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Date : 20150601


Dossier : T‑975‑14

Référence : 2015 CF 696

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 1er juin 2015

En présence de madame la juge Heneghan

ENTRE :

RICHARD TUDOR PRICE

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Richard Tudor Price (le demandeur) sollicite, en application de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, le contrôle judiciaire de la décision du 24 février 2012 par laquelle la Sous‑ministre adjointe d’Agriculture et Agroalimentaire Canada (AAC) Johanne Belisle (la SMA Belisle) a rejeté un grief déposé par le demandeur suivant l’article 208 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, LC 2003, c 22, article 2 (la LRTFP).

[2]               Aux termes du paragraphe 303(2) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 (les Règles), le procureur général du Canada est, dans le cadre de cette demande de contrôle judiciaire, désigné à titre de défendeur.

[3]               Le demandeur avait déjà sollicité le contrôle judiciaire d’une décision visant un grief qu’il avait déposé suivant l’article 209 de la LRTFP. Dans une ordonnance en date du 31 mars 2014, madame la juge Gleason a rejeté sa demande sous réserve de son droit du demandeur de solliciter le contrôle de la décision définitive touchant son grief. Selon la juge Gleason, la Commission des relations de travail dans la fonction publique n’avait pas compétence pour statuer sur la plainte du demandeur qui alléguait des manquements à l’équité procédurale, et la Commission n’a commis aucune erreur lorsqu’elle a décidé que le grief en question n’était pas de son ressort; voir la décision Richard Tudor Price v Treasury Board (Canada)(Agriculture and Agri‑Food Canada) (31 mars 2014), Ottawa T‑1074‑13 (C.F.) (jugement non répertorié).

[4]               Les faits exposés ci‑dessous sont tirés des dossiers déposés par les parties, plus précisément de l’affidavit du demandeur produit à l’appui de sa demande de contrôle judiciaire, ainsi que des affidavits de Catherine MacQuarrie, Consuelo Francolini et Lucia Kuhl, produits par les défendeurs.

[5]               Le demandeur est un ancien fonctionnaire fédéral. Il est entré à AAC en 1982, où il a, de 1986 à 2001, exercé des fonctions de direction.

[6]               En 2009, il a provisoirement fait fonction de chef d’équipe chargé des négociations que menait alors la Direction générale des politiques stratégiques d’AAC en vue d’améliorer les résultats en matière d’innocuité des aliments, de formation des producteurs et d’agriculture durable du point de vue environnemental. En décembre 2005, il a été titularisé dans son poste de chef d’équipe, fonction qu’il a continué à exercer pendant l’exercice financier 2010‑2011.

[7]               En juillet 2010, le demandeur a été informé qu’il s’est vu accorder, pour l’année 2009‑2010 la cote de rendement « Atteint‑ ».

[8]               Selon le Programme de gestion du rendement pour les cadres supérieurs – document de référence sur l’application de la directive à AAC, il y a six cotes de rendement : « Pas en mesure d’évaluer », « N’a pas atteint », « Atteint‑ », « Atteint », « Atteint+ », et « Surpassé ». Les cotes de rendement servent entre autres à calculer le montant de la prime de rendement versé à un employé. Ces primes de rendement sont également appelées « rémunération à risque ».

[9]               Le demandeur s’est plaint de sa cote de rendement à Mme Consuelo Francolini, directrice générale intérimaire de la Division des services au groupe de la direction, Direction générale des ressources humaines. Dans sa plainte, le demandeur affirmait qu’aucun objectif de rendement n’avait été fixé, et que l’on n’avait pas fait état de la moindre préoccupation en ce qui concerne le rendement de son équipe.

[10]           En octobre 2010, le demandeur a été muté de la Direction générale des politiques stratégiques d’AAC à la Direction générale des services à l’industrie et aux marchés.

[11]           Le 16 novembre 2010, le demandeur a rencontré Mme Catherine MacQuarrie, qui était à l’époque, sous‑ministre adjointe, Ressources humaines, pour discuter de sa plainte. Selon le demandeur, Mme MacQuarrie et lui ont convenu de ce qui suit : sa cote de rendement pour l’année 2009‑2010 passerait à « Atteint »; si le demandeur était, en 2010‑2011, bien noté par ses deux superviseures, Mme Heather Smith et Mme Susie Miller, son évaluation du rendement pour cette année ne serait pas abaissée; et le demandeur démissionnerait de la fonction publique le 30 juin 2011 au plus tard.

