octobre 1958, la Commission a déclaré que ses blessures ne lui donnaient pas droit « à une pension », parce que la preuve n’établissait pas que ses blessures étaient consécutives ou directement rattachées à son service militaire.

[8]               En novembre 1959, la Commission canadienne des pensions a tenu une deuxième audience au sujet des blessures subies par M. Nicol. Ce dernier soutenait devant la Commission que l’Allemagne était encore occupée à l’époque et qu’il en avait déduit qu’il était de service de façon permanente, ce qui comprenait revenir d’un pique‑nique organisé par l’aviation auquel il était tenu d’assister. Il a également déclaré, en réponse à des questions que lui avait posées le Comité d’enquête peu de temps après l’accident, qu’il n’avait pas très bien compris ce qu’il disait ni les répercussions de ces déclarations. Le 13 novembre 1959, la Commission a jugé qu’aucun élément de preuve nouveau ne justifiait de modifier sa décision antérieure et elle a confirmé sa conclusion selon laquelle ses blessures ne lui donnaient pas « droit à une pension »

[9]               M. Nicol a interjeté appel auprès du Comité d’appel de la Commission relativement à la décision rendue par la Commission canadienne des pensions à la suite de la deuxième audience. Le 7 mars 1960, le Comité d’appel a convenu avec la Commission que les blessures subies par M. Nicol ne donnaient pas droit à une pension.

[10]           En 1974, M. Nicol a demandé à nouveau à la Commission canadienne des pensions de réexaminer si ses blessures ne lui donnaient pas droit à une pension en raison des changements apportés par la Loi sur les pensions, LRC 1970, c P‑7 et ses modifications. Le paragraphe 12(2) de la Loi sur les pensions énonçait qu’à l’égard du service militaire en temps de paix, des pensions sont accordées aux membres des forces, ou relativement aux membres des forces, qui ont subi une invalidité lorsque la blessure ayant occasionné l’invalidité était consécutive ou se rattachait directement à ce service militaire. Selon le paragraphe 12(3), une blessure est réputée être consécutive ou rattachée directement au service militaire dans certains cas énumérés. Le 6 octobre 1975, la Commission canadienne des pensions a jugé encore une fois que les blessures de M. Nicol ne donnaient pas droit à une pension parce qu’elles n’étaient pas consécutives ni rattachées directement à un service en temps de paix.

[11]           En 1976, M. Nicol a demandé à la Commission des allocations aux anciens combattants de réviser la décision du 6 octobre 1975 rendue par la Commission canadienne des pensions. M. Nicol a témoigné et il a répété qu’il estimait qu’il était de service au moment de l’accident. La Commission des allocations aux anciens combattants a déclaré le 25 mai 1977 que M. Nicol n’était pas de service au moment de l’accident. Elle a déclaré qu’il n’existait aucune preuve établissant que la présence de M. Nicol au pique‑nique était obligatoire. Elle a donc conclu que ses blessures ne lui donnaient pas droit à une pension au sens des paragraphes 12(2) et (3) de la Loi sur les pensions.

[12]           Le 1er juillet 1977, M. Nicol a déposé un avis d’appel devant le Conseil de révision des pensions. Le 6 décembre 1978, le Conseil de révision des pensions a confirmé la décision de la Commission des allocations aux anciens combattants. Elle a tiré les conclusions suivantes :

[traduction]

L’avocat‑conseil des pensions a soutenu qu’il fallait manifestement présumer que le pique‑nique avait été officiellement autorisé étant donné que des mesures avaient été prises pour assurer le transport des autres militaires et leurs personnes à charge et il semblait que l’appelant était tenu d’y assister et que, par conséquent, les dispositions du paragraphe 12(3) devrait s’appliquer et étant donné que les invalidités avaient été subies en relation avec cet événement, elles devaient être réputées être consécutives ou directement rattachées au service dans la Force régulière comme le prévoit ce paragraphe. Le Conseil conclut, en se fondant sur ces preuves, que l’appelant ou ses compagnons n’étaient nullement tenus de retourner directement à leur base et qu’après le pique‑nique, ils étaient libres de faire ce qu’ils souhaitaient et ont décidé de se lancer dans une autre aventure de leur propre chef. Sur ce point, il est manifestement possible d’établir une distinction entre ces circonstances et celles de l’affaire GLOVER.

