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Date : 20150622


Dossier : T-996-14

Référence : 2015 CF 773

Ottawa (Ontario), le 22 juin 2015

En présence de monsieur le juge Martineau

ENTRE :

CENTRE QUÉBÉCOIS DU DROIT DE L'ENVIRONNEMENT

et

NATURE QUÉBEC

demandeurs

et

LA MINISTRE DE L'ENVIRONNEMENT

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeurs

et

LA VILLE DE LA PRAIRIE

intervenante

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Les demandeurs, le Centre québécois du droit de l’environnement et Nature Québec, sont deux organismes à but non lucratif œuvrant dans le domaine de la protection de l’environnement et des espèces en péril. Ils contestent la légalité d’une décision en date du 27 mars 2014, par laquelle la ministre de l’Environnement refuse de recommander au gouverneur en conseil de prendre, en vertu de l’article 80 de la Loi sur les espèces en péril, LC 2002, c 29 [Loi fédérale], un décret d’urgence visant la protection de la rainette faux-grillon de l’Ouest (Pseudacris triseriata), une espèce sauvage menacée qui est susceptible de devenir une espèce en voie de disparition si rien n’est fait pour contrer les facteurs menaçant de la faire disparaître.

[2]               Pour les motifs qui suivent, il y a lieu d’accueillir la présente demande de contrôle judiciaire.

I                     ENVIRONNEMENT JURIDIQUE

[3]               Pour saisir les enjeux véritables de la présente cause et la nature des questions particulières qui se soulèvent en l’espèce, il apparaît nécessaire de situer le refus ministériel dans l’environnement juridique – international et domestique – assurant la protection des espèces en péril.

[4]               Bien qu’il ne s’agisse pas d’une affaire de cruauté envers les animaux, il faut comprendre que la protection des espèces en péril procède du même type de considérations d’ordre philosophique et juridique. L’honorable Antonio Lamer alors qu’il était juge de la Cour d’appel du Québec soulignait en 1978 que « [l’] animal occupe au sein de la hiérarchie de notre planète une place qui, si elle ne lui confère pas des droits, du moins nous incite, en tant qu’animaux qui se veulent raisonnables, à nous imposer à nous-mêmes un comportement qui reflètera dans nos rapports avec ceux-ci les vertus que l’on cherche à promouvoir dans nos rapports entre humains […]. Ainsi, les hommes par la règle de l’art. 402(1) a) [du Code Criminel] ne renoncent pas au droit que leur confère leur place de créature suprême de mettre l’animal à leur service pour satisfaire à leurs besoins, mais s’imposent une règle de civilisation par laquelle ils renoncent à, réprouvent et répriment toute infliction de douleurs, souffrances, ou de blessures aux animaux qui, tout en ayant lieu d’abord dans la poursuite d’une fin légitime, ne se justifie pas par le choix des moyens employés. » (R c Ménard, [1978] JQ no 187 (QC CA) aux paras 19 et 21).

[5]               La cruauté envers les animaux est le fait d’individus particulièrement mal intentionnés dont les actions sont sévèrement réprimées par la société. C’est un acte criminel et à ce compte sa répression relève du pouvoir du Parlement en vertu de l’article 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Victoria, c 3. Soit. Mais l’homme est également un être grégaire vivant lui-même en société dans un milieu où vivent toutes sortes d’espèces fauniques et floristiques. Qu’en est-il lorsque l’homme, en créature suprême, poursuivant sa mission civilisatrice, s’établit là où, hier encore, le puma de l’est de l’Amérique ou encore l’ours grizzli des Prairies régnaient en maître sur de vastes territoires avec le carcajou craint des anciens? Et que l’action humaine détruit sur son passage l’habitat naturel de toutes ces espèces sauvages – animal et variétés de végétaux – qui ne tolèrent pas la vie urbaine ou l’agriculture, à telle enseigne que leur survie est menacée à plus ou moins court ou moyen terme? Nous sommes-nous imposés collectivement une règle de civilisation par laquelle nous devons prévenir l’annihilation des individus d’une espèce sauvage menacée et la destruction de son habitat naturel?

[6]               Il semble bien que ce soit le cas, autrement la Convention des Nations Unies sur la diversité biologique, 5 juin 1992, 1760 RTNU 79 [CDB], qui est entrée en vigueur le 29 décembre 1993, n’aurait pas été ratifiée par 196 États parties dont le Canada. L’altérité entre l’homme et la bête, entre le propriétaire et son bien, entre la personne et la chose sans maître, a cédé le pas à une notion juridique et universelle voulant que les espèces sauvages et les écosystèmes fassent partie du patrimoine mondial et qu’il soit devenu nécessaire de préserver l’habitat naturel des espèces en péril. La Loi sur les espèces en péril, LC 2002, c 29 [Loi fédérale], qui a été sanctionnée le 12 décembre 2002, vise justement à mettre en œuvre les obligations du Canada en vertu de la CDB. À preuve, le gouvernement du Canada s’engage formellement, dans le préambule de la Loi fédérale, à conserver la diversité biologique et à respecter le principe voulant que, s’il existe une menace d’atteinte grave ou irréversible à une espèce sauvage, le manque de certitude scientifique ne soit pas prétexte à retarder la prise de mesures efficientes pour prévenir sa disparition ou sa décroissance [principe de précaution].

[7]               La Loi fédérale lie non seulement Sa Majesté du chef du Canada, mais également Sa Majesté du chef d’une province (article 5). Qui plus est, dans l’arrêt 114957 Canada Ltée (Spraytech, Société d'arrosage) c Hudson (Ville), 2001 CSC 40, la Cour suprême du Canada a noté qu’il était possible que le principe de précaution soit aujourd’hui une norme de droit international coutumier (au para 32), ce qui justifie une interprétation dynamique et libérale des dispositions de la Loi fédérale qui vise d’une part à prévenir la disparition – de la planète ou du Canada seulement – des espèces, et d’autre part, à permettre le rétablissement de celles qui, par suite de l’activité humaine, sont devenues des espèces disparues du pays, en voie de disparition ou menacées et également à favoriser la gestion des espèces préoccupantes pour éviter qu’elles ne deviennent des espèces en voie de disparition ou menacées (article 6 de la Loi fédérale).

[8]               Tout développement durable suppose l’adoption de politiques gouvernementales fondées sur le principe de précaution, d’autant plus que le laisser-faire administratif contribue avec l’action humaine incontrôlée – irresponsable – à la destruction des habitats naturels et à la disparition des espèces sauvages. C’est une panacée de croire que l’adoption de textes législatifs ou réglementaires fait disparaître les menaces : sans plan d’action précis, sans action concrète sur le terrain, la survie et le rétablissement des espèces en péril sont irrémédiablement compromis. Dans cette optique, la CDB prévoit donc des mesures générales de conservation et d’utilisation durable qui doivent être prises par les États parties. La mise en œuvre des mesures prévues dans la CDB implique que la conservation des espèces sauvages au Canada soit une responsabilité partagée par les gouvernements du pays et que la collaboration entre eux soit une priorité importante en vue d’établir des lois et des programmes complémentaires pouvant assurer la protection et le rétablissement des espèces en péril au Canada.

[9]               En plus de la Loi fédérale, il y a donc lieu de tenir compte de la Loi sur les espèces menacées ou vulnérables, RLRQ, c E-12.01 [Loi québécoise] et de la Loi de 2007 sur les espèces en voie de disparition, LO 2007, c 6 [Loi ontarienne]. Ces deux lois intègrent à leur tour dans la sphère provinciale les principes généraux de la CDB et viennent compléter le régime fédéral de protection et de rétablissement des espèces en péril dans une perspective de développement durable. La Loi québécoise (1999) charge le ministre du Développement durable, de l’Environnement et des Parcs de proposer au gouvernement de la province une politique de protection et de gestion des espèces menacées ou vulnérables désignées ou susceptibles d’être ainsi désignées, tandis que la Loi sur la conservation et la mise en valeur de la faune, RLRQ, c C-61.1, établit diverses interdictions relatives à la conservation des ressources fauniques. Quant à elle, la Loi ontarienne, de facture plus récente (2007), constitue un code complet visant les espèces disparues, en voie de disparition, menacées et préoccupantes. Dans le préambule de la Loi ontarienne, on rappelle d’ailleurs : « La diversité biologique fait partie des grands trésors de notre planète. Elle a une valeur écologique, sociale, économique, culturelle et intrinsèque. Elle apporte une contribution essentielle et multiple à la vie humaine, notamment l’alimentation, les vêtements et les médicaments, et elle constitue un aspect important du développement social et économique durable. Malheureusement, partout dans le monde, des espèces d’animaux, de végétaux et d’autres organismes disparaissent à jamais à un taux alarmant, le plus souvent à cause d’activités humaines, surtout celles qui endommagent l’habitat de ces espèces. Des mesures à l’échelle mondiale s’imposent donc […]. En Ontario, les espèces indigènes constituent un élément crucial de notre précieux patrimoine naturel […] ».

[10]           Le pari du Parlement et des législateurs provinciaux ou territoriaux, c’est que les gouvernements et les populations concernées prendront le relai avant que le déclin d’une espèce au Canada ne devienne irréversible, d’où l’importance pour les ministères concernés d’adopter dans les plus brefs délais des programmes de rétablissement et des plans d’action. Cela dit, avant d’aller plus loin, il ne faut pas confondre la résidence d’un individu avec l’habitat essentiel d’une espèce. Selon la Loi fédérale, la notion de « résidence » vise le « [g]îte – terrier, nid ou autre aire ou lieu semblable – occupé ou habituellement occupé par un ou plusieurs individus pendant tout ou partie de leur vie, notamment pendant la reproduction, l’élevage, les haltes migratoires, l’hivernage, l’alimentation ou l’hibernation » (article 2 de la Loi fédérale). Par contre, la notion d’« habitat essentiel » est beaucoup plus large : elle vise « [l]’habitat nécessaire à la survie ou au rétablissement d’une espèce sauvage inscrite, qui est désigné comme tel dans un programme de rétablissement ou un plan d’action » (article 2 de la Loi fédérale). Tout en établissant le Conseil canadien pour la conservation des espèces en péril [CCCEP] et le Comité sur la situation des espèces en péril au Canada [COSEPAC] comme organisme d’experts indépendant, la Loi fédérale contient à la fois des dispositions prohibitives – renforcées par un volet pénal – et des dispositions réglementaires destinées à assurer la survie et le rétablissement de toute espèce sauvage menacée qui est inscrite sur la Liste des espèces en péril figurant à l’annexe 1 de la Loi fédérale [Liste fédérale] et propres à assurer la protection de leur habitat essentiel.

