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Date : 20150521


Dossier : T-2506-14

Référence : 2015 CF 649

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE ET CERTIFIÉE]

Ottawa (Ontario), le 21 mai 2015

En présence de monsieur le juge Harrington

ENTRE :

ANIZ ALANI

demandeur

et

LE PREMIER MINISTRE DU CANADA ET

LE GOUVERNEUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]               En décembre dernier, le premier ministre Harper aurait publiquement communiqué sa décision de ne pas recommander au gouverneur général de pourvoir les sièges vacants au Sénat. Maître Alani, un avocat de Vancouver, estime que cette « décision » est illégale et en demande le contrôle judiciaire. MAlani demande divers jugements déclaratoires, dont le principal vise à ce que le premier ministre invite le gouverneur général à nommer ses candidats au Sénat dans un délai raisonnable en cas de vacance d’un siège. Il ne demande pas que le premier ministre soit ordonné de le faire.

[2]               Le sous‑procureur général, pour le compte du premier ministre et du gouverneur général, a présenté à la Cour une requête en vue d’obtenir une ordonnance portant que la demande de contrôle judiciaire soit radiée dès le début, avant qu’elle ne soit entendue sur le fond. Il soutient qu’il est évident et manifeste que la demande est vouée à l’échec.

[3]               Pour les motifs qui suivent, je ne suis pas convaincu, au vu du dossier dont je suis actuellement saisi, qu’il est évident et manifeste que MAlani n’a aucune chance d’obtenir gain de cause. Peu importe le caractère général du libellé suivant, il est toujours atténué par la notion de ce qui est « évident et manifeste ».

[4]               Les défendeurs invoquent dans leur requête l’alinéa 221(1)a) des Règles des Cours fédérales (les Règles), qui prévoit ce qui suit :

221(1) À tout moment, la Cour peut, sur requête, ordonner la radiation de tout ou partie d’un acte de procédure, avec ou sans autorisation de le modifier, au motif, selon le cas :

221. (1) On motion, the Court may, at any time, order that a pleading, or anything contained therein, be struck out, with or without leave to amend, on the ground that it

a) qu’il ne révèle aucune cause d’action ou de défense valable;

(a) discloses no reasonable cause of action or defence, as the case may be,

[5]               Aucun témoignage ne sera entendu à l’égard de la présente requête. Les faits plaidés sont tenus pour avérés. Il incombe aux défendeurs de convaincre la Cour que, même si les faits sont avérés, les actes de procédure du demandeur ne révèlent aucune cause d’action.

[6]               L’arrêt de principe sur la question est Hunt c Carey Canada Inc, [1990] 2 RCS 959. La Cour suprême du Canada a conclu que le critère à appliquer était de savoir s’il était « évident et manifeste » que les actes de procédure ne révélaient aucune cause d’action. « [S]i le demandeur a une chance de réussir, il ne devrait pas alors être [TRADUCTION] « privé d’un jugement » ». Il n’appartient certainement pas à la Cour, à ce stade‑ci, d’apprécier les chances de succès du demandeur. Voir aussi les arrêts Procureur général du Canada c Inuit Tapirisat et autre, [1980] 2 RCS 735 et Operation Dismantle c La Reine, [1985] 1 RCS 441.

[7]               Est également pertinent l’arrêt Dyson c Attorney-General, [1911] 1 KB 410, dans lequel le lord juge Fletcher Moulton a formulé les observations suivantes, à la page 419 :

[TRADUCTION]

Les divergences quant au droit, tout comme les divergences quant aux faits, doivent normalement faire l’objet d’une décision au procès à la suite d’une audience devant le tribunal et non se voir priver d’une audition devant le tribunal par une ordonnance d’un juge en chambre.