Quant à savoir si le paragraphe 12(3) aurait trouvé application si les blessures étaient survenues pendant le pique‑nique ou si l’appelant était revenu directement à sa base, il s’agit là d’une question théorique, puisque ces circonstances ne sont pas celles de la présente affaire. Le Conseil conclut que les blessures subies par l’appelant, si elles sont bien évidemment survenues pendant le service auprès de la Force régulière, se sont produites dans le cas d’un accident de voiture à un moment et dans les circonstances où il n’accomplissait pas une fonction militaire et les invalidités qui en ont résulté ne sont pas constitutives ou directement rattachées au service dans la Force régulière.

[13]           Le 3 octobre 2013, le demandeur a demandé au TAC de réviser la décision du 6 décembre 1978 prise par le Conseil de révision des pensions. La demande de réexamen a été présentée au TAC selon l’article 111 et le paragraphe 32(2) de la Loi, et se fondait sur l’existence de nouveaux éléments de preuve et le fait que le Conseil de révision des pensions avait commis des erreurs de fait et de droit.

[14]           Pour ce qui est des nouveaux éléments de preuve, le demandeur a présenté un document intitulé « Narratif historique de l’escadre 3(F) : 1 Jun 5 – 30 Nov 54 », qui fait référence au pique‑nique et à l’accident qui a suivi :

[traduction]

1er juillet 1954

Un pique‑nique a été organisé sur un terrain de loisir situé à proximité d’un petit lac près de Pirmasens. Les participants étaient nombreux malgré la forte pluie. Les concours ont donné lieu à de chaudes luttes et c’est finalement l’escadron 413 qui l’a emporté à la lutte à la corde.

2 juillet 1954

202340 Robert Donald Nicol, un pilote de l’esc 413 a été grièvement blessé et les lieutenants Alexander et Waldorf ont été légèrement blessés au cours d’un accident; le véhicule du lt Alexander dans lequel il se trouvait a heurté un arbre en se rendant de Pirmasens à la base. Tout le personnel a été emmené à l’hôpital général 320 de Landsthul.

[15]           Dans ses observations écrites présentées à la Commission, l’avocat‑conseil des pensions représentant la demanderesse a soutenu que le seul fait que l’historique narratif mentionnait le pique‑nique et l’accident [traduction] « revient à accepter que toute cette activité était reliée au service ». Pour ce qui est de l’erreur de fait allégué, la demanderesse soutenait que le Conseil de révision des pensions n’avait pas correctement appliqué les dispositions législatives aux faits, parce qu’[traduction] « il n’avait pas établi de lien montrant que les blessures étaient consécutives ou directement rattachées au service, à savoir la présence au pique‑nique de l’escadron ». Quant à l’erreur de droit alléguée, la demanderesse a renvoyé à l’erreur de fait alléguée.

II.                La décision contestée

[16]           Dans une décision motivée de façon très concise, datée du 3 septembre 2014, le TAC a refusé la demande de réexamen présentée par la demanderesse. Le TAC a tranché la question de savoir s’il y avait lieu d’accepter de nouveaux éléments de preuve en appliquant le critère exposé dans MacKay c Canada (1997), 129 FTR 286, [1997] ACF no 495 [MacKay], au paragraphe 26 et Canada (Bureau de services juridiques des pensions) c Canada (Procureur général), 2006 CF 1317, 302 FTR 201, au paragraphe 6, confirmé pour d’autres motifs 2007 CAF 298, 370 NR 314. Dans MacKay, le juge Teitelbaum expose le critère à quatre volets applicable aux nouveaux éléments de preuve dans les termes suivants :

(1) On ne devrait généralement pas admettre une déposition qui, avec diligence raisonnable, aurait pu être produite au procès, à condition de ne pas appliquer ce principe général de matière [sic] aussi stricte dans les affaires criminelles que dans les affaires civiles : voir McMartin c. La Reine, [1964] R.C.S. 484.

(2) La déposition doit être pertinente, en ce sens qu’elle doit porter sur une question décisive ou potentiellement décisive quant au procès.