[12]           Par courriel en date du 17 novembre 2010, le demandeur a fait savoir à Mme Smith qu’il avait discuté d’un éventuel accord qui garantirait dans une certaine mesure que sa rémunération à risque pour l’année 2010‑2011 ne ferait l’objet d’aucune retenue.

[13]           Le demandeur a reçu des deux superviseures une évaluation de rendement favorable. Ces évaluations ont été transmises par courriel à Mme Francolini le 14 décembre 2010. Dans sa réponse, Mme Francolini a exposé la procédure applicable aux évaluations du rendement, précisant que l’évaluation du demandeur pourrait être modifiée. Le demandeur lui a envoyé en réponse un courriel lui faisant savoir qu’il avait, avec Mme MacQuarrie, convenu d’un certain nombre de mesures à prendre compte tenu des préoccupations que lui inspirait son évaluation de rendement pour l’année 2010‑2011.

[14]           Le 2 août 2011, le demandeur a reçu une lettre l’informant que sa cote de rendement pour l’exercice financier 2010‑2011 était « Atteint‑ », et non la cote « Atteint » qu’il s’était attendu à recevoir. Il allait en conséquence recevoir comme prime de rendement 4 760 $ de moins qu’il n’aurait reçu avec la cote « Atteint ».

[15]           Le 3 août 2011, le demandeur a écrit à Mme MacQuarrie, lui rappelant qu’ils avaient convenu qu’on ne lui attribuerait pas une cote de rendement inférieure à la cote « Atteint ». Madame MacQuarrie lui a répondu ne pas se souvenir d’avoir convenu de lui garantir cette cote.

[16]           Le 5 août 2011, le demandeur a officiellement déposé un grief auprès de Mme Miller, demandant que sa cote de rendement soit changée en « Atteint ».

[17]           Le 30 septembre 2011, le demandeur a assisté à une réunion informelle avec Lucia Kuhl, conseillère principale en relations de travail et Steve Tierney, sous‑ministre adjoint, DGSIM. Lors de cette réunion, on fait savoir au demandeur qu’il n’avait pas informé la province de la Saskatchewan que AAC avait rejeté les propositions relatives à l’eau faites par la province, et qu’il n’avait pas non plus préparé le texte de l’accord de contribution pour Agri‑flexibilité avec Terre‑Neuve. On lui a dit que ces deux manquements avaient fait baisser sa cote de rendement.

[18]           En réponse à ces manquements allégués, le demandeur a transmis à M. Tierney un courriel démontrant qu’un projet d’accord de contribution avait bien été envoyé à Terre‑Neuve. Il a également fait savoir à M. Tierney que, lorsqu’il a quitté la direction générale, les propositions relatives à l’eau faites par la Saskatchewan étaient en cours d’examen, et qu’on ne pouvait donc pas signaler leur rejet au gouvernement de la Saskatchewan.

[19]           Le 21 décembre 2011, le demandeur a assisté à l’instruction de son grief de dernier niveau. À cette occasion, les documents soumis à la SMA Belisle étaient les suivants :

i.                    une note de breffage rédigée par Mme Kuhl, présentant les allégations et positions des parties;

ii.                  les arguments et éléments de preuve avancés par le demandeur, la directive du Conseil du Trésor sur le Programme de gestion du rendement (PGR) pour les cadres supérieurs;

iii.                l’entente de mutation spéciale de préretraite conclue avec le demandeur; et

iv.                un document intitulé [traduction] « Rendement au travail de l’auteur du grief – explication ».

[20]           À l’issue de l’audience, le demandeur a demandé en vertu de la Loi sur l’accès à l’information, LRC 1985, c A‑1, la communication de certains renseignements. Il a appris, en réponse à sa demande, qu’à l’audience, la SMA Belisle avait eu sous les yeux le document intitulé « Rendement au travail de l’auteur du grief – explication ». Or, ce document n’avait pas été communiqué au demandeur. À cette occasion, il a pour la première fois pris connaissance du fait qu’après l’instruction de son grief, la SMA avait demandé un complément d’information.