[11]           Du côté des prohibitions générales, selon le paragraphe 32(1) de la Loi fédérale, « [i]l est interdit de tuer un individu d’une espèce sauvage inscrite comme espèce disparue du pays, en voie de disparition ou menacée, de lui nuire, de le harceler, de le capturer, ou de le prendre », tandis que selon l’article 33 de la Loi fédérale, « [i]l est interdit d’endommager ou de détruire la résidence d’un ou de plusieurs individus soit d’une espèce sauvage inscrite comme espèce en voie de disparition ou menacée, soit d’une espèce sauvage inscrite comme espèce disparue du pays dont un programme de rétablissement a recommandé la réinsertion à l’état sauvage au Canada ». La violation du paragraphe 32(1) ou de l’article 33 de la Loi fédérale constitue une infraction poursuivable par voie de mise en accusation ou par procédure sommaire donnant lieu à des sévères amendes (paragraphes 97(1) et (1.1.) de la Loi fédérale).

[12]           Dans le cas à l’étude, en date d’aujourd’hui, les articles 32 et 33 de la Loi fédérale ne s’appliquent qu’aux populations de rainette faux-grillon de l’Ouest vivant à l’intérieur des terres domaniales (article 2). En effet, s’agissant des individus d’une espèce sauvage inscrite à la Liste fédérale – autre qu’une espèce aquatique ou une espèce d’oiseau migrateur protégée par la Loi de 1994 sur la convention concernant les oiseaux migrateurs, LC 1994, c 22 – les articles 32 et 33 de la Loi fédérale ne s’appliquent dans une province (ou un territoire) – ailleurs que sur le territoire domanial – que si un décret d’application le prévoit expressément (paragraphes 34(1) et 35(1) de la Loi fédérale). Or, le décret d’application n’est pris par le gouverneur en conseil que sur recommandation du ministre de l’Environnement, lequel après avoir consulté le ministre provincial ou territorial compétent (article 2), doit être satisfait que le droit de la province (ou le droit du territoire) ne protège pas efficacement l’espèce ou la résidence de ses individus (paragraphes 34(3) et 35(3) de la Loi fédérale). En l’espèce, aucun décret d’application n’a été pris en vertu du paragraphe 34(1) ou du paragraphe 35(1) de la Loi fédérale à l’égard de la rainette faux-grillon de l’Ouest.

[13]           Du côté réglementaire, lorsqu’une espèce est identifiée comme étant en voie de disparition, menacée ou disparue du pays, la Loi fédérale exige du ministre compétent (article 2) qu’il publie un projet de programme de rétablissement dans de courts délais, ici dans les deux ans de l’inscription à la Liste fédérale – puisque la rainette faux-grillon de l’Ouest constitue une espèce menacée (paragraphe 42(1) de la Loi fédérale). La publication du projet de programme permettra à toute personne de faire des représentations utiles. Le ministre publie ensuite rapidement la version définitive du programme de rétablissement (voir les courts délais de l’article 43 de la Loi fédérale). Entretemps, le programme de rétablissement est élaboré en collaboration avec le ministre provincial (ou territorial) où se trouve l’espèce et en consultation avec les propriétaires fonciers touchés par le programme (alinéa 39(1)a) et paragraphe 39(3) de la Loi fédérale).

[14]           À ce chapitre, le principe de précaution s’applique explicitement à tout programme de rétablissement (article 38 de la Loi fédérale). En l’occurrence, si le ministre compétent estime que le rétablissement de l’espèce est réalisable, les prescriptions à l’article 41 sont obligatoires et il doit désigner l’habitat essentiel de l’espèce, en se fondant sur la meilleure information accessible, notamment les informations fournies par COSEPAC, alors que le programme de rétablissement doit comporter notamment des exemples d’activités susceptibles d’entraîner sa destruction. Voir l’alinéa 41(1)c) de la Loi fédérale; Environmental Defence Canada c Canada (Pêches et Océans), 2009 CF 878 au para 40; et Alberta Wilderness Association c Canada (Environnement), 2009 CF 710 au para 25. De surcroît, selon l’échéancier prévu dans le programme de rétablissement (alinéa 41(1)g) de la Loi fédérale), le ministre compétent est tenu d’élaborer un ou plusieurs plans d’action contenant des mesures pour protéger l’habitat essentiel et pour mettre en œuvre le plan de rétablissement (articles 47 et 49 de la Loi fédérale). Cinq ans après la mise du plan d’action dans le Registre fédéral, il incombe au ministre compétent d’assurer le suivi de sa mise en œuvre et des progrès réalisés en vue de l’atteinte de ses objectifs. Il met une copie de son rapport dans le Registre fédéral (article 55 de la Loi fédérale).

[15]           Au niveau de la protection de l’habitat essentiel lui-même, les articles 56 et suivants de la Loi fédérale reprennent un schéma général qui ressemble également aux articles 32 et suivants dont nous avons fait état plus haut. Si l’habitat essentiel de l’espèce sauvage inscrite comme espèce en voie de disparition ou menacée, se trouve sur le territoire domanial, l’article 58 de la Loi fédérale a pour objet de faire en sorte que, dans les 180 jours suivant la mise dans le Registre fédéral du programme de rétablissement ou du plan d’action ayant défini l’habitat essentiel, tout l’habitat essentiel soit protégé (article 57 et paragraphe 58(1) de la Loi fédérale). Mais une fois encore, la Loi fédérale fait intervenir un ensemble de considérations externes – la volonté des instances provinciales ou territoriales – au niveau de l’application ou non, dans une province ou un territoire, de l’interdiction de détruire un élément de l’habitat essentiel, ailleurs que sur le territoire domanial. Voir les articles 50 à 61 de la Loi fédérale. Le ministre de l’Environnement est cependant tenu de recommander l’adoption d’un décret d’application lorsqu’il estime que la partie de l’habitat essentiel n’est pas protégée par la Loi fédérale et que le droit de la province ou du territoire ne protège pas suffisamment cette partie (paragraphe 61(4) de la Loi fédérale). Force est de constater que les mécanismes d’application de la Loi fédérale sont très lourds et qu’ils dépendent exclusivement du bon vouloir des divers ordres de gouvernement, de sorte qu’après l’inscription d’une espèce sauvage à la Liste fédérale, il peut s’écouler encore plusieurs années avant que des mesures concrètes ne soient prises dans une province ou un territoire pour protéger les populations, la résidence des individus et l’habitat essentiel de l’espèce.

[16]           Cela étant dit, dans la province de Québec, la rainette faux-grillon de l’Ouest a été officiellement désignée en 2001 comme « espèce vulnérable » en vertu de la Loi québécoise tandis qu’autrefois elle était considérée comme une espèce commune. D’un autre côté, la Loi sur la conservation et la mise en valeur de la faune interdit la capture, la vente et la garde en captivité des individus d’une espèce désignée et son article 26 prévoit que « [n]ul ne peut déranger, détruire ou endommager le barrage du castor ou les oeufs, le nid ou la tanière d'un animal ».

[17]           Dans la province de l’Ontario, les articles 9 et 10 de la Loi ontarienne contiennent des interdictions similaires à la Loi fédérale, tandis que les articles 11 et suivants de la Loi ontarienne traitent des programmes de rétablissement et des plans de gestion relatifs aux espèces préoccupantes. Le problème pratique cependant – et il est de taille dans le cas à l’étude – c’est que la rainette faux-grillon de l’Ouest n’est pas directement visée par la Loi ontarienne, de sorte que la partie de l’habitat essentiel de l’espèce en Ontario ne bénéficie d’aucune protection à l’extérieur des terres domaniales. Toutefois, la rainette grillon (Acris crepitans), une espèce différente de la rainette faux-grillon de l’Ouest (Pseudacris triseriata), a été inscrite à l’annexe 1 de la Loi ontarienne comme une « espèce menacée ».

[18]           Nous le verrons plus loin en examinant les faits, mais les demandeurs désirent qu’un décret d’urgence soit pris par le gouvernement en conseil pour protéger la rainette faux-grillon de l’Ouest sur le territoire de la ville de La Prairie, au Québec. À cet égard, lorsqu’une espèce sauvage inscrite sur la Liste fédérale est exposée à des « menaces imminentes » pour sa survie ou son rétablissement, le gouvernement du Canada peut, de sa propre initiative, assurer sa protection par décret [décret d’urgence]. L’article 80 de la Loi fédérale prescrit :

80. (1) Sur recommandation du ministre compétent, le gouverneur en conseil peut prendre un décret d’urgence visant la protection d’une espèce sauvage inscrite.

 

80. (1) The Governor in Council may, on the recommendation of the competent minister, make an emergency order to provide for the protection of a listed wildlife species.

 

(2) Le ministre compétent est tenu de faire la recommandation s’il estime que l’espèce est exposée à des menaces imminentes pour sa survie ou son rétablissement.

 

(2) The competent minister must make the recommendation if he or she is of the opinion that the species faces imminent threats to its survival or recovery.

(3) Avant de faire la recommandation, il consulte tout autre ministre compétent.

 

(3) Before making a recommendation, the competent minister must consult every other competent minister.