(3) La déposition doit être plausible, en ce sens qu’on puisse raisonnablement y ajouter foi, et

(4) elle doit être telle que si l’on y ajoute foi, on puisse raisonnablement penser qu’avec les autres éléments de preuve produits au procès, elle aurait influé sur le résultat.

[17]           Le Tribunal a conclu que, même s’ils étaient pertinents et crédibles, les nouveaux éléments de preuve présentés par la demanderesse n’auraient eu aucune incidence sur l’issue de la décision, et ce, même s’ils avaient été acceptés. Il a ensuite conclu que le Conseil de révision des pensions n’avait pas commis d’erreurs de fait et de droit. Enfin, il a confirmé la conclusion du Conseil de révision des pensions selon laquelle les blessures n’étaient pas consécutives au service, [traduction] « étant donné que l’appelant ne suivait pas une directive ou un ordre de se présenter au pique‑nique ».

III.             La question en litige

[18]           La seule question en litige dans la présente demande de contrôle judiciaire est de savoir si la décision du TAC par laquelle il rejetait la demande de réexamen de la décision du Conseil de révision des pensions présentée par la demanderesse et confirmait sa conclusion selon laquelle les blessures de M. Nicol n’étaient pas rattachées au service était raisonnable.

IV.             Les dispositions législatives pertinentes

[19]           L’article 111 de la Loi décrit les pouvoirs du TAC en ce qui a trait au réexamen de décisions rendues par certains organismes qui l’ont précédé, comme le Conseil de révision des pensions :

111. Le Tribunal des anciens combattants (révision et appel) est habilité à réexaminer toute décision du Tribunal d’appel des anciens combattants, du Conseil de révision des pensions, de la Commission des allocations aux anciens combattants ou d’un comité d’évaluation ou d’examen, au sens de l’article 79 de la Loi sur les pensions, et soit à la confirmer, soit à l’annuler ou à la modifier comme s’il avait lui‑même rendu la décision en cause s’il constate que les conclusions sur les faits ou l’interprétation du droit étaient erronées; s’agissant d’une décision du Tribunal d’appel, du Conseil ou de la Commission, il peut aussi le faire sur demande si de nouveaux éléments de preuve lui sont présentés.

111. The Veterans Review and Appeal Board may, on its own motion, reconsider any decision of the Veterans Appeal Board, the Pension Review Board, the War Veterans Allowance Board, or an Assessment Board or an Entitlement Board as defined in section 79 of the Pensions Act, and may either confirm the decision or amend or rescind the decision if it determines that an error was made with respect to any finding of fact or the interpretation of any law, or may, in the case of any decision of the Veterans Appeal Board, the Pension Review Board or the War Veterans Allowance Board, do so on application if new evidence is presented to it.

[20]           Les articles 3 et 39 de la Loi énoncent que les dispositions de la Loi, et de toute autre loi fédérale ainsi que de leurs règlements qui établissent la compétence du Tribunal, ainsi que la preuve présentée au Tribunal, doivent être interprétées de façon large et en faveur du demandeur ou de l’appelant :

3. Les dispositions de la présente loi et de toute autre loi fédérale, ainsi que de leurs règlements, qui établissent la compétence du Tribunal ou lui confèrent des pouvoirs et fonctions doivent s’interpréter de façon large, compte tenu des obligations que le peuple et le gouvernement du Canada reconnaissent avoir à l’égard de ceux qui ont si bien servi leur pays et des personnes à leur charge.

3. The provisions of this Act and of any other Act of Parliament or of any regulations made under this or any other Act of Parliament conferring or imposing jurisdiction, powers, duties or functions on the Board shall be liberally construed and interpreted to the end that the recognized obligation of the people and Government of Canada to those who have served their country so well and to their dependants may be fulfilled.

[…]

[…]

39. Le Tribunal applique, à l’égard du demandeur ou de l’appelant, les règles suivantes en matière de preuve :

39. In all proceedings under this Act, the Board shall

a) il tire des circonstances et des éléments de preuve qui lui sont présentés les conclusions les plus favorables possible à celui‑ci;

(a) draw from all the circumstances of the case and all the evidence presented to it every reasonable inference in favour of the applicant or appellant;

b) il accepte tout élément de preuve non contredit que lui présente celui‑ci et qui lui semble vraisemblable en l’occurrence;

(b) accept any uncontradicted evidence presented to it by the applicant or appellant that it considers to be credible in the circumstances; and

c) il tranche en sa faveur toute incertitude quant au bien‑fondé de la demande.