I.                   LA DÉCISION VISÉE PAR LE CONTRÔLE

[21]           La SMA Belisle a, le 24 février 2012, rendu une décision rejetant le grief. Selon la décision, l’auteur du grief se plaignait qu’on lui ait attribué la cote de rendement « Atteint‑ » bien qu’il ait été convenu avec Mme MacQuarrie qu’il aurait au moins la cote « Atteint ».

[22]           Après examen des renseignements concernant le demandeur, la SMA Belisle a conclu que rien ne permettait d’affirmer qu’il avait effectivement été convenu que le demandeur se verrait au minimum accorder la cote de rendement « Atteint ».

[23]           Enfin, la SMA Belisle a conclu que le rendement au travail du demandeur avait été correctement évalué conformément à la directive du Conseil du Trésor sur le Programme de gestion du rendement (PGR) pour les cadres supérieurs, et qu’en outre rien n’exigeait qu’un cadre supérieur soit appelé à participer à la procédure d’évaluation. Elle a par ailleurs estimé que les cotes de rendement avaient un caractère confidentiel et qu’aucun renseignement susceptible de nuire à la réputation du demandeur n’avait été communiqué.

II.                LES QUESTIONS EN LITIGE

[24]           La demande en cause en l’espèce soulève les questions suivantes :

1)                  Quelle est la norme de contrôle applicable?

2)                  Y a‑t‑il eu manquement à l’équité procédurale?

3)                  La décision en cause répond‑elle au critère de la décision raisonnable?

III.             LES ARGUMENTS

A.                Les arguments du demandeur

[25]           Le demandeur soutient que la décideure a manqué à l’équité procédurale en se fondant sur des documents dont il n’avait pas eu connaissance. Il évoque à cet égard des réunions avec Mme Miller et Mme Smith, et la demande faite à M. Greg Meredith d’examiner certains des arguments avancés par le demandeur, et d’en vérifier l’exactitude. Le demandeur n’a pas été informé de ces démarches, et n’a pas eu l’occasion de présenter ses observations sur les renseignements ainsi recueillis.

[26]           Le demandeur soutient par ailleurs que le fait qu’on ne lui a pas communiqué le document intitulé [traduction« Rendement au travail de l’auteur du grief – explication », document dont la SMA disposait à l’audience, a enfreint son droit à l’équité procédurale, car il n’a pas été informé de fait que d’autres facteurs allaient influer sur l’évaluation de son rendement.

[27]           En résumé, le demandeur affirme que le fait qu’on ne lui a pas communiqué ces documents supplémentaires ne lui a pas laissé le temps de prendre connaissance des arguments auxquels il devait répondre, conformément au jugement Slattery c Canada, [1994] 73 FTR 161, [1994] 2 C.F. 574, au paragraphe 68.

B.                 Les arguments du défendeur

[28]           Le défendeur fait pour sa part valoir que la nature de l’obligation d’équité varie en fonction des circonstances de l’affaire, invoquant à l’appui de cet argument l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, aux paragraphes 21 à 28.

[29]           Tout en reconnaissant que le demandeur a droit à un certain degré d’équité procédurale, le défendeur fait valoir que la nature de l’obligation se situe à l’extrémité inférieure du spectre, ainsi que la Cour l’a précisé dans le jugement Hagel et autres c Canada (Procureur général), [2009] 352 FTR 22, [2009] A.C.F. no 417, au paragraphe 35.

[30]           Selon le défendeur, la justesse de la cote de rendement attribuée à un employé constitue une décision de caractère administratif qui ne revêt pas la même importance qu’un congédiement. Il fait par ailleurs valoir que le demandeur avait été prévenu des questions qui se posaient suffisamment à l’avance pour qu’il puisse se préparer correctement en vue de l’audience.