(4) Le décret peut :

a) dans le cas d’une espèce aquatique :

 

(4) The emergency order may

(a) in the case of an aquatic species,

 

(i) désigner l’habitat qui est nécessaire à la survie ou au rétablissement de l’espèce dans l’aire visée par le décret,

 

(i) identify habitat that is necessary for the survival or recovery of the species in the area to which the emergency order relates, and

 

(ii) imposer des mesures de protection de l’espèce et de cet habitat, et comporter des dispositions interdisant les activités susceptibles de leur nuire;

 

(ii) include provisions requiring the doing of things that protect the species and that habitat and provisions prohibiting activities that may adversely affect the species and that habitat;

 

b) dans le cas d’une espèce d’oiseau migrateur protégée par la Loi de 1994 sur la convention concernant les oiseaux migrateurs se trouvant :

 

(b) in the case of a species that is a species of migratory birds protected by the Migratory Birds Convention Act, 1994,

 

(i) sur le territoire domanial ou dans la zone économique exclusive du Canada :

 

(i) on federal land or in the exclusive economic zone of Canada,

 

(A) désigner l’habitat qui est nécessaire à la survie ou au rétablissement de l’espèce dans l’aire visée par le décret,

 

(A) identify habitat that is necessary for the survival or recovery of the species in the area to which the emergency order relates, and

 

(B) imposer des mesures de protection de l’espèce et de cet habitat, et comporter des dispositions interdisant les activités susceptibles de leur nuire,

 

(B) include provisions requiring the doing of things that protect the species and that habitat and provisions prohibiting activities that may adversely affect the species and that habitat, and

 

(ii) ailleurs que sur le territoire visé au sous-alinéa (i) :

 

(ii) on land other than land referred to in subparagraph (i),

 

(A) désigner l’habitat qui est nécessaire à la survie ou au rétablissement de l’espèce dans l’aire visée par le décret,

 

(A) identify habitat that is necessary for the survival or recovery of the species in the area to which the emergency order relates, and

 

(B) imposer des mesures de protection de l’espèce, et comporter des dispositions interdisant les activités susceptibles de nuire à l’espèce et à cet habitat;

 

(B) include provisions requiring the doing of things that protect the species and provisions prohibiting activities that may adversely affect the species and that habitat; and

 

c) dans le cas de toute autre espèce se trouvant :

 

(c) with respect to any other species,

 

(i) sur le territoire domanial, dans la zone économique exclusive ou sur le plateau continental du Canada :

 

(i) on federal land, in the exclusive economic zone of Canada or on the continental shelf of Canada,

 

(A) désigner l’habitat qui est nécessaire à la survie ou au rétablissement de l’espèce dans l’aire visée par le décret,

 

(A) identify habitat that is necessary for the survival or recovery of the species in the area to which the emergency order relates, and

 

(B) imposer des mesures de protection de l’espèce et de cet habitat, et comporter des dispositions interdisant les activités susceptibles de leur nuire,

 

(B) include provisions requiring the doing of things that protect the species and that habitat and provisions prohibiting activities that may adversely affect the species and that habitat, and

 

(ii) ailleurs que sur le territoire visé au sous-alinéa (i) :

 

(ii) on land other than land referred to in subparagraph (i),

(A) désigner l’habitat qui est nécessaire à la survie ou au rétablissement de l’espèce dans l’aire visée par le décret,

 

(A) identify habitat that is necessary for the survival or recovery of the species in the area to which the emergency order relates, and

 

(B) comporter des dispositions interdisant les activités susceptibles de nuire à l’espèce et à cet habitat.

 

(B) include provisions prohibiting activities that may adversely affect the species and that habitat.

(5) Les décrets d’urgence sont soustraits à l’application de l’article 3 de la Loi sur les textes réglementaires.

 

(5) An emergency order is exempt from the application of section 3 of the Statutory Instruments Act.

[soulignements ajoutés]

[Emphasis added]

 

[19]           Dans l’affaire Adam c Canada (Environnement), 2011 CF 962 au para 38 et 39 [Adam], le juge en chef Crampton a énuméré un certain nombre de principes généraux concernant l’interprétation de l’article 80 de la Loi fédérale :

Pour ce qui est du libellé précis du paragraphe 80(2), les demandeurs ont demandé à la Cour de retenir les arguments suivants :

i.       le paragraphe 80(2) impose une obligation impérative;

ii.      l’application du paragraphe 80(2) est déclenchée par les menaces pour le rétablissement ou la survie d’une espèce, ou les deux;

iii.     l’objectif principal de l’article 80 est de protéger l’habitat en attendant l’adoption d’un programme de rétablissement;

iv.     le paragraphe 80(2) exige que l’on procède à une enquête objective en fonction des meilleures données scientifiques disponibles;

v.      le manque de certitude scientifique ne peut être prétexte à l’inaction;

vi.     le décret prévu à l’article 80 peut ne viser qu’une partie de l’aire de répartition de l’espèce;

vii.    il n’est pas nécessaire de prouver qu’il est certain que les menaces imminentes vont se concrétiser;

viii.   il convient d’examiner l’effet des menaces sur une période appropriée d’un point de vue biologique;

ix.     il est nécessaire de prendre des mesures en temps utile.

De façon générale, ces arguments sont étayés soit par le simple libellé de la Loi, y compris son préambule, soit par l’historique législatif de la LEP (voir, par exemple, Débats de la Chambre des communes, 37e législature, 1re session, no 149 (26 février 2002) à 11 h 50 (l’hon. Karen Redman); Comité permanent de l’environnement et du développement durable, Procès-verbaux/Témoignage, 22 mars 2001, de 9 h 35 à 9 h 40). Cela dit, j’estime que ce qui suit est également clair :

i.       l’obligation impérative prévue au paragraphe 80(2) ne prend naissance que lorsque le ministre « estime » qu’il existe des menaces imminentes au sens de cette disposition.

ii.      le libellé du paragraphe 80(1) est suffisamment large pour autoriser le gouverneur en conseil à prendre un décret d’urgence, sur recommandation du ministre compétent, dans des cas autres que ceux prévus au paragraphe 80(2); le ministre compétent n’a toutefois aucune obligation légale de faire cette recommandation dans ces autres cas.

iii.     pour se faire une opinion au titre du paragraphe 80(2), le ministre n’est pas tenu de se limiter aux meilleures données scientifiques – par exemple, le ministre peut également tenir compte des avis juridiques portant sur le sens du libellé du paragraphe 80(2).

iv.     vu le caractère « urgent » du pouvoir prévu à l’article 80, le ministre peut néanmoins légitimement prendre une courte période de temps, à la suite d’une demande comme celle présentée par les demandeurs, en vue d’obtenir : a) les renseignements nécessaires pour se faire une opinion éclairée au titre du paragraphe 80(2); ou b) des données scientifiques ou tout autre renseignement en voie de préparation.

v.      le fait qu’un décret puisse être pris (en vertu de l’alinéa 80(4)c)) et ne viser qu’une partie de l’aire de répartition d’une espèce inscrite, ainsi que le fait que le terme « espèce sauvage » soit défini au paragraphe 2(1) comme s’entendant d’une « espèce, sous-espèce, variété ou population géographiquement ou génétiquement distincte », ne signifient pas qu’un décret doit être pris chaque fois qu’une espèce inscrite est exposée à des menaces pour sa survie ou son rétablissement dans une partie seulement de son habitat. La décision du ministre dépendra de la nature des renseignements scientifiques, des avis juridiques et des autres renseignements qui lui sont fournis et qui sont pertinents pour la décision qu’il doit prendre en vertu du paragraphe 80(2), y compris en ce qui concerne la période appropriée d’un point de vue biologique sur laquelle doit porter l’examen d’une menace particulière.

vi.     par contre, je souscris à l’argument des demandeurs selon lequel le libellé du paragraphe 80(2) ne contient aucun élément qui limite l’obligation impérative imposée au ministre aux seuls cas où une espèce est exposée à des menaces imminentes pour sa survie ou son rétablissement sur une base nationale.

vii.    il est logique d’accorder aux menaces dont la probabilité est réduite une force probante moindre, lorsque le ministre apprécie le caractère imminent des menaces.

[souligné dans l’original]

[20]           Selon la jurisprudence, il est clair que l’article 80 de la Loi fédérale doit être interprété libéralement. L’objectif principal de cette disposition est de protéger l’habitat essentiel d’une espèce inscrite en attendant l’adoption d’un programme de rétablissement. Le décret d’urgence contiendra donc des mesures de protection qu’on retrouverait normalement, s’il n’y avait pas urgence d’agir, dans un plan d’action (fédéral, provincial ou territorial). En plus de désigner l’habitat qui est nécessaire à la survie ou au rétablissement de l’espèce, le décret d’urgence peut notamment comporter des dispositions interdisant les activités susceptibles de nuire à l’espèce et à cet habitat (sous-alinéas 80(4)c) (i) et (ii) de la Loi fédérale). Il faut par ailleurs lire l’article 80 en corrélation avec l’alinéa 97(1)b) et le paragraphe 97(2) de qui édictent que la contravention à toute disposition précisée d’un règlement ou d’un décret d’urgence constitue une infraction à la Loi fédérale.

[21]           Le décret d’urgence peut viser tout l’habitat essentiel comme une partie seulement de celui-ci. Il n’est pas limité au territoire domanial. De plus, chaque catégorie d’espèce est différente et leur protection nécessite des mesures bien adaptées. Il y a lieu de tenir compte de la nature particulière de la menace. L’environnement est également important. La détermination envisagée au paragraphe 80(2) de la Loi fédérale suppose un examen minutieux de toutes les circonstances pertinentes, qu’il s’agisse de la gravité et de la fréquence, ainsi que de tout autre facteur pertinent. Par exemple, les espèces menacées vivant en région urbaine ou agricole sont susceptibles de disparaître plus rapidement que les espèces ne se retrouvant que dans les régions éloignées et sauvages. Cela dit, l’article 80 ne fournit aucune définition précise de ce qui constitue une « menace imminente ». Toutefois, le ministère de l’Environnement a publié, en 2009, sur son site un document d’ébauche intitulé « Politiques de la Loi sur les espèces en péril : Protection » [l’Ébauche de politiques]. On dit que le ministre envisagera la possibilité de recommander un décret d’urgence lorsque les mesures de protection prévues par les autres dispositions de la Loi fédérale ne seront pas mises en place assez rapidement pour assurer la survie ou le rétablissement de l’espèce.

[22]           D’autre part, si l’on se fie à l’Ébauche de politiques, lorsqu’il déterminera s’il existe une menace imminente pour la survie ou le rétablissement de l’espèce, le ministre compétent tiendra notamment compte des facteurs suivants :

•     Un déclin grave et soudain de la population et/ou de l’habitat menace la survie de l’espèce et se poursuivra probablement à moins que des mesures de protection ne soient prises immédiatement;

•     Il y a des signes évidents de danger ou de menace pour l’espèce ou son habitat, mais aucune mesure d’atténuation adéquate n’est en place pour contrer la menace, de sorte que la survie ou le rétablissement de l’espèce sont menacés;

•     Une ou plusieurs lacunes ont été repérées dans la série existante de mesures de protection de cette espèce, lacunes qui mettent en péril sa survie ou son rétablissement, et il est impossible d’assurer sa protection par un autre moyen, en temps opportun.