(c) resolve in favour of the applicant or appellant any doubt, in the weighing of evidence, as to whether the applicant or appellant has established a case.

[21]           Au moment de la décision du Conseil de révision des pensions, le paragraphe 12(2) de la Loi sur les pensions, LRC 1970, c P‑7 (maintenant l’alinéa 21(2)a) de la l’actuelle Loi sur les pensions) prévoyait ce qui suit :

12(2) À 1’égard du service militaire accompli dans la milice active non permanente ou dans l’armée de réserve pendant la seconde guerre mondiale et à 1’égard du service militaire en temps de paix, des pensions sont accordées aux membres des forces, ou relativement aux membres des forces, qui ont subi une invalidité […] lorsque la blessure ou maladie ou son aggravation ayant occasionne 1’invalidité ou le décès que vise la demande de pension, était consécutive ou se rattachait directement à ce service militaire. [Je souligne]

12(2)    In respect of military service rendered in the non‑permanent active militia or in the reserve army during World War II and in respect of military service in peace time, pension shall be awarded to or in respect of members of the forces who have suffered disability […] when the injury or disease or aggravation thereof resulting in disability or death in respect of which the application for pension is made arose out of or was directly connected with such military service. [Emphasis added]

V.                Analyse

[22]           La question de savoir si les blessures d’un militaire sont consécutives ou directement rattachées à son service militaire est une question mixte de fait et de droit. C’est pourquoi la Cour a décidé à plusieurs reprises que la norme de contrôle applicable au réexamen d’une décision du TAC était celle de la raisonnabilité : voir McAllister c Procureur général du Canada, 2014 CF 991, au paragraphe 38; Frye c Canada (Procureur général), 2004 CF 986, au paragraphe 14, confirmé par 2005 CAF 264 [Frye], au paragraphe 11; Fournier c Procureur général du Canada, 2005 CF 453, aux paragraphes 26 et 27, confirmé par 2006 CAF 19 [Fournier]; Bullock c Canada (Procureur général), 2008 CF 1117, aux paragraphes 11 à 14.

[23]           Comme cela a été établi dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 (au paragraphe 47), la norme déférente du caractère raisonnable tient à la justification, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel. La Cour se préoccupe de la question de savoir si la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[24]           La demanderesse soutient que le Tribunal a commis une erreur en refusant d’examiner la nouvelle preuve présentée – le Narratif historique de l’escadre – pour démontrer que son mari était de service lorsqu’il a assisté au pique‑nique le 1er juillet 1954. Elle soutient que le fait que le pique‑nique soit mentionné dans le narratif démontre que la présence des membres de l’escadron était obligatoire.

[25]           Après avoir examiné l’ensemble du dossier et plus particulièrement le narratif historique invoqué par la demanderesse, je ne peux conclure que le TAC a commis une erreur en rejetant cette « nouvelle preuve ». Il a été conclu, dans toutes les décisions antérieures, que la présence au pique‑nique n’était pas obligatoire; de plus, le passage [traduction« il y avait de nombreux participants malgré le mauvais temps » du narratif historique aurait donc tendance à confirmer que M. Nicol n’était pas d’être présent au pique‑nique.

[26]           En outre, le TAC pouvait raisonnablement conclure que cet historique narratif ne répondait pas au quatrième critère exposé dans Mackay pour ce qui est de l’admission de nouveaux éléments de preuve. Il convient de rappeler que le Conseil de révision des pensions avait déjà conclu que le pique‑nique avait été organisé pour « les familles du personnel militaire ». L’historique narratif ne peut à lui seul réfuter cette conclusion.

