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Date : 20150521


Dossier : T-1441-14

Référence : 2015 CF 663

Ottawa (Ontario), le 21 mai 2015

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

FARID AMEZIANE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Le demandeur en appelle, suivant l’ancien article 14(5) de la Loi sur la citoyenneté, SRC 1985, c C-29 (la Loi), d’une décision d’un juge de la citoyenneté rejetant sa demande de citoyenneté au motif que celle-ci ne rencontre pas l’exigence de résidence prescrite par le paragraphe 5(1)(c) de la Loi.

[2]               Pour les motifs qui suivent, l’appel est rejeté.

II.                Contexte

[3]               Le demandeur est de nationalité algérienne.  Il est marié et père de quatre enfants âgés entre 8 et 20 ans.  Il est entré au Canada, en compagnie de sa famille, le 13 juillet 2007.  Il y a alors été admis, tout comme son épouse, à titre de résident permanent.  Le 23 septembre 2010, ils ont tous deux soumis une demande de citoyenneté.

[4]               Entre le 13 juillet 2007 et le 23 septembre 2010, période pertinente pour les fins de l’évaluation du critère de résidence qu’il se devait de satisfaire, tel que l’exige le paragraphe 5(1)(c) de la Loi, le demandeur a été absent du Canada pendant un peu plus de la moitié du temps, soit pour un total de 592 jours.  La situation s’explique par le fait qu’il a continué à travailler en Arabie Saoudite, où il travaillait déjà avant d’immigrer au Canada, comme consultant en forage pour le compte d’une entreprise locale, partageant ainsi son temps entre ce pays et le Canada où se sont installés son épouse et ses enfants.

[5]               Le demandeur dit néanmoins payer tous ses impôts au Canada, faire du bénévolat à l’école de ses enfants, avoir tous ses comptes de banque et sa résidence principale, où tous les membres de sa famille résident en permanence, au Canada et n’avoir aucune autre attache avec l’Arabie Saoudite que son travail.

[6]               Le 21 février 2014, un juge de la citoyenneté accueillait la demande de citoyenneté de son épouse, mais rejetait la sienne.  Le juge de la citoyenneté, appliquant l’un des trois tests définis par cette Cour aux fins de l’analyse du critère de résidence, a conclu que le Canada n’était pas le lieu où le demandeur, en raison « de ses circonstances propres », « vit régulièrement, normalement et habituellement » ou encore l’endroit où il a centralisé son mode d’existence.

[7]               Le demandeur soutient que cette décision doit être renversée au motif que le juge de la citoyenneté aurait omis de procéder à l’analyse comparative des attaches que possède le demandeur avec le Canada et d’autres pays, en l’occurrence l’Arabie Saoudite et l’Algérie.  En d’autres termes, soutient le demandeur, le juge de la citoyenneté aurait fait défaut de tenir compte de l’importance de ces attaches avec le Canada par rapport à celles qu’il peut avoir avec ces deux pays.

III.             Norme de contrôle

[8]               Les parties concèdent que la norme de contrôle applicable à la contestation du demandeur est celle de la décision raisonnable, telle que ce concept est défini dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190).

[9]               Suivant cette norme de contrôle, il n’appartient pas à la Cour de réévaluer la preuve au dossier et de substituer ses propres conclusions à celles du juge de la citoyenneté lorsqu’il s’agit d’évaluer le critère de résidence, une question mixte de faits et de droit.  En ce sens, la Cour doit faire preuve d’une certaine retenue envers les conclusions du juge de la citoyenneté en raison du degré de connaissance et d’expérience que celui-ci possède en la matière (Paez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 204, au para 12).  Son rôle est donc limité à n’intervenir que si la décision contestée ne possède pas les attributs de la justification, de la transparence ou de l'intelligibilité ou encore que si la conclusion qui en découle n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, précité au para 47).

IV.             Analyse

[10]           Le paragraphe 5(1)(c) de la Loi stipule que le Ministre de la citoyenneté et de l’immigration attribue la citoyenneté à toute personne qui en fait la demande, qui est âgée d’au moins 18 ans, qui a le statut de résident permanent et qui, notamment, a, dans les quatre ans qui ont précédé la date de sa demande, résidé au Canada pendant au moins trois ans au total.

[11]           Selon la jurisprudence de la Cour, trois avenues s’offrent au juge de la citoyenneté aux fins d’évaluer si un demandeur de citoyenneté satisfait au critère de résidence.  Ma collègue, la juge Danielle Tremblay-Lamer a, dans l’affaire Paez, précitée au para 13, résumé l’état du droit en cette matière de la façon suivante :

Comme la jurisprudence l’a mentionné à de nombreuses reprises, l’interprétation du terme « résidence » donnée par la Cour a mené à la création de trois critères différents (Mizani c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 697, paragraphe 9).  Le premier critère nécessite un calcul strict des jours où le demandeur était réellement au Canada, dont le total doit s’élever à 1095 jours de résidence au pays au cours des quatre années précédant la demande (Re Pourghasemi, [1993] ACF no 232 (QL).  Le deuxième critère est moins strict : une personne peut résider au Canada même si elle en est temporairement absente, pour autant qu’elle conserve de solides attaches avec le Canada (Re Antiono E. Papadogiorgakis, [1978] 2 CF 208 (1re inst.). Le troisième critère découle du deuxième, et il définit la résidence comme étant le lieu où une personne « vit régulièrement, normalement ou habituellement » ou bien l’endroit où elle a « centralisé son mode d’existence » et il comporte une liste non exhaustive de six facteurs dont il faut tenir compte lors de l’analyse (Re Koo, [1993] 1 CF 286, au paragraphe 10).