[23]           Enfin, il ne faut pas confondre « survie » et « rétablissement » de l’espèce qui sont deux notions distinctes. La notion de « rétablissement » va bien au ou delà de la « survie » de l’espèce. Même s’il n’existe aucune définition législative du terme « rétablissement », Environnement Canada a adopté une définition dans le Programme de rétablissement modifié de la Sterne de Dougall (Sterna dougallii), selon laquelle « le rétablissement est le processus par lequel le déclin d’une espèce en voie de disparition, menacée ou disparue du pays est arrêté ou inversé et par lequel les menaces à sa survie sont éliminées ou réduites de façon à augmenter la probabilité de survie de l’espèce à l’état sauvage ». Conformément à cette définition, le rétablissement d’une espèce comprend donc un arrêt ou une inversion du déclin de sa population.

[24]           Examinons maintenant le contexte factuel ayant mené au refus de la ministre de l’Environnement de recommander la prise d’un décret d’urgence pour protéger la rainette faux-grillon de l’Ouest.

II                  CONTEXTE FACTUEL

[25]           La rainette faux-grillon de l’Ouest est un petit amphibien (tels que les grenouilles, les crapauds et les ouaouarons) d’environ 2,5 centimètres de long qui vit et se reproduit dans des zones humides. Puisqu’il s’agit d’une espèce peu mobile, son domaine vital se situe à l’intérieur d’un court rayon (environ 250 mètres) autour de son milieu de reproduction. Le milieu humide (mare d’eau, marécage ou clairière inondée) sert au départ d’habitat de reproduction et doit être à proximité d’un milieu terrestre ouvert (champ, clairière ou bois). La période de reproduction se situe au printemps. La majorité des adultes ne se reproduisent habituellement qu’une seule fois et leur longévité se limite le plus souvent à un an, mais atteint parfois deux ou trois ans.

[26]           L’aire de répartition de la rainette faux-grillon de l’Ouest s’étend du sud-ouest au nord-est de l’Amérique du Nord. Environ neuf pour cent de l’aire de répartition mondiale de la rainette faux-grillon de l'Ouest se trouve au Canada où elle occupe les basses terres du sud de l’Ontario et du Québec. L’expansion suburbaine et la modification des pratiques agricoles contribuent à la destruction progressive des habitats de la rainette faux-grillon de l’Ouest et menacent de ce fait la survie de l’espèce au Canada et ailleurs dans le monde. Les populations et les métapopulations (lesquelles se composent de groupes de populations séparées qui interagissent à un certain niveau) qui se retrouvent en bordure des Grands Lacs et du Saint-Laurent et du Bouclier canadien sont particulièrement exposées à la menace humaine, ce qui les rend très vulnérables.

[27]           Au Québec, la rainette faux-grillon de l’Ouest était historiquement présente dans le sud de la province, de la vallée de l’Outaouais jusqu’aux contreforts des Appalaches et à l’ouest de la rivière Richelieu. Aujourd’hui, elle n’occuperait que 10 % de cette aire de répartition historique. En Montérégie, l’espèce a été réduite à un peu plus de 800 sites hautement fragmentés sur une mince bande de 20 kilomètres de large entre les municipalités de Beauharnois au sud et de Contrecœur au nord. Sa présence est également confirmée dans un peu plus de 220 sites de la région de l’Outaouais sur une bande d’environ 10 kilomètres de large et s’étirant sur une distance d’environ 100 kilomètres d’est en ouest le long de la rivière des Outaouais entre la ville de Gatineau et l’Île-du-Grand-Calumet. En 2010, les scientifiques estimaient que l’espèce occuperait au moins 102 kilomètres carrés d’habitat, soit 60 kilomètres carrés en Montérégie et 42 kilomètres carrés en Outaouais. On estime à ce chapitre que la rainette faux-grillon a déjà perdu près de 90 % de son aire de répartition historique en Montérégie. En l’occurrence, la rainette faux-grillon ne subsiste que sur l’île Perrot et sur la rive sud de Montréal entre Saint-Stanislas-de-Kostka et Varennes, le long d’une modeste bande de terre d’une largeur d’environ 20 kilomètres. À l’intérieur de cette zone, survivent neuf métapopulations et sept petites populations isolées occupant globalement une superficie d’environ 50 kilomètres carrés.

[28]           En Ontario, la rainette faux-grillon de l’Ouest est répartie sur un territoire beaucoup plus vaste allant de la frontière avec les États-Unis jusqu’à la baie Georgienne, au sud du parc Algonquin, dans l’axe de Frontenac, et le long de la vallée de l’Outaouais, jusqu’à Eaganville. Aucun relevé systématique spécifique à l’espèce et son habitat n’a été réalisé dans cette province. Conséquemment, aucune estimation du nombre de sites occupés n’est disponible. Il existe cependant certaines études montrant un déclin du nombre de sites où l’espèce était historiquement présente dans l’est de l’Ontario (- 30 % près d’Ottawa; - 95 % près de Cornwall). Ces deux études ont été réalisées en milieu périurbain et constituent de bons exemples de la tendance à la perte d’habitat au profit du développement domiciliaire dans ce type de contexte. Elles ne tiennent cependant pas compte du fait que certains milieux de reproduction adjacents ont été colonisés depuis.

[29]           Depuis le 17 mars 2010, la rainette faux-grillon de l’Ouest (Pseudacris triseriata) population des Grands Lacs et du Saint-Laurent et du Bouclier canadien est inscrite à la Liste fédérale comme « espèce menacée » : Décret modifiant l’annexe 1 de la Loi sur les espèces en péril, DORS/2010-32 [Décret de désignation]. Son inscription fait suite à une évaluation de l’espèce par le COSEPAC. Dans le résumé de l’étude d’impact de la réglementation qui a été publié dans la Gazette du Canada Partie II, DORS/2010-32 [l’étude d’impact], on souligne qu’outre les avantages économiques directs, la protection des espèces en péril peut fournir de nombreux avantages aux Canadiens comme, la protection écosystèmes essentiels, tandis que les caractéristiques uniques et l’histoire de l’évolution de nombreuses espèces en péril, comme la rainette faux-grillon de l’Ouest, suscitent un intérêt particulier de la part de la communauté scientifique.

[30]           Bien qu’une proposition de programme de rétablissement de la rainette faux-grillon de l’Ouest, visant la population des Grands Lacs et du Saint-Laurent et du Bouclier Canadien [population visée] a été publiée en 2014 dans le Registre public des espèces en péril [Registre fédéral] (http://www.registrelep-sararegistry.gc.ca), aucune version définitive n’a encore été publiée dans le Registre fédéral. De fait, selon la proposition de programme de rétablissement de l’espèce, l’urbanisation et l’intensification de l’agriculture constituent deux menaces graves soulevant une préoccupation élevée pour le rétablissement de l’espèce (Québec et Ontario). D’un point de vue biologique, il s’agit de deux menaces réelles, dont l’occurrence est courante et la fréquence est continue. La gravité de ces deux menaces est élevée, tandis que la preuve disponible établit un fort lien de causalité entre les menaces humaines identifiées et la viabilité de la population visée.

[31]           Cela étant dit, la proposition actuelle de plan de rétablissement ne contient aucun échéancier ni aperçu général des mesures de rétablissement envisagées par Environnement Canada, l’Agence Parcs Canada et d’autres compétences et/ou organisations participant à la conservation de l’espèce et à la protection de l’habitat essentiel de la population visée. Il va sans dire que la mise en œuvre de mesures de rétablissement est assujettie aux crédits, aux priorités et aux contraintes budgétaires des compétences et organisations participantes, de sorte que l’habitat essentiel – et de toute partie d’icelle – de cette espèce menacée ne bénéficie présentement d’aucune protection particulière à l’extérieur des terres domaniales. On anticipe cependant qu’un ou plusieurs plans d’action seront affichés dans le Registre fédéral avant la fin de 2019.

[32]           Voilà pour le portrait factuel général. J’en arrive aux faits particuliers qui sont à l’origine du présent litige. Le 15 mai 2013, la demanderesse Nature Québec fait signifier une lettre au ministre de l’Environnement, de l’époque l’honorable Peter Kent, lui demandant de recommander l’adoption d’un décret d’urgence en vertu de l’article 80 de la Loi fédérale et invoquant une « menace imminente » pesant sur ce qui peut rester à La Prairie de la métapopulation de rainettes faux-grillon de l’Ouest, c’est-à-dire celle dite du « Bois de la Commune », suite au déboisement et à l’altération des milieux humides entourant la réalisation d’un projet domiciliaire connu sous le nom de « Domaine de la Nature ».

[33]           Nature Québec fait alors état du fait que cette métapopulation a déjà subi des pertes supérieures à 50% depuis le début des années 1990 et que le rétablissement de l’espèce est compromis. Nature Québec allègue avoir récemment obtenu copie d’un compte-rendu (en date 20 février 2013, version finale 2 avril 2013) d’une rencontre de l’équipe de rétablissement de l’espèce au Québec, composée d'experts, dont un représentant d’Environnement Canada. On reconnaît expressément que les mesures de protection et de compensation actuellement prévues pour ce qui reste de la métapopulation du Bois de la Commune n’offrent pas les garanties nécessaires pour assurer la survie de l’espèce et compromettent son rétablissement. En l’espèce, le Bois de la Commune où vit présentement cette métapopulation – qui requiert protection – a déjà été identifié comme un habitat essentiel dans le plan de rétablissement provincial.

[34]           Nature Québec demande donc formellement au ministre de l’Environnement de se prévaloir de son pouvoir de recommandation en vertu de l’article 80 de la Loi fédérale et « de préparer rapidement un décret à être adopté d’urgence par le Gouverneur en conseil et d’y prévoir la désignation de l’habitat qui est nécessaire à la survie ou au rétablissement de l’espèce dans l’aire visée par le décret, c’est-à-dire à La Prairie, et d’inclure dans ce décret des dispositions interdisant les activités susceptibles de nuire à l’espèce et à son habitat » [soulignements ajoutés]. Aucune action immédiate n’est prise par le ministre de l’Environnement et celui-ci tarde à répondre à la lettre du 15 mai 2013.