[27]           Même si l’on devait retenir l’argument de la demanderesse selon lequel il était entendu que les officiers devaient assister au pique‑nique et que le but de ce pique‑nique de réduire le stress que subissaient les militaires de service à l’époque, il ne permettrait toutefois pas de conclure que les blessures de M. Nicol étaient consécutives à son service. Le critère qui permet de déterminer le droit de M. Nicol à une pension d’invalidité, comme je l’ai déjà mentionné, n’est pas de savoir si la présence au pique‑nique était obligatoire, mais plutôt de savoir si les blessures étaient consécutives ou directement rattachées au service.

[28]           Il est clair que la première condition à remplir pour avoir droit à une pension aux termes du paragraphe 12(2) de la Loi sur les pensions – à savoir que la blessure ou la maladie a occasionné l’invalidité ou le décès – est respectée en l’espèce. Il n’est pas contesté par les parties que les handicaps physiques ou mentaux graves du mari de la demanderesse découlaient des blessures subies au cours de l’accident de voiture qui s’est produit le 1er juillet 1954. La seule véritable question est celle de savoir si ces blessures « étaient consécutives ou directement reliées » au service militaire. Il a été jugé dans un certain nombre d’affaires que les mots « étaient consécutives » appellent une interprétation plus large que l’expression « directement reliées à » et doivent être interprétés de façon plus libérale; voir par exemple Amos c Insurance Corp of British Columbia, [1995] 3 RCS 405, au paragraphe 21; Fournier, au paragraphe 30; Cole c Canada (Procureur général), 2014 CF 310, au paragraphe 34. Après avoir soigneusement examiné le libellé semblable que l’on retrouve à l’alinéa 21(1)b) de la Loi sur les pensions, la Cour d’appel fédérale a déclaré dans l’arrêt Frye, au paragraphe 29 :

Par conséquent, étant donné que l’objet de la Loi sur les pensions est de prévoir des pensions dans les circonstances définies, qui doivent être interprétées de façon libérale et généreuse, une interprétation large de l’alinéa 21(1)b) s’impose afin de faciliter l’admissibilité. Nous sommes donc d’avis qu’un demandeur peut être visé par l’alinéa 21(1)b) en établissant que le décès ou la blessure est consécutif au service militaire, qu’il y ait ou non un lien direct entre eux. En d’autres termes, même s’il ne suffit pas de prouver que la personne servait dans les forces armées à l’époque, il n’est pas nécessaire que le demandeur établisse un lien de causalité direct ou immédiat entre le décès et la blessure et le service militaire.

[29]           Il est évident que chaque affaire constitue un cas d’espèce et un certain nombre de facteurs peuvent être pris en considération pour établir s’il existe un lien de causalité suffisant entre les blessures et le service militaire. Dans la décision Fournier, le juge Mosley a mentionné que les facteurs suivants étaient applicables à cette analyse :

[35] Il est clair, d’après la jurisprudence, que les facteurs comme le lieu de l’accident, la nature de l’activité exécutée par la demanderesse à ce moment‑là, le degré de contrôle exercé par l’armée sur la demanderesse lorsque l’accident est survenu et le fait qu’elle soit en service à ce moment‑là, sont tous pertinents à la décision que doit prendre le Tribunal sur le fait que la blessure était consécutive ou rattachée au service militaire de la demanderesse. Toutefois, il est également clair d’après la jurisprudence qu’aucun de ces facteurs n’est déterminant.

[30]           En l’espèce, il n’existe aucune preuve selon laquelle la présence au pique‑nique était obligatoire. Lorsqu’ils ont été interrogés par la commission d’enquête, les trois passagers du véhicule ont déclaré qu’ils n’étaient pas de service au moment de l’accident. Je conviens que le mari de la demanderesse était possiblement en état de choc lorsqu’il a passé cette entrevue, quatre jours après l’accident, et qu’il n’a peut‑être pas bien compris les conséquences de sa déclaration, mais son témoignage et celui des passagers qui l’accompagnaient est néanmoins tout à fait pertinent pour établir si la présence au pique‑nique était obligatoire.

[31]           Cela dit, le mari de la demanderesse a affirmé dans sa déclaration solennelle datée du 1er novembre 1974 qu’il avait assisté au pique‑nique sur les ordres de son commandant. Suivant l’article 39 de la Loi reproduit ci‑dessus, le Tribunal est tenu d’accepter toute preuve non contredite présentée par le demandeur ou l’appelant qu’il estime crédible, compte tenu des circonstances, et de résoudre en faveur du demandeur ou de l’appelant tout doute dans l’appréciation de la preuve sur la question de savoir si le demandeur ou l’appelant a démontré le bien‑fondé de ses arguments.