I.                   Les questions en litige

[8]               Les questions soulevées en l’espèce sont les suivantes :

a.                   La requête en radiation devrait‑elle être entendue maintenant, ou au moment où la demande sera entendue sur le fond?

b.                  Me Alani a‑t‑il qualité pour agir?

c.                   Y a‑t‑il une décision susceptible de contrôle judiciaire?

d.                  Existe-t‑il une convention constitutionnelle qui accorde au premier ministre un pouvoir discrétionnaire de choisir le moment pour faire des nominations au Sénat?

e.                   Si une telle convention existe, est‑elle valide si elle est contraire à une exigence impérative de la Constitution?

f.                   S’agit‑il ni plus ni moins d’une question d’interprétation législative?

g.                  La question est‑elle justiciable ou serait-il préférable qu’elle soit traitée dans l’arène politique?

h.                  Si la question est justiciable, la Cour fédérale a‑t‑elle compétence?

i.                    Les dépens.

A.                La requête aurait‑elle dû être reportée?

[9]               Les demandes présentées à la Cour, par voie de contrôle judiciaire ou autrement, sont censées être tranchées selon une procédure sommaire (article 18.4 de la Loi sur les Cours fédérales (la LCF)). Les requêtes interlocutoires interrompent le cours de la procédure. Néanmoins, il existe des situations prévues à l’article 221 des Règles ou ailleurs, où la Cour, ayant le contrôle de sa propre procédure, ne permettra pas à une demande de suivre son cours (David Bull Laboratories (Canada) Inc c Pharmacia Inc, [1995] 1 CF 588 (CA)). Plus récemment, le juge Stratas, s’exprimant au nom de la Cour d’appel fédérale, a cité l’arrêt David Bull Laboratories et a formulé les observations suivantes : « [e]lle doit être en présence d’une demande d’une efficacité radicale, un vice fondamental et manifeste qui se classe parmi les moyens exceptionnels qui infirmeraient à la base sa capacité à instruire la demande » (Canada (Revenu national) c JP Morgan Asset Management (Canada) Inc, 2013 CAF 250, au paragraphe 47).

[10]           La présente demande a fait l’objet d’une gestion de l’instance et une conférence de gestion de l’instance a déjà été tenue. Des questions importantes ont été soulevées et c’est pourquoi, en vertu du pouvoir discrétionnaire qui m’est conféré, j’ai décidé d’entendre la requête en radiation maintenant.

B.                 MAlani a‑t‑il qualité pour agir?

[11]           Les défendeurs n’ont pas contesté en tant que telle la qualité de MAlani pour agir, du moins à ce stade‑ci. L’article 18.1 de la LCF prévoit ce qui suit : « Une demande de contrôle judiciaire peut être présentée par le procureur général du Canada ou par quiconque est directement touché par l’objet de la demande ». Me Alani est‑il directement touché? En tout état de cause, étant donné que la question relève de ma compétence, je reconnais au nom de l’intérêt public à MAlani la qualité pour agir pour contester la requête visant à faire radier sa demande (Thorson c Procureur général du Canada, [1975] 1 RCS 138).

[12]           Les défendeurs soutiennent qu’en réalité MAlani renvoie devant la Cour une question de droit pour décision. Seuls les offices fédéraux et le procureur général du Canada peuvent renvoyer une question de droit devant la Cour (article 18.3 de la LCF). Par ailleurs, il est loisible à la Cour de rendre un jugement déclaratoire conformément à l’article 18 de la LCF. La demande doit être formulée comme une demande de contrôle judiciaire d’une décision, non comme un renvoi.

C.                 Y a‑t‑il une décision susceptible de contrôle judiciaire?

[13]           Le libellé de la décision et les circonstances dans lesquelles elle aurait été prise ne sont pas mentionnés dans les actes de procédure. S’agissait‑il d’une déclaration faite à la Chambre des communes? Ou s’agissait‑il d’une déclaration faite lors d’un point de presse? Une remarque spontanée peut ne pas du tout constituer une décision. Néanmoins, je suis tenu de supposer, à ce stade‑ci, qu’une décision a été prise.

[14]           Pour leur part, les défendeurs ne contestent pas à ce stade‑ci qu’une décision a été prise. Sinon, nous aurions peut-être à répondre à l’épineuse question de savoir s’il convient de décerner un bref de mandamus en vue de contraindre une autorité publique à s’acquitter de ses devoirs.