[35]           Le 16 octobre 2013, les procureurs de Nature Québec adressent à l’honorable Leona Aglukkaq [la ministre de l’Environnement], qui a succédé à l’honorable Peter Kent, une mise en demeure qui reprend l’argumentaire de leur lettre antérieure. Le 14 novembre 2013, la directrice générale du Service canadien de la faune à Environnement Canada y donne suite en indiquant que le Ministère cherche à obtenir de l’information supplémentaire des autres juridictions sur la situation de la rainette faux-grillon et sur les mesures prises pour assurer la conservation de cette espèce, et ce afin d’assurer que la ministre puisse prendre une décision bien éclairée.

[36]           De fait, le 13 décembre 2013, le Service canadien de la faune d’Environnement Canada est en possession d’une expertise scientifique interne examinant la question de savoir s’il existe des menaces imminentes : « Threat and protection assessment of the Western Chorus Frog (Great Lakes / St. Lawrence – Canadian Shield Protection) following petitions for an emergency order to protect the species in Bois de la Commune, La Prairie, Quebec » [l’expertise interne]. L’objet de l’expertise interne est de fournir à la ministre de l’Environnement une évaluation scientifique, crédible et objective en vue de l’aider à prendre une décision éclairée.

[37]           L’expertise interne note que 260 habitats de l’espèce menacée au Canada ont été identifiés à titre d’habitats essentiels au Québec et 211 en Ontario. De fait, au cours des dix dernières années, il y a eu un déclin de l’espèce de 37 % au Québec et de 42.6 % en Ontario, tandis qu’au cours des soixante dernières années, en Montérégie, la rainette est disparue à 90 % de son aire d’occupation historique. L’habitat essentiel de l’espèce comprend notamment les habitats de reproduction d’alimentation et d’hivernation ayant été habités par des populations au moins deux fois durant les vingt dernières années dont au moins une fois au cours des dix dernières années. Or, la métapopulation du Bois de la Commune fait partie des neuf métapopulations de la Montérégie dont les habitats doivent être protégés. Si l’on se fie à l’expertise interne, le problème cependant, c’est qu’il n’existe présentement aucune mesure de protection adéquate en vertu du droit québécois, tandis que l’aire de conservation qui est proposée par la municipalité de La Prairie n’est pas suffisante pour garantir la survie de la métapopulation du Bois de la Commune. En l’occurrence, même si la survie de l’espèce au Canada n’est pas directement compromise, par contre, le projet domiciliaire du constitue une menace imminente au rétablissement de l’espèce au Canada. En effet, selon l’analyse détaillée effectuée par les scientifiques, tous les facteurs déjà identifiés dans l’Ébauche de politiques pour la prise d’un décret d’urgence sont remplis en l’espèce.

[38]           Le 5 février 2014, l’Équipe de rétablissement de la rainette faux-grillon fait parvenir aux autorités responsables un avis scientifique supplémentaire concluant que le projet domiciliaire du Bois de la Commune constitue une menace imminente pour le rétablissement de l’espèce et que le tracé du secteur de conservation convenu dans l’entente avec la municipalité de La Prairie devrait être modifié afin de se rapprocher davantage de la zone recommandée dans le plan de conservation provincial.

III               REFUS MINISTÉRIEL

[39]           Le 27 mars 2014, la ministre de l’Environnement a décidé de ne pas recommander l’adoption d’un décret d’urgence parce qu’à son avis, la rainette faux-grillon de l’Ouest ne fait pas face à une menace imminente pour sa survie ou son rétablissement. La lettre de refus signée par M. Beale, sous-ministre adjoint de la Direction générale de l’intendance environnementale d’Environnement Canada [le délégué de la ministre] explique :

Des représentants d’Environnement Canada ont examiné votre demande. La menace actuellement subie par l’espèce est liée à la destruction de l’habitat qui se poursuit dans l’aire de répartition de l’espèce au Québec et en Ontario en raison de l’expansion suburbaine et de la modification des pratiques agricoles. Même si le déclin de la rainette faux-grillon de l’Ouest dans tout le sud du Québec et de l’Ontario peut être qualifié de grave d’un point de vue biologique, Environnement Canada estime que la portée des travaux envisagés sur le site de La Prairie ne menace pas la possibilité de la présence de l’espèce ailleurs en Ontario et au Québec. Par conséquent, la rainette faux-grillon de l’Ouest n’est pas confrontée à une menace imminente concernant sa survie ni son rétablissement.

[40]           Les seuls documents pertinents qui étaient devant la ministre ou son délégué sont ceux identifiés par le délégué dans l’avis de transmission de dossier, déposé le 9 juin 2014 en vertu de la Règle 318 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [Règles]. En l’espèce, l’expertise interne du 13 décembre 2013 n’a pas été soumise au décideur. Toutefois, certaines informations y contenues sont résumées dans l’ébauche d’une note de service à la ministre (MIN-175318) jointe à la correspondance de la directrice générale du service de la faune au délégué en date du 9 février 2014 (point 6b). D’un autre côté, une ébauche de proposition de programme de rétablissement de l’espèce (2013) a été portée à l’attention de la ministre ou de son délégué (point 4a).

[41]           Selon la documentation déposée en vertu de la Règle 318, les fonctionnaires ont jonglé avec plusieurs scénarios de recommandation (positive ou négative). Même en ce qui concerne les motifs possibles de refus, il semble qu’ils n’ont pas tous été retenus. Aux fins de l’examen de la légalité du refus ministériel, les défendeurs conviennent que les ébauches non retenues de décision ne font pas partie du raisonnement général de la ministre ou de son délégué.

IV               PRÉTENTIONS FORMULÉES PAR LES PARTIES

[42]           Dans un premier temps, les demandeurs prétendent que la ministre a manqué à son obligation de recueillir et de considérer la meilleure information scientifique accessible, pertinente et déterminante. Comme indiqué par la Cour dans Adam, précité, l’article 80 de la Loi fédérale exige que l’on mette en œuvre le principe de précaution et que l’on procède à une enquête « en fonction des meilleures données scientifiques disponibles » (aux paras 38-39). La ministre ou son délégué devaient d’abord considérer l’information scientifique pertinente, ce qui inclut bien entendu toute expertise scientifique préparée à l’interne par le service de la faune.

[43]           Les demandeurs font valoir que le personnel scientifique de la région du Québec – bien qu’il semble que l’expertise interne soit un travail collectif, tout au long des procédures, les demandeurs ont parlé du rapport Branchaud dont le nom apparaît à l’expertise interne – a procédé à une enquête méthodique, objective et complète afin de déterminer si le projet du « Domaine de la nature » constitue une menace imminente au rétablissement de la rainette faux-grillon de l’Ouest. Or, seulement une partie des informations pertinentes et de l’analyse détaillée que l’on retrouve dans l’expertise interne de 15 pages ont été résumées par les fonctionnaires ayant préparé les notes de breffage à l’intention de la ministre de l’Environnement. La note de service contenant l’argumentaire général des fonctionnaires supprime plusieurs informations techniques et scientifiques importantes. En effet, la survie de l’espèce et son rétablissement sont deux questions distinctes. Or, on passe sous silence le fait que les métapopulations de rainettes de La Prairie ne sont pas isolées. Cette erreur d’analyse déterminante vicie le raisonnement ministériel, car la préservation de la métapopulation du Bois de la Commune à La Prairie est non seulement une cible importante au niveau d’une stratégie globale de rétablissement de l’espèce, mais de manière imminente, celle-ci pourrait disparaître complètement à cause du projet du « Domaine de la nature ». Conséquemment, la meilleure information scientifique, soit l’expertise scientifique, a été arbitrairement écartée par la ministre ou son délégué.

[44]           Du même coup, les demandeurs prétendent que les motifs que l’on retrouve dans la lettre du délégué n’offrent aucun fondement logique et rationnel permettant de justifier le refus ministériel. Selon ces motifs, « Environnement Canada estime que la portée des travaux envisagés sur le site de La Prairie ne menace pas la possibilité de la présence de l’espèce ailleurs en Ontario et au Québec. Par conséquent, la rainette faux-grillon de l’Ouest n’est pas confrontée à une menace imminente concernant sa survie ni son rétablissement ». S’il est vrai que la logique ministérielle se concilie avec l’absence d’une menace imminente visant la survie de toute l’espèce au Canada, par contre, les motifs n’expliquent aucunement comment les travaux du promoteur résidentiel ne menacent pas de façon imminente le rétablissement de l’espèce au Canada.

[45]           Les demandeurs font également valoir que la disparition brutale et soudaine de toute la métapopulation du Bois de la Commune empêchera les autorités d’établir un plan d’action pour le rétablissement de l’espèce en Montérégie qui, avec la région de l’Outaouais, sont les deux seules régions où il y a encore des populations de rainettes faux-grillon de l’Ouest. En l’espèce, les motifs de refus ne tiennent pas compte des critères pertinents mentionnés dans le projet de politique ministérielle et n’expliquent pas comment l’impact négatif du projet « Domaine de la nature » serait négligeable ou compensé par la survie ou l’augmentation de la population des autres populations de l’espèce au Canada. Or, tant au Québec qu’en Ontario, il n’existe aucune mesure de protection adéquate protégeant sur des terres privées.

[46]           Les demandeurs désirent que la Cour annule la décision contestée et émette un bref de mandamus ou un jugement déclaratoire afin de forcer la ministre à faire une recommandation positive de prise de décret. Subsidiairement, les demandeurs prient à la Cour d’annuler la décision contestée et de renvoyer le dossier pour un nouvel examen ministériel, avec des directives précises quant à leur droit de participation et au délai à l’intérieur duquel la nouvelle décision devra être rendue : Alberta Wilderness Association c Canada (Environnement), 2009 CF 882 [Alberta Wilderness Association].

[47]           Pour leur part, les défendeurs demandent à la Cour de rejeter la présente demande de contrôle judiciaire. La ministre n’avait aucune obligation dans le cas présent de faire une recommandation positive de prise de décret en vertu de l’article 80 de la Loi fédérale. À ce chapitre, la Cour doit simplement se demander si le raisonnement général que l’on retrouve dans les motifs de refus ministériel est logique et s’appuie sur les preuves au dossier (Newfoundland and Labrador Nurses' Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 aux paras 14-16 [Newfoundland Nurses]; Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36 aux paras 53 et 63).