[12]           En l’espèce, le juge de la citoyenneté a choisi et appliqué le test développé dans l’affaire Re Koo, [1993] 1 CF 286. Ce test est construit autour de six facteurs.  Le premier porte sur l’établissement initial au Canada, lequel est essentiel à toute analyse qualitative du critère de résidence (Bhatia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 FCT 2010, 230 FTR 191, au para 9; Jreige c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 175 FTR 250, [1999] ACF no 1469 (QL), aux paras 23-25; Canada (Minister of Citizenship and Immigration) v Naveen (en anglais seulement), 2013 FC 972, 439 FTR 304, au para 15).  Ici, le juge de la citoyenneté a noté que le demandeur a quitté le Canada à peine deux mois après y être arrivé pour aller reprendre ses activités professionnelles en Arabie Saoudite.  Il a jugé que cet établissement initial était insuffisant.

[13]           Le second facteur porte sur le lieu de résidence de la famille proche du demandeur de citoyenneté.  Le juge de la citoyenneté a noté que ce facteur favorisait le demandeur puisque son épouse et ses enfants résident au Canada depuis leur arrivée au pays.  Quant au troisième critère, celui de la forme de la présence physique au Canada, le juge de la citoyenneté a aussi jugé qu’il favorisait le demandeur dans la mesure où, lorsqu’il se trouve au Canada, il va rejoindre sa famille à la résidence dont son épouse et lui se sont portés acquéreurs à Montréal.

[14]            Les quatrième et cinquième facteurs portent sur l’étendue et la nature des absences du Canada.  Ici, le juge de la citoyenneté a noté que le demandeur n’était pas présent au Canada la majorité du temps, passant plutôt autant de temps à l’étranger qu’au Canada.  Quant à la nature de ses absences, le juge a noté que celles-ci étaient imputables non pas à une situation manifestement temporaire découlant des exigences d’un emploi déniché au Canada, mais au fait que le demandeur exerçait ses talents à l’étranger et au profit d’un employeur établi à l’étranger.

[15]           Finalement, le sixième facteur s’attarde à la qualité des attaches du demandeur de citoyenneté avec le Canada.  Il consiste à se demander si ces attaches sont plus importantes que celles que le demandeur peut avoir avec un autre pays.  Voici comment le juge de la citoyenneté a disposé de ce sixième facteur :

La qualité des attaches du requérant avec le Canada doit montrer le caractère prioritaire de la résidence au Canada (les attaches avec le Canada doivent être plus importantes que celles qu’il peut avoir avec un autre pays). « Exemples d’une exception admissible : le demandeur passe quelques mois à l’étranger chaque année, pour s’occuper de ses parents âgés.  Lorsqu’il est au Canada, cependant, il travaille et s’occupe de ses affaires.  Il est également actif auprès d’organismes communautaires et la plupart de ses contacts personnels (professionnels et sociaux) se font avec des personnes qui vivent ici au Canada.  Enfin, le demandeur paie ses impôts sur le revenu uniquement au Canada ».  Ce n’est malheureusement pas entièrement le cas non plus dans le présent dossier.

[16]           Le demandeur reproche essentiellement au juge de la citoyenneté d’avoir mal évalué ce sixième facteur.  Il estime qu’à part le travail, il n’a aucune attache, tant matérielle qu’émotionnelle, avec l’Arabie Saoudite et que ses liens avec l’Algérie, son pays de citoyenneté, se limitent à la présence de quelques membres de sa famille.  En revanche, plaide-t-il, ses liens avec le Canada sont importants : sa famille immédiate y vit; il y paie tous ses impôts et y a tous ses comptes de banque; tous les biens qu’il possède, y compris la résidence familiale, s’y trouvent; et il s’y adonne à des activités de bénévolat.

[17]           J’estime que ce reproche est mal fondé, et ce pour trois raisons.

[18]           D’abord, cet argument ne tient pas compte de l’évaluation des cinq autres facteurs du test de l’arrêt Koo, à laquelle s’est livré le juge de la citoyenneté, évaluation dont la raisonnabilité doit être tenue pour acquise puisqu’elle n’est aucunement remise en question par le demandeur.  Ensuite, rien dans la jurisprudence n’indique que le sixième critère du cadre d’analyse de l’arrêt Koo doit prévaloir sur les cinq autres.  Même en supposant, donc, que le juge de la citoyenneté se soit mépris en concluant comme il l’a fait sur ce sixième facteur, le demandeur se devait néanmoins de démontrer que cette erreur viciait de manière irrémédiable l’ensemble de l’analyse.  Il ne l’a pas fait.