[32]           Je reconnais en outre que le service militaire ne se limite pas uniquement à donner et à recevoir des ordres, et que les officiers sont invités, au moins de manière implicite, à assister à des réunions sociales comme à un pique‑nique le Jour du Canada, en particulier, au cours d’une époque stressante comme l’était la Guerre froide, au cours de laquelle les officiers devaient composer avec une importante pression. En fait, le Conseil de révision des pensions a été jusqu’à mentionner que la décision aurait fort bien pu être différente si les blessures subies par le mari de la demanderesse s’étaient produites au cours du pique‑nique ou sur le chemin du retour, s’il était retourné directement à sa base.

[33]           Le Conseil de révision des pensions a toutefois conclu que le lien potentiel avec le service militaire a été rompu lorsque le mari de la demanderesse et ses camarades se sont arrêtés sur le chemin du retour pour manger dans un restaurant et pour assister à un spectacle au casino. À mon avis, le TAC pouvait raisonnablement confirmer cette décision et juger que les faits qui s’étaient produits entre temps avaient rompu le lien de causalité qui aurait pu exister entre le service militaire de M. Nicol et ses blessures.

[34]           La demanderesse répond que son mari partageait une voiture avec d’autres officiers, y compris avec son commandant, et qu’il ne disposait d’aucun autre moyen de transport pour revenir à la base. En tant que passager, ce n’était pas lui qui décidait de faire un arrêt dans le restaurant ou au casino. Malheureusement, il existe très peu d’éléments de preuve à ce sujet, si ce n’est le fait que l’on s’attendait à ce que les officiers prennent leurs propres dispositions pour se rendre au pique‑nique; nous ne savons même pas si M. Nicol est revenu avec les mêmes officiers avec lesquels il s’était rendu au pique‑nique.

[35]           Si M. Nicol avait conduit sa propre voiture pour se rendre au pique‑nique et qu’il s’était arrêté au retour pour manger, boire et aller au casino, il serait évident, selon moi, que le lien exigé entre ses blessures et son service militaire serait absent. À mon avis, le fait qu’il ait eu le malheur de demander de rentrer à la base avec ses collègues officiers dans une voiture dont le conducteur s’est endormi et a eu un accident ne compense pas l’absence d’un lien de causalité. Les Forces armées n’ont joué aucun rôle dans la décision de M. Nicol de se rendre au pique‑nique en tant que passager dans la voiture d’un autre officier ni dans celle de se joindre à ces officiers particuliers plutôt qu’à d’autres. Les officiers devaient prendre leurs propres dispositions pour se déplacer et aucune directive ne leur avait été donnée à ce sujet.

[36]           Les faits de l’espèce tombent dans une zone grise : certains favorisent la demande de la demanderesse, d’autres non. En fin de compte, il faut établir si une situation particulière fait ressortir le lien de causalité exigé pour donner droit à une pension. Bien que je sois très sensible à la situation de la demanderesse et à celle de son défunt mari, situation qui découlait d’un accident de voiture particulièrement regrettable survenu le 1er juillet 1954, et que j’aurais probablement tiré une conclusion différente de celle tirée par le TAC si j’y siégeais, je ne peux conclure que sa conclusion était déraisonnable.

VI.             Conclusion

[37]           Pour tous les motifs qui précèdent, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

« Yves de Montigny »

Juge

Traduction certifiée conforme

Maxime Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑2054‑14

 

INTITULÉ :

MME CAROL NICOL, VEUVE DU LIEUTENANT ROBERT DONALD NICOL c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Nanaimo (COLOMBIE‑BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 JUIN 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DE MONTIGNY.

 

DATE DES MOTIFS :

LE 24 JUIN 2015

 

COMPARUTIONS :

Carol Nicol

 

LA DEMANDERESSE

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Shannon Fenrich

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Carol Nicol

Qualicum Beach (Colombie‑Britannique)

 

LA DEMANDERESSE

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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