[48]           Les défendeurs notent que les motifs communiqués par le délégué permettent de comprendre le raisonnement ministériel au niveau de la conclusion d’absence de « menaces imminentes ». La ministre ou son délégué n’étaient pas tenus d’analyser les preuves matérielles ou scientifiques ni de s’en tenir aux paramètres où une situation particulière sera considérée, selon le projet de Lignes directrices de Environnement Canada, comme une « menace imminente » à la survie ou au rétablissement d’une espèce menacée. Le raisonnement général que l’on retrouve dans la lettre de refus représente fidèlement la position actuelle de la ministre : la menace, pour être imminente, doit viser tout le Canada, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. Par conséquent, la ministre n’a pas agi d’une manière déraisonnable en écartant la recommandation positive contenue à la première note de service des fonctionnaires – qui se fondait sur l’expertise interne et les critères du projet de Lignes directrices.

[49]           Au demeurant, les défendeurs prétendent que le résultat n’est pas déraisonnable. En effet, la destruction imminente de la métapopulation du Bois de la Commune ne mettra pas en péril la survie ou le rétablissement de l’espèce ailleurs au Canada, puisqu’on parle d’une menace locale, limitée à la municipalité de La Prairie. Étant donné qu’il n’y a pas d’autres projets résidentiels connus pouvant entraîner la destruction des autres métapopulations du Québec et de l’Ontario, on ne peut donc pas parler de « menaces imminentes » (voir Adam, précité, aux paras 45-47). Même si les mots « au Canada » ne se retrouvent pas à l’article 80 de la Loi fédérale, cette disposition législative fait uniquement référence à « l’espèce » et non aux populations et métapopulations.

[50]           De plus, les défendeurs prétendent que la ministre n’a aucune obligation, au nom du principe de précaution, de s’assurer que la métapopulation du Bois de la Commune n’est pas détruite, d’autant plus que le projet domiciliaire en question a reçu le feu vert des autorités provinciales. De plus, la rainette faux-grillon de l’Ouest est une espèce inscrite sur le Registre fédéral depuis 2010 seulement. Même si la métapopulation du Bois de la Commune disparaît complètement, le programme de rétablissement va protéger l’espèce dans le futur. Il n’y avait aucune raison d’intervenir d’urgence.

[51]           Sans admettre que la ministre a commis une erreur révisable dans ce dossier, les défendeurs soumettent de façon subsidiaire qu’il n’est pas opportun pour la Cour d’émettre un bref de mandamus, de prononcer un jugement déclaratoire de droit, ni de prescrire des directives particulières. Il suffit d’annuler la décision contestée et de retourner l’affaire à la ministre pour redétermination. Toute personne ou tout organisme intéressé pourra alors soumettre de la preuve et des représentations à la ministre et celle-ci les considérera. Si les demandeurs désirent avoir des droits plus importants que les autres personnes et organismes intéressés, il appartiendra à la ministre d’évaluer et de prendre une décision à ce sujet. À ce chapitre, il n’est pas possible de prévoir l’ampleur de la preuve qui pourrait être soumise à la ministre, ce qui aura nécessairement un impact sur le temps requis pour prendre une décision. La décision Alberta Wilderness Association ne s’applique pas en l’espèce puisque dans cette dernière affaire, le ministre avait omis de remplir son obligation légale de décrire l’habitat essentiel dans le programme de rétablissement. La présente affaire est plutôt analogue à la décision Adam, où le juge en chef Crampton a renvoyé l’affaire au ministre pour redétermination, mais n’a pas imposé de délais particuliers.

[52]           Le 10 mars 2015, la ville de La Prairie s’est vu conférer le statut d’intervenante et a obtenu la permission de produire un mémoire écrit. L’intervenante – qui fait cavalier seul dans ce dossier – fait valoir que selon l’information scientifique la plus récente, la métapopulation affectée par les travaux entrepris sur le territoire de la municipalité ne serait pas la rainette faux-grillon de l’Ouest (Pseudacris triseriata), mais plutôt la rainette faux-grillon boréale (Pseudacris maculata), qui elle, n’est pas une espèce menacée ayant été désignée à l’annexe 1 de la Loi fédérale. Par exemple, le document intitulé « Proposed Recovery Strategy for the Western Chorus Frog (Pseudacris tristeriata), Great Lakes / St. Lawrence – Canadian Shield Population, Canada », qui était devant la ministre, inclut le passage suivant :

A high degree of morphological resemblance, along with recent genetic analyses of mitochondrial DNA, indicates that individuals of the [Great Lakes/St. Lawrence – Canadian Shield Population] are actually Boreal Chorus Frogs (Pseudacris maculata) rather than Western Chorus Frogs (ConservAction ACGT Inc. 2011; Tessier et al. in prep.). Whatever the outcome, the status of chorus frog populations remains uncertain in southern Ontario and Quebec.

[53]           De plus, l’intervenante note que selon le plan de conservation de juin 2008 qui accompagne l’affidavit du Directeur général de Nature Québec, M. Christian Simard, on fait déjà état de cette problématique. Subsidiairement, dans le cas où la Cour décide d’accueillir la présente demande de contrôle judiciaire, l’intervenante désire également pouvoir intervenir devant la ministre afin de faire pour faire valoir que des informations scientifiques hautement pertinentes relativement à l’identification des métapopulations de rainettes faux-grillon se trouvant sur le territoire de la Montérégie devraient être considérées.

[54]           Lors de l’audience devant cette Cour, les demandeurs et les défendeurs se sont opposés à l’admission de toute preuve qui n’était pas devant la ministre de l’Environnement ou son délégué. Au passage, les demandeurs font valoir que si l’intervenante désire contester la taxinomie en place, elle devrait attaquer la légalité du Décret de désignation lui-même. C’est que l’organisme compétent, à savoir le COSEPAC, a déjà déterminé que le Décret de désignation s’applique à la population de rainettes du sud-ouest du Québec, incluant la Montérégie. Pour leur part, les défendeurs considèrent que la ministre de l’Environnement a compétence sur cette métapopulation de rainettes jusqu’à une déclaration contraire, mais ils croient que la solution n’est pas nécessairement d’attaquer devant les tribunaux la légalité du Décret de désignation.

[55]           En réplique, les demandeurs rétorquent que les défendeurs ne peuvent pas réécrire la décision contestée et trouver les motifs de justification supplémentaires qui ne sont pas mentionnés dans la lettre de refus du délégué. Le fait qu’un programme de rétablissement ait été publié sous forme de proposition n’est pas pertinent et ne peut servir de justification a posteriori. D’ailleurs, il n’y a encore aucun plan d’action concret. De plus, Nature Québec n’a jamais prétendu que la « survie » de toute l’espèce était compromise. Les demandeurs réitèrent que le principe de précaution veut que le manque de certitude scientifique ne puisse servir de prétexte pour retarder la prise de mesures. Ce qui était et reste toujours en litige, c’est la possibilité que le projet de développement domiciliaire à La Prairie constitue une menace imminente au « rétablissement » de l’espèce. De fait, la région de la Montérégie constitue un habitat prioritaire et essentiel de rétablissement de l’espèce et le Bois de la Commune en fait partie.

[56]           Pour conclure, les demandeurs réitèrent que le refus ministériel de recommander la prise d’un décret protégeant la métapopulation du Bois de la Commune à La Prairie est arbitraire et capricieux. De plus, Nature Québec a originalement sollicité la prise d’un décret d’urgence en mai 2013. Le projet domiciliaire a déjà été entamé et devrait être complété au cours de l’été 2015. Il y a un contexte d’urgence. Il est donc approprié d’ordonner à la ministre de rendre une nouvelle décision dans un délai de vingt jours du jugement de cette Cour et que les demandeurs aient un délai de dix jours à partir du jugement pour communiquer à la ministre tout renseignement pertinent. Enfin, aucun droit de participation ne devrait être accordé à l’intervenante ou à d’autres intéressés, car cela va ralentir le processus décisionnel.

V                  ANALYSE

[57]           Il incombe aux présents demandeurs de démontrer qu’une erreur révisable a été commise ou qu’il existe autrement un motif d’intervention en vertu du paragraphe 18.1(4) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7. En bref, les demandeurs reprochent à la ministre ou son délégué d’avoir omis de considérer la meilleure information scientifique accessible, pertinente et déterminante, ou d’avoir autrement arbitrairement écarté, sans justification raisonnable, une preuve non contredite démontrant que la rainette faux-grillon de l’Ouest est exposée à des menaces imminentes pour son rétablissement au Canada. Les brefs motifs de refus reposent sur des considérations extrinsèques, tandis que le raisonnement ministériel est déraisonnable et va à l’encontre de la Loi fédérale et de ses objectifs.

[58]           Ces dernières prétentions sont niées par les défendeurs qui soutiennent la légalité du refus ministériel et sa raisonnabilité. N’ayant pas elle-même déposé une demande de contrôle judiciaire, la ville de La Prairie – qui a obtenu le statut d’intervenante – prétend que la ministre n’avait pas compétence pour recommander la prise d’un décret en vertu de l’article 80 de la Loi fédérale, ce qui est contesté par les demandeurs et les défendeurs.

[59]           Avant de disposer du mérite des prétentions soumises à la Cour par les parties, il y a lieu de traiter préliminairement du caractère possiblement théorique, en tout ou en partie, de la présente demande de contrôle judiciaire. Ni les demandeurs ni les défendeurs n’ont soulevé cette question, mais il ne s’en suit pas pour autant que la Cour puisse tout bonnement passer celle-ci sous silence : Canada (ministre des Pêches et des Océans) c Fondation David Suzuki et autres, 2012 CAF 40 au para 56 [Fondation David Suzuki]. C’est pourquoi les procureurs ont été invités à traiter cette question à la suite de l’audience.

[60]           Puisque les demandeurs désirent qu’un décret d’urgence soit pris par le gouverneur en conseil dans les plus brefs délais pour interdire la destruction de la résidence des individus et de l’habitat essentiel de l’espèce dans l’aire d’application du décret d’urgence, soit à La Prairie exclusivement, on peut se demander s’il n’est pas trop tard pour protéger la métapopulation du Bois de la Commune, d’autant plus que toutes les autorisations nécessaires à la réalisation des travaux devant être effectués au Bois de la Commune ont été accordées au promoteur par les autorités de la province ou de la municipalité. En l’espèce, aucune ordonnance de sauvegarde n’a été émise pour maintenir le statu quo en attendant le jugement final de la Cour fédérale, tandis qu’il n’y a aucune demande d’injonction permanente pour arrêter les travaux en cours.