[19]           Enfin, je ne peux dire que les conclusions du juge de la citoyenneté relative à ce sixième facteur sont déraisonnables.  Le travail demeure une composante importante – essentielle diraient certains – du mode de vie d’une personne ou encore de ses activités régulières, normales et habituelles, pour paraphraser l’arrêt Koo.  En l’espèce, qu’on le veuille ou non, le demandeur gagne sa vie à l’étranger.  Ce facteur n’est pas banal.  Ses absences sont le fruit d’un mode de vie régulier, et non d’un phénomène temporaire.  Elles indiquent, pour reprendre les termes de mon collègue le juge Luc Martineau dans l’affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Chen, 2004 CF 848, au para 10, que « la vie est partagée entre les deux pays, et non pas un mode de vie centralisé au Canada, comme le prévoit la Loi ».  Le fait que le demandeur vive dans des roulottes de chantiers lorsqu’il se trouve en Arabie Saoudite n’y change rien à mon avis.

[20]           Évidemment, les liens qui relient le demandeur au Canada sont importants, mais deux commentaires s’imposent à cet égard.  D’une part, la possession de maisons, automobiles, cartes de crédit, permis de conduire, comptes de banque de même que le fait de produire des déclarations d’impôt, de souscrire à un régime d’assurance-maladie ou d’être membres d’associations communautaires demeurent des indices « passifs » de liens avec le Canada.  En eux-mêmes, ces indices ne font pas preuve d’une centralisation du mode de vie (Paez, précitée, au para 18).

[21]           D’autre part, la présence de la famille immédiate du demandeur au Canada, bien que cela soit un facteur important, n’est pas pour autant déterminante aux fins de l’analyse requise par l’arrêt Koo.  En effet, un demandeur de citoyenneté ne peut faire sienne la situation de sa famille pour fonder sa résidence (Paez, au para 15; voir aussi : Sleiman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 230, au para 25; Eltom c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1555, 284 FTR 139 au para 22; Faria c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1385, au para 12; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Chang, 2003 CF 1472, au para 9).

[22]           En somme, les attaches du demandeur à l’Arabie Saoudite demeurent objectivement importantes puisque c’est l’endroit où il gagne sa vie.  En ce sens, ce facteur, qui l’amène à s’absenter régulièrement du Canada, est structurant, et non temporaire.  Sur ce plan, significatif en termes de centralisation du mode de vie, rien ne rattache le demandeur au Canada, pas même une présence quelconque de l’employeur en sol canadien ou encore une activité professionnelle quelconque du demandeur en lien avec cet emploi.  Dans ce contexte, je ne peux dire que le juge de la citoyenneté a tiré de la preuve, eu égard au sixième facteur de l’arrêt Koo, une conclusion erronée.

[23]           Je rappelle à cet égard qu’il ne m’appartient pas ici de réévaluer la preuve au dossier et de substituer mes propres conclusions à celles du juge de la citoyenneté.  Mon rôle consiste plutôt à me demander, en faisant preuve de la retenue qui s’impose, si les conclusions tirées par le juge de la citoyenneté à l’égard de ce sixième facteur se situent à l’intérieur de la fourchette d’issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, précité au para 47).  À mon avis, elles s’y situent.  En d’autres termes, il ne suffit pas d’être en désaccord avec la décision du juge de la citoyenneté.  Pour que la Cour puisse intervenir, il doit être démontré que la décision contestée repose sur une explication indéfendable.  Cette démonstration n’a pas été faite.

[24]           Pour conclure, le demandeur ne m’a pas convaincu qu’il y a, au sens de l’arrêt Dunsmuir, précité, matière à intervenir en l’espèce dans la mesure où je suis satisfait que le juge de la citoyenneté (i) a bien identifié le cadre d’analyse qu’il a choisi d’appliquer aux fins de déterminer si le demandeur satisfaisait au critère de résidence prescrit par le paragraphe 5(1)(c) de la Loi; (ii) il a appliqué ce cadre d’analyse avec rigueur; et (iii) il a tiré de son analyse des conclusions raisonnables.

[25]           L’appel du demandeur sera en conséquence rejeté.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que l’appel est rejeté.

« René LeBlanc »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1441-14

INTITULÉ :

FARID AMEZIANE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 1 avril 2015

JUGEMENT ET MOTIFS

LE JUGE LEBLANC

DATE DES MOTIFS :

LE 21 mai 2015

COMPARUTIONS :

Me Émilie Le-Huy

Pour le demandeur

Me Charles Junior Jean

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Émilie Le-Huy

Avocat(e)

Montréal (Québec)

Pour le demandeur

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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