[15]           Comme l’a mentionné le juge Stratas, au paragraphe 40 de l’arrêt JP Morgan, précité, un énoncé « concis » des motifs en vertu desquels une demande de contrôle judiciaire est sollicitée doit comprendre les faits essentiels propres à démontrer à la Cour qu’elle peut et doit accorder la mesure demandée. Toutefois, il ne comprend pas les éléments de preuve. En tant que juge, j’aurais certainement préféré de plus amples précisions.

D.                Existe-t‑il une convention constitutionnelle?

[16]           Tous conviennent qu’une convention constitutionnelle a été établie au titre de laquelle le gouverneur général ne comble les vacances de postes au Sénat que sur recommandation du premier ministre (Renvoi relatif à la réforme du Sénat, [2014] 1 RCS 704, au paragraphe 50). Le rôle du premier ministre aurait évolué comme en témoignent les procès‑verbaux des séances du Conseil datant de 1896. Les parties ne s’entendent pas sur la question de savoir si les procès‑verbaux du Conseil en question constituent simplement la reconnaissance d’une convention ou s’ils témoignent du fait que les recommandations du premier ministre sont formulées conformément à une prérogative royale.

[17]           Toutefois, aucune convention constitutionnelle n’a été portée à mon attention quant au moment où le premier ministre doit formuler ses recommandations. Bien entendu, à un certain moment, les sénateurs doivent être nommés. S’il n’y a pas quorum (le quorum étant de 15 sénateurs), le Parlement ne peut pas fonctionner, étant donné qu’il est composé à la fois de la Chambre des communes et du Sénat.

E.                 La convention est‑elle valide?

[18]           Selon la convention, le gouverneur général ne peut agir que sur recommandation du premier ministre. Dans le passé, il a été convenu que le Parlement de Westminster ne pouvait modifier l’Acte de l’Amérique du Nord britannique qu’à la demande du Canada. Il s’agit de conventions qui prévoient qu’un acte ne peut pas être posé, sauf dans certaines circonstances. Toutefois, si la Constitution exige qu’un acte soit posé rapidement, par exemple que les vacances au Sénat soient comblées, la convention peut‑elle l’emporter sur la loi? Cette question se situe au cœur de la présente demande et je ne saurais y répondre maintenant, étant donné que l’entière portée de la convention ne m’a pas été exposée.

F.                  S’agit‑il d’une question d’interprétation législative?

[19]           MAlani affirme qu’il s’agit d’une simple question d’interprétation législative. Par exemple, il avait fallu se rendre jusqu’au Comité judiciaire du Conseil privé pour qu’il soit décidé que les femmes étaient des « personnes » et qu’elles pouvaient être nommées au Sénat (Edwards c Attorney‑General for Canada, [1930] AC 124).

[20]           L’argument de MAlani est fondé sur l’article 32 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui est ainsi libellé :

32 Quand un siège deviendra vacant au Sénat par démission, décès ou toute autre cause, le gouverneur-général remplira la vacance en adressant un mandat à quelque personne capable et ayant les qualifications voulues.

32. When a Vacancy happens in the Senate by Resignation, Death, or otherwise, the Governor General shall by Summons to a fit and qualified Person fill the Vacancy.

Quand remplira‑t‑on un siège vacant? Quand il deviendra vacant, et non pas au bon vouloir du premier ministre.

[21]           Les articles 21 et suivants de la Loi constitutionnelle de 1867 énoncent que le Sénat est composé de 105 membres. Les provinces sont représentées de la manière suivante : le Québec et l’Ontario par 24 sénateurs chacun, la Nouvelle‑Écosse et le Nouveau‑Brunswick par 10 sénateurs chacun, l’Île-du-Prince-Édouard par 4 sénateurs, le Manitoba, la Colombie‑Britannique, la Saskatchewan, l’Alberta et Terre‑Neuve‑et‑Labrador par 6 sénateurs chacun. Le Yukon, les Territoires du Nord‑Ouest et le Nunavut ont le droit d’être représentés par un sénateur chacun. Comme je l’ai mentionné précédemment, le quorum est de 15.