[61]           De fait, un certain nombre de travaux ont déjà commencé à l’automne 2012 dans le Bois de la Commune, alors que les travaux de prolongement des réseaux d’aqueduc, d’égout, pluvial et d’égout sanitaire ont pu débuter le 1er juillet 2014. Ces travaux ont inévitablement détruit plusieurs étangs historiques et sites de reproduction des individus de l’espèce, ce que ne contestent pas les demandeurs, les défendeurs et l’intervenante. Néanmoins, la métapopulation du Bois de la Commune n’a pas été complètement anéantie.

[62]           Si l’on se fie aux informations contenues à l’affidavit de M. Philippe Blais, qui a participé au recensement annuel printanier en avril 2015 à La Prairie, la plupart des étangs de reproduction situés historiquement dans la zone décrite comme la Phase 1 du projet de développement domiciliaire ont été détruits depuis le début des travaux de juillet 2014. Par contre, de nouveaux étangs sont apparus à proximité et en périphérie du même secteur, dans les îlots forestiers et lisières de ce qui n’y est pas encore détruit (environ 15 à 25 % de la Phase 1, sous réserve).

[63]           Selon M. Blais, il existe un bon potentiel de préserver et même de bonifier les étangs de reproduction dans l’enceinte du périmètre de la Phase 1 si la destruction de ce secteur est arrêtée. D’un autre côté, la Phase 2 étant toujours indemne à ce jour, tous les étangs qui s’y trouvent y sont encore des sites actifs de reproduction en plus d’y accueillir treize nouveaux sites de reproduction. Toutefois, le développement éventuel de la Phase 2, en plus d’entraîner directement la destruction d’une grande densité et qualité d’étangs de reproduction, aura possiblement un impact négatif significatif sur les étangs de reproduction situés à l’intérieur du parc de conservation qui lui est contigu.

[64]           Du côté des défendeurs, on fait valoir qu’au moins cinq biologistes, mandatés par différentes organisations, ont confirmé la présence de la rainette faux-grillon de l’Ouest dans le Bois de la Commune au printemps 2015 et qu’il reste de l’habitat nécessaire à la survie ou au rétablissement de l’espèce dans le Bois de la Commune. En outre, la proposition de Programme de rétablissement de l’espèce, qui inclut le Bois de la Commune comme habitat essentiel proposé, ne comporte pas de plan d’action, mais indique plutôt que « un ou plusieurs plans d’action pour la rainette faux-grillon de l’Ouest (GLSLBC) seront affichés dans le Registre public des espèces en péril avant la fin de 2019 ».

[65]           Par conséquent, les demandeurs et les défendeurs soumettent que la demande de contrôle judiciaire n’est pas académique. La Cour devrait donc déterminer si le refus ministériel – fondé sur la conclusion que les travaux envisagés à La Prairie ne constituent pas une menace imminente à la survie et au rétablissement de l’espèce ailleurs au Canada – est ou non raisonnable en l’espèce.

[66]           L’intervenante soumet que la demande de contrôle judiciaire est académique et que celle-ci devrait être rejetée en conséquence. Tout en contestant les qualifications de l’affiant Blais à titre d’expert et son impartialité, l’intervenante fait valoir également que « […] selon les éléments d’information dont dispose actuellement la Cour aucune action concrète n’a été à ce jour entreprise par les autorités – fédérale, provinciale ou municipale – ou par les présents demandeurs pour arrêter les travaux en cours au Bois de la Commune » (directive de la Cour en date du 22 mai 2015).

[67]           L’intervenante prend acte de l’admission des demandeurs à l’effet que « […] l’écrasante majorité du territoire habité par la rainette au Canada relève au premier chef de la juridiction provinciale » (représentations du 1er juin 2015 les demandeurs). À ce chapitre, l’intervenante – qui se fonde sur l’affidavit de M. Jean Bergeron – fait valoir qu’il existe bel et bien un plan d’action pour le rétablissement de l’espèce en Montérégie, lequel comprend les nombreuses mesures que l’intervenante a prises comme condition obligatoire au certificat d’autorisation délivré par le ministre du Développement durable, de l’Environnement, de la Faune et des Parcs le 10 février 2014.

[68]           J’ai décidé de me prononcer sur le mérite de la présente demande de contrôle judiciaire. J’accepte en substance les arguments avancés par les demandeurs et les défendeurs. En ce qui a trait à l’argumentation générale de l’intervenante, celle-ci ne fait que renforcer la conviction de cette Cour qu’avant de recommander la prise d’un décret d’urgence, la ministre doit faire preuve de transparence et établir un processus de consultation qui tient compte de tous les points de vue pertinents. Je suis donc satisfait que les questions soulevées par les parties dans leurs procédures ne sont pas entièrement académiques et qu’il existe encore un litige entre les parties sur l’impact que peuvent avoir les travaux entrepris depuis 2012 au Bois de la Commune sur le rétablissement de l’espèce au Canada.

[69]           À l’audience, les procureurs des demandeurs ont précisé qu’il n’est pas question de décider s’il y a eu une violation quelconque à l’équité procédurale. La norme de la décision raisonnable s’applique généralement à l’examen des motifs du refus ministériel. En effet, la question de savoir si le ministre a commis une erreur révisable en ne recommandant pas, ou en refusant de recommander, la prise d’un décret d’urgence en vertu du paragraphe 80(2) de la Loi fédérale – du fait qu’il n’a pas tenu compte de facteurs pertinents, ou a écarté ou autrement ignoré des preuves pertinentes – soulève une question mixte de fait et de droit susceptible de révision selon la norme de la raisonnabilité : Adam, précité au para 28; Alberta Wildlife Association c Canada (Procureur général), 2013 CAF 190 au para 49; Dunsmuir c Nouveau- Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir].

[70]           Quant à la question de savoir quelle espèce particulière de rainette se trouve à La Prairie, contrairement à ce que soutient l’intervenante, il ne s’agit pas d’une question de compétence – dépendant d’une interprétation correcte de l’article 80 de la Loi fédérale – mais d’une simple détermination factuelle que la ministre est habilitée à faire et pour laquelle l’expertise institutionnelle d’Environnement Canada est déjà reconnue. Enfin, les motifs de refus ministériel ne font appel à aucune interprétation particulière des mots utilisés à l’article 80 de la Loi fédérale (sinon de manière implicite). Notons cependant que la Cour d’appel fédérale a décidé en 2012 que l’interprétation que le ministre compétent donnait des dispositions applicables de la Loi fédérale (ou de la Loi sur les pêches, LRC 1985, c F-14), ne commandait pas de déférence judiciaire : Fondation David Suzuki, aux paras 65-105.

[71]           Il n’y a pas non plus lieu de déroger à la règle générale voulant que l’évaluation de la raisonnabilité d’une décision se fasse en considérant exclusivement la preuve qui était devant le décideur au moment où elle a pris la décision contestée (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 aux paras 19-20). En l’espèce, les scientifiques d’Environnement Canada étaient satisfaits que les métapopulations de la Montérégie appartiennent à l’espèce menacée (Pseudacris triseriata). Je suis également d’avis qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer aujourd’hui sur les recours administratifs ou judiciaires dont peut disposer l’intervenante pour faire déclarer ou exclure les métapopulations de la Montérégie du champ d’application du Décret de désignation.

[72]           C’est une antienne maintes fois reprise par les tribunaux depuis Dunsmuir : l’examen d’une décision selon la norme de la décision raisonnable porte à la fois sur l’issue de la décision et sur la transparence et l’intelligibilité des motifs (Dunsmuir, au para 47). Faisant écho à ce nouveau canon, la Cour suprême a elle-même pris la peine de préciser dans Newfoundland Nurses, précité au para 16, que « les motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables ».

[73]           Il y a lieu d’intervenir en l’espèce. Les arguments d’annulation de la décision contestée formulés par les demandeurs m’apparaissent bien fondés. Dans le cas à l’étude, si l’on s’en rapporte à l’examen de la documentation produite à la Cour par l’office fédéral en vertu de la règle 318, pour reprendre l’adage populaire (XVIe siècle) de « mettre la charrue avant les bœufs », il semble ici que le syllogisme ministériel que l’on retrouve dans la lettre du 27 mars 2014 ait été conditionné par le résultat particulier recherché. Autrement, je ne comprends pas qu’on ait mis de côté la logique et la grille d’analyse exposées dans l’Ébauche de politiques dont il a été fait état plus haut aux paragraphes 21 et 22. La ministre n’est pas liée par les politiques du Ministère. Soit. Mais encore faut-il qu’on puisse comprendre les raisons particulières pour s’écarter de ces politiques.

[74]           Les brefs motifs du refus de la ministre se retrouvent dans la lettre du délégué. Ils ne souffrent d’aucune difficulté d’interprétation. Ils se résument au fait que malgré la gravité du point de vue biologique des menaces pesant actuellement sur la rainette faux-grillon de 1’Ouest, « la portée des travaux envisagés sur le site de La Prairie ne menace pas la possibilité de la présence de l’espèce ailleurs en Ontario et au Québec ». Le problème cependant c’est que la preuve que l’on retrouve dans le dossier certifié constitué en vertu de la Règle 318 n’appuie pas logiquement la conclusion ministérielle que « [p]ar conséquent, la rainette faux-grillon de 1’Ouest n’est pas confrontée à une menace imminente concernant sa survie ou son rétablissement » [soulignement ajouté]. Or, la « survie » et le « rétablissement » de l’espèce sont deux notions bien distinctes (voir le paragraphe 23 plus haut). Du côté du « rétablissement » la logique ministérielle est gravement déficiente.