IV.             ANALYSE ET DÉCISION

[31]           La première question à régler est celle de la norme de contrôle applicable. Selon l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, [2009] 1 RCS 339, au paragraphe 43, les questions d’équité procédurale doivent être examinées selon la norme de la décision correcte. La question du bien‑fondé d’une décision doit, elle, être examinée selon la norme de la décision raisonnable; voir Spencer c Canada (Procureur général), [2010] 360 FTR 251, [2010] A.C.F. no 29.

[32]           Il n’est pas en l’espèce nécessaire de s’interroger sur le caractère raisonnable de la décision en cause puisque le demandeur a bien précisé à l’audience qu’il ne soulève que la question de l’équité procédurale.

[33]           À mon avis, les arguments avancés par le demandeur quant à un manquement à l’équité procédurale sont fondés. C’est à tort que la décideure a tranché le grief en fonction de documents et de renseignements qui n’avaient pas été communiqués au demandeur.

[34]           Le principe d’équité procédurale doit permettre aux personnes concernées ou affectées de savoir à quels arguments elles vont devoir répondre. L’obligation d’équité exige d’un décideur qu’il communique aux parties les renseignements sur lesquels il se fondera pour tirer certaines conclusions, afin que les parties aient la possibilité de répondre à tout élément de preuve préjudiciable à leur cause; voir les arrêts May c Établissement Ferndale, [2005] 3 RCS 809, au paragraphe 92, et Ruby c Canada (Solliciteur général), [2002] 4 RCS 3, au paragraphe 40.

[35]           Le demandeur avait engagé une procédure légitime, en l’occurrence un grief concernant sa cote de rendement. Cette cote entraînait pour le demandeur d’importantes conséquences financières et on ne saurait donc la considérer comme une simple « décision administrative », ainsi que le voudrait le défendeur.

[36]           En l’espèce, le manquement à l’équité procédurale va bien au‑delà de ce qui était en cause dans l’arrêt Mobil Oil Canada Ltd. c Office Canada ‑ Terre‑Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 RCS 202, aux pages 228 et 229. Dans cet arrêt, la Cour suprême du Canada a décidé que les tribunaux ont le pouvoir discrétionnaire de ne pas accorder les redressements demandés là où, par exemple, le demandeur n’a aucune chance d’obtenir gain de cause.

[37]           La communication des renseignements pertinents aurait très bien pu influer sur la manière dont a été tranché le grief. La non‑communication de ces renseignements constitue une violation du droit à l’équité procédurale et, partant, une erreur susceptible de contrôle.

[38]           La décision de la SMA Belisle est par conséquent annulée et l’affaire sera réexaminée à la lumière des présents motifs.

[39]           Le demandeur a demandé que lui soient accordés les dépens.

[40]           En vertu de l’article 400 des Règles, la Cour jouit, en matière de dépens, d’un pouvoir discrétionnaire, mais lorsqu’une des parties agit pour son propre compte ce pouvoir est soumis à certaines limites; voir Institut professionnel de la fonction publique du Canada c Bremsak, [2013] 449 NR 200, 2012 CAF 214. Voici ce qu’a affirmé la Cour d’appel fédérale au paragraphe 94 de cet arrêt : « La partie qui se représente seule [sic] peut avoir droit à une certaine forme d’indemnité “particulièrement lorsque sa présence à une audience est nécessaire et qu’elle encourt, de ce fait, des pertes de revenus (Air Canada c Thibodeau, 2007 CAF 115 (CAF), au paragraphe 24…” »

[41]           Conformément à mon pouvoir discrétionnaire en matière de dépens, j’accorde au demandeur, au titre des dépens, la somme de 500 $, débours et TVH compris.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et elle accorde au demandeur, au titre des dépens, la somme de 500 $, débours et TVH inclus.

« E. Heneghan »

Juge

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑975‑14

 

INTITULÉ :

RICHARD TUDOR PRICE c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 NOVEMBRE 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

La JUGE HENEGHAN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 1ER JUIN 2015

 

COMPARUTIONS :

Richard Tudor Price

 

LE DEMANDEUR

POUR SON PROPRE COMPTE

Allison Sephton

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Richard Tudor Price

Brockville (Ontario)

LE DEMANDEUR

POUR SON PROPRE COMPTE

 

Secrétariat du Conseil du Trésor

Services juridiques

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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