[22]           Un autre argument formulé par MAlani est que le Sénat n’était pas censé servir de maison de repos à de vieux routiers de la politique. Outre le fait d’être une chambre de second examen, le Sénat assure la représentation régionale. Depuis le 20 mars 2015, seuls 87 sièges parmi les 105 sièges du Sénat sont occupés, et aucune nomination n’a été faite depuis le 25 mars 2013. Sept provinces sont actuellement sous‑représentées, dont le Manitoba, qui n’a que 3 sièges pourvus parmi les 6 qui lui sont attribués.

[23]           Encore une fois, nous ne pouvons pas répondre maintenant à la question concernant le choix du moment, étant donné que nous ne connaissons pas la portée réelle de la convention constitutionnelle. Les défendeurs doivent fournir des éléments de preuve à cet égard, comme cela a été effectivement énoncé de la manière suivante, à la page 888 du Renvoi : Résolution pour modifier la Constitution, [1981] 1 RCS 753 (le Premier renvoi) :

2.         Conditions à remplir pour établir une convention

Les conditions à remplir pour établir une convention ressemblent à celles qui s’appliquent au droit coutumier. Les précédents et l’usage sont nécessaires mais ne suffisent pas. Ils doivent être normatifs. Nous adoptons le passage suivant de l’ouvrage de sir W. Ivor Jennings, The Law and the Constitution, 5éd., 1959, à la p. 136 :

[traduction] Nous devons nous poser trois questions : premièrement, y a‑t‑il des précédents; deuxièmement, les acteurs dans les précédents se croyaient‑ils liés par une règle; et troisièmement, la règle a‑t‑elle une raison d’être? Un seul précédent avec une bonne raison peut suffire à établir la règle. Toute une série de précédents sans raison peut ne servir à rien à moins qu’il ne soit parfaitement certain que les personnes visées se considèrent ainsi liées.

[24]           Les parties auront l’occasion de fournir des éléments de preuve quant à l’existence et la portée de toute convention pertinente lors de l’audience sur le fond de la demande.

G.                La question est‑elle justiciable?

[25]           Les défendeurs soutiennent qu’il n’y a pas de question justiciable parce que le premier ministre recommande les nominations au Sénat en vertu d’une convention constitutionnelle (vrai); l’exécution des conventions constitutionnelles ne peut pas être ordonnée par les tribunaux (vrai); les conventions constitutionnelles ne deviennent des règles de droit que si elles sont adoptées dans une loi (vrai); les recommandations pour la nomination au Sénat ne sont pas faites en vertu d’une prérogative royale (il existe une controverse à ce sujet). Ils soutiennent en outre que la Cour, à titre de tribunal judiciaire créé en vertu de l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867, n’exerce qu’une compétence conférée par une loi fédérale ou en vertu d’une prérogative royale (article 2 de la LCF). Par conséquent, même si les recommandations du premier ministre sur les nominations au Sénat étaient justiciables, la Cour n’a pas compétence. Étant donné qu’une convention constitutionnelle n’est pas issue d’une loi et qu’elle n’est pas une prérogative royale, le premier ministre n’agit pas à titre d’office fédéral lorsqu’il exerce cette fonction de conseiller.

[26]           Les tribunaux sont certainement appelés à trancher la question de savoir si une convention existe. En plus du Premier renvoi, la Cour suprême du Canada a encore une fois renvoyé aux conventions constitutionnelles dans le Renvoi sur l’opposition du Québec à une résolution pour modifier la Constitution, [1982] 2 RCS 793 (le Renvoi sur le véto du Québec). Plus récemment, la Cour a été appelée à examiner la décision du premier ministre qui consistait à conseiller le gouverneur général de dissoudre le Parlement et de fixer une date de scrutin, compte tenu du fait que la Loi électorale du Canada avait été modifiée en vue d’instaurer un régime électoral à dates fixes (Conacher c Canada (Premier ministre), 2009 CF 920, [2010] 3 RCF 411). Le juge Shore n’était pas convaincu de l’existence d’une nouvelle convention qui limitait les pouvoirs du premier ministre de conseiller le gouverneur général. La décision a été confirmée par la Cour d’appel fédérale dans un jugement rendu à l’audience (2010 CAF 131) et une autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada a été refusée ([2010] CSCR n315).

[27]           Par conséquent, on peut soutenir à ce stade-ci qu’il ne nous reste que l’interprétation de la loi, un exercice qui est cependant très important. En l’espèce, il n’est pas nécessaire que la Cour examine les conventions constitutionnelles en détail. Il suffit de dire que, d’une part, les juges majoritaires et les juges minoritaires dans le Premier renvoi, et, d’autre part, la Cour dans le Renvoi sur le véto du Québec, ont repris la définition donnée par le juge en chef Freedman dans Reference re: Amendment of Constitution of Canada, [1981] MJ no 95 (CA) (le Renvoi du Manitoba), telle qu’elle a été citée dans le Renvoi sur le véto du Québec à la page 802 :

La définition d’une convention donnée par le juge en chef Freedman du Manitoba dans le renvoi du Manitoba est approuvée à la fois dans l’opinion majoritaire et dans celle des juges dissidents; aux pp. 852 et 883 respectivement. Cette définition est citée à la p. 883 du Premier renvoi :

[traduction] qu’est-ce qu’une convention constitutionnelle? On trouve d’assez nombreux écrits sur le sujet. Bien qu’il puisse y avoir des nuances entre les constitutionnalistes, les experts en sciences politiques et les juges qui y ont contribué, on peut énoncer comme suit avec un certain degré d’assurance les caractéristiques essentielles d’une convention. Ainsi, il existe un consensus général qu’une convention se situe quelque part entre un usage ou une coutume d’une part et une loi constitutionnelle de l’autre. Il y a un consensus général que si l’on cherchait à fixer cette position avec plus de précision, on placerait la convention plus près de la loi que de l’usage ou de la coutume. Il existe également un consensus général qu’« une convention est une règle que ceux à qui elle s’applique considèrent comme obligatoire ». Hogg, Constitutional Law of Canada (1977), p. 9. Selon la prépondérance des autorités sinon le consensus général, la sanction de la violation d’une convention est politique et non juridique.

[28]            S’il existe une convention constitutionnelle valide, il est évident que la Cour n’en ordonnera pas l’exécution. Les défendeurs soutiennent que la Cour ne devrait même pas rendre de jugement déclaratoire sur ce point, parce que le non-respect d’un jugement déclaratoire peut, dans certaines circonstances, entraîner un outrage au tribunal et, par conséquent, l’exécution indirecte d’une convention. Ils se fondent sur l’arrêt Assiniboine c Meeches, 2013 CAF 114.

[29]           L’arrêt Assiniboine c Meeches a été rendu par le juge Mainville, de la Cour d’appel fédérale, qui siégeait seul à titre de juge de service. Les appelants demandaient un sursis à l’exécution d’un jugement de la Cour fédérale qui déclarait que le comité d’appel en matière d’élections d’une bande indienne avait rendu une décision définitive et contraignante exigeant la tenue de nouvelles élections. Aux paragraphes 14 et 15, le juge Mainville a renvoyé à l’arrêt LeBar c Canada, [1989] 1 CF 603 (CA), rendu par le juge MacGuigan, et à l’arrêt Doucet‑Boudreau c Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, de la Cour suprême du Canada. Dans ce dernier arrêt, on avait fait observer que, dans certains cas, le non‑respect d’une ordonnance déclaratoire par des organismes publics ou des fonctionnaires pourrait donner lieu à des poursuites pour outrage contre la Couronne.

[30]           Toutefois, les cas en question n’ont pas été précisés. Les observations concernant les poursuites pour outrage faisaient partie des motifs de la majorité, rédigés par le juge Iacobucci et la juge Arbour, qui n’étaient pas d’accord avec le juge Lebel et la juge Deschamps, dissidents, sur le fait que l’ordonnance du juge de première instance selon laquelle le tribunal veille à l’exécution de ses décisions était nulle.

[31]           Si ce raisonnement était poussé à l’extrême, un jugement déclaratoire portant qu’une convention constitutionnelle exige qu’un fonctionnaire fasse quelque chose serait sans portée.

[32]           L’arrêt LeBar concernait un appel interjeté à l’encontre d’un jugement de la Section de première instance de la Cour fédérale, portant que M. LeBar avait le droit d’être mis en liberté à une date antérieure à la date à laquelle il avait effectivement été libéré.

[33]           Le juge MacGuigan a énoncé, avec force détails, les principes en matière de jugement déclaratoire. Pour les besoins de la présente affaire, il suffit de reprendre les observations suivantes qu’il a formulées aux pages 610 et 611 :

[…] [l]e jugement déclaratoire constitue un instrument permettant tout particulièrement de statuer à l’égard des organismes « ayant des responsabilités publiques » parce qu’on peut supposer que, sans coercition, ils respecteront le droit tel qu’il a été déclaré par les tribunaux. On ne doit donc pas considérer que l’incapacité du jugement déclaratoire de prévoir, sans plus, un processus d’exécution rend insuffisantes les actions en jugement déclaratoire formées contre le gouvernement. Tout pouvoir en vue de l’exécution d’un jugement de ce genre contre le gouvernement serait superflu.

À mon avis, l’obligation pour le gouvernement et ses fonctionnaires de se conformer à la loi est l’aspect fondamental du principe de la primauté du droit, qui est maintenant inséré dans notre Constitution grâce au préambule de la Charte canadienne des droits et libertés […]

[…]

Tout insaisissable qu’elle puisse être, la notion de primauté du droit doit de toutes façons vouloir dire que « la loi est suprême » et que les autorités gouvernementales n’ont pas la faculté de ne pas lui obéir. Il serait impensable, sous le régime de la primauté du droit, de supposer qu’il faille un processus d’exécution pour s’assurer que le gouvernement et ses fonctionnaires vont s’acquitter fidèlement des obligations que leur impose la loi. Que le gouvernement doit obéir et obéira à la loi est un principe fondamental de notre Constitution.

[34]           Il convient de souligner que MAlani ne cherche qu’à obtenir un jugement déclaratoire, et qu’il ne demande pas que son exécution soit ordonnée.

[35]           Il est certainement prématuré de dire maintenant que la question n’est pas justiciable. S’il s’agit simplement d’une question d’interprétation d’une loi, et il n’est pas évident et manifeste que tel n’est pas le cas, la question est alors certainement justiciable.

[36]           Il ne fait aucun doute que les nominations au Sénat comportent un aspect politique. De temps à autre, le Sénat, ou certains sénateurs, peuvent mettre dans l’embarras le gouvernement ou la Chambre des communes dans son ensemble, et même de nombreux Canadiens. Toutefois, je ne connais pas de loi qui dispose qu’une personne peut ne pas faire ce qu’elle est tenue de faire simplement pour éviter l’embarras. Dans le Renvoi relatif à la réforme du Sénat, la Cour suprême du Canada a été on ne peut plus clair : pour que l’on puisse apporter des modifications importantes au Sénat, y compris son abolition, il faut modifier la Constitution de façon formelle.

H.                La Cour a‑t‑elle compétence?

[37]           Je pense que les notions de justiciabilité et de compétence sont source de confusion. S’il existe une convention constitutionnelle valide, les tribunaux n’ordonneront pas son exécution, mais ils peuvent rendre des jugements déclaratoires relativement à sa teneur. Toutefois, la question de compétence pour entendre la présente demande est une tout autre question. Selon les articles 2, 18 et suivants de la LCF, la Cour peut procéder au contrôle judiciaire des décisions rendues par les offices fédéraux, qui sont définis comme étant un conseil, un bureau, une commission ou un autre organisme ou personne ou groupe de personnes, ayant, exerçant ou censé exercer une compétence ou des pouvoirs « prévus par une loi fédérale ou par une ordonnance prise en vertu d’une prérogative royale […] ». De nombreuses décisions de ministres du gouvernement font l’objet de contrôles judiciaires (Irving Shipbuilding Inc c Canada (Procureur général), [2010] 2 RCF 488 (CA)). On pense actuellement que la Constitution, bien qu’elle ait été au départ promulguée par le Royaume-