[75]           Le moins qu’on puisse dire, c’est que le processus interne ayant mené à la prise de la décision ministérielle est loin d’être transparent. Cette opacité ressort de la documentation que les demandeurs ont pu obtenir en vertu de la règle 318. Le rôle respectif qu’ont pu jouer différents intervenants quant aux questions scientifiques, politiques et juridiques demeure une inconnue pour la Cour. Ce qui est clair cependant, c’est qu’il y a eu un revirement dans la position des fonctionnaires. Toutefois, la position finale qu’ils ont retenue ne repose sur aucune analyse scientifique. En l’espèce, je suis d’avis que le refus ministériel ne constitue pas une issue acceptable compte tenu de la preuve au dossier et du droit applicable. Le refus ministériel est donc déraisonnable.

[76]           La ministre est tenue d’agir conformément à la Loi fédérale. Le principe de précaution s’applique aux déterminations matérielles qui sont effectuées en vertu de la Loi fédérale. Ce principe s’oppose au laisser-faire administratif ou ministériel. Lorsqu’il n’existe aucune mesure provinciale protégeant adéquatement une espèce sauvage inscrite à la Liste fédérale, il va de soi que l’existence d’une menace imminente concernant la survie ou le rétablissement de l’espèce se posera à plus ou moins court terme. Le raisonnement retenu doit se concilier avec l’objet et l’esprit de la Loi fédérale, ainsi que les paramètres rationnels et objectifs qui ont pu être établis dans le passé au sein du ministère pour juger du caractère imminent ou non d’une menace.

[77]           Or, l’interprétation restrictive que suggèrent les défendeurs – voulant que l’obligation impérative imposée au paragraphe 80(2) soit limitée aux seuls cas où une espèce est exposée à des menaces imminentes pour sa survie ou son rétablissement sur une base nationale – a déjà été rejetée par la Cour dans Adam, précité, au para 39. Non seulement la ministre a-t-elle écarté d’une manière arbitraire et capricieuse l’opinion scientifique des experts de son ministère et de l’équipe de rétablissement de la rainette faux-grillon, mais suivre la logique ministérielle mène à un résultat absurde et contraire à la Loi : tant que les individus de l’espèce sont menacés localement par l’action humaine, il ne peut y avoir de menace imminente puisque les autres individus ailleurs au pays ne sont pas menacés nationalement.

[78]           D’un point de vue de sa mécanique complexe, la Loi fédérale envisage l’habitat essentiel de l’espèce comme un tout, chaque partie de celui-ci contribuant à la survie et au rétablissement de l’espèce au Canada. Les deux principales menaces à la rainette faux-grillon de 1’Ouest sont l’urbanisation et le développement agricole. Celles-ci existent sur l’ensemble du territoire canadien. Selon les preuves au dossier, ces deux menaces sont des menaces élevées, graves, continues et constantes qui compromettent la survie et le rétablissement de la rainette faux-grillon de l’Ouest au Canada. Si l’on se fie aux informations disponibles au moment de la décision contestée, la réalisation des travaux du projet « Domaine de la nature » détruira une partie de l’habitat essentiel de l’espèce. Le corollaire, c’est la disparition d’une façon brutale et soudaine de la métapopulation du Bois de la Commune à La Prairie – à moins bien entendu, qu’il y ait des mesures de mitigation permettant le rétablissement de l’espèce dans l’aire visée par l’éventuel programme de rétablissement.

[79]           La logique ministérielle ignore que le rétablissement de l’espèce au Canada est présentement compromis selon la preuve au dossier. Car une métapopulation détruite ne peut se rétablir après la destruction de son habitat essentiel. Or, le délégué n’explique aucunement dans la décision contestée en quoi l’absence de menace imminente pour les autres populations pourrait compenser la disparition ou le déclin de la métapopulation menacée de manière imminente. Selon une preuve volumineuse et non contredite, on assiste à un déclin grave et irréversible ces dernières années de l’espèce au Canada, tandis que plusieurs lacunes résultant de l’absence de protection adéquate en Ontario et au Québec pour contrer l’urbanisation et l’accentuation de l’agriculture ont été identifiées par les experts qui se sont penchés sur la question. Si l’on se fie à l’expertise interne de décembre 2013, l’interdiction de détruire la résidence des individus et l’habitat essentiel de l’espèce semblaient alors les seuls moyens efficaces pouvant empêcher la destruction anticipée des métapopulations identifiées en Montérégie.

[80]           En prenant la définition d’Environnement Canada du terme « rétablissement », qui signifie notamment un arrêt ou un renversement du déclin d’une espèce, il est évident que la disparition d’une métapopulation est une menace au rétablissement de l’espèce, en l’absence de mesures compensatoires visant les autres populations de l’espèce. Le fait que d’autres populations ne soient pas immédiatement menacées n’est donc pas en tant que tel suffisant pour démontrer que le rétablissement n’est pas menacé, d’autant plus que les documents au dossier démontrent que la protection de la métapopulation en cause est un objectif stratégique important du plan de rétablissement propose de l’espèce.

[81]           Lors de l’audience, les défendeurs ont expliqué que le plan de rétablissement de la rainette faux-grillon de 1’Ouest serait mis en œuvre dans les prochaines années. Toutefois, au risque de me répéter, ce plan de rétablissement n’est pas présentement en vigueur, et rien au dossier n’indique qu’au moment où la décision contestée a été rendue, des mesures de protection concrètes permettant le rétablissement de l’espèce en Montérégie étaient en place, d’où l’importance pour la ministre de déterminer si un décret d’urgence devait être adopté pour protéger les métapopulations dont la survie ou le rétablissement étaient l’objet de menaces imminentes.

VI               CONCLUSION ET REMÈDES

[82]           Les demandeurs désirent que la Cour annule la décision contestée et émette un bref de mandamus ou un jugement déclaratoire afin de forcer la ministre à faire une recommandation positive de prise de décret. Subsidiairement, les demandeurs prient à la Cour d’annuler la décision contestée et de renvoyer le dossier pour un nouvel examen ministériel, avec des directives précises quant à leur droit de participation et au délai à l’intérieur duquel la nouvelle décision devra être rendue.

[83]           À la lumière de l’ensemble des preuves et des représentations qui ont été soumises par les parties, incluant depuis que cette affaire a été prise en délibéré, la Cour détermine qu’il n’est pas opportun d’émettre un bref de mandamus forçant la ministre à faire une recommandation positive de prise de décret d’urgence. Il n’est pas non plus approprié de rendre un jugement déclaratoire de droit. Il suffit d’annuler la décision contestée –qui m’apparaît déraisonnable en l’espèce – et de demander à la ministre de reprendre l’étude du dossier, tout en précisant qu’il devra être tenu compte des motifs du jugement et des développements survenus depuis.

[84]           Aussi, même si la Cour a décidé d’accueillir la présente demande de contrôle judiciaire, en limitant son examen de la raisonnabilité du refus ministériel aux seuls éléments qui ont été directement portés à la connaissance du décideur final en mars 2014, force est de constater qu’on a ici affaire à une situation continue. Le problème pratique dans ce dossier, c’est qu’on ne peut pas retourner en arrière. Le Ministère doit reprendre l’étude de la demande de recommandation à la lumière de tout développement postérieur pertinent en l’espèce. À ce chapitre, la publication prochaine d’une version définitive du Programme de rétablissement, ainsi que le respect ou non des mesures de protection imposées par les autorités provinciales ou municipales – comme condition de délivrance des permis de travaux accordés au promoteur – constituent autant d’éléments nouveaux que la ministre devra considérer lorsqu’elle aura à statuer une seconde fois sur l’opportunité de recommander ou non au gouverneur général de prendre un décret d’urgence en vertu de l’article 80 de la Loi fédérale.

[85]           Il est également manifeste que le processus ministériel de redétermination comporte un aspect consultatif qui ne devrait pas se limiter, à mon humble avis, à considérer les preuves et les représentations des demandeurs. Toutefois, plutôt que de donner dans le jugement de la Cour des directives précises à la ministre, il m’apparaît souhaitable que les lacunes existantes dans le processus décisionnel actuel soient corrigées à l’interne par le Ministère, et ce, de manière à tenir compte du point de vue des scientifiques, des instances provinciales et municipales, des intervenants publics comme les présents demandeurs et de tout autre intéressé.

[86]           Considérant les longs délais qui se sont déjà écoulés, il est par ailleurs approprié d’établir le délai dans lequel une nouvelle décision devra être rendue par la ministre ou son délégué. Un délai de six mois suivant le présent jugement m’apparaît raisonnable dans les circonstances.

[87]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision rendue le 27 mars 2014 est annulée et l’affaire est retournée à la ministre de l’Environnement pour redétermination à l’intérieur d’un délai de six mois suivant le jugement de cette Cour. La ministre devra tenir compte des motifs de jugement et des développements survenus depuis. La ministre devra permettre aux demandeurs ainsi qu’à toute personne ou tout organisme intéressé, incluant 1’intervenante, de présenter des preuves et des arguments avant qu’une nouvelle décision soit prise dans cette affaire. Vu le résultat, les demandeurs ont droit à leurs dépens contre les défendeurs. L’intervenante n’a droit à aucuns dépens.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision rendue le 27 mars 2014 est annulée et l’affaire est retournée à la ministre de 1’Environnement pour redétermination à l’intérieur d’un délai de six mois suivant le jugement de cette Cour. La ministre devra tenir compte des motifs de jugement et des développements survenus depuis. La ministre devra permettre aux demandeurs ainsi qu’à toute personne ou tout organisme intéressé, incluant l’intervenante, de présenter des preuves et des arguments avant qu’une nouvelle décision soit prise dans cette affaire. Les demandeurs ont droit à leurs dépens contre les défendeurs. L’intervenante n’a droit à aucuns dépens.

« Luc Martineau »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-996-14

 

INTITULÉ :

CENTRE QUÉBÉCOIS DU DROIT DE L'ENVIRONNEMENT et NATURE QUÉBEC c LA MINISTRE DE L'ENVIRONNEMENT et LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et LA VILLE DE LA PRAIRIE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 avril 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS :

LE 22 juin 2015

COMPARUTIONS :

Me Michel Bélanger

Me Frédéric Paquin

 

Pour les demandeurs

Me Pascale-Catherine Guay

Me Laurent Brisebois

 

Pour les défendeurs

Me Robert Daigneault

Pour l'intervenante

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lauzon Bélanger Lespérance

Avocats

Montréal (Québec)

 

Pour les demandeurs

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour les défendeurs

Daigneault, Avocats inc.

Montréal (Québec)

 

Pour l'intervenante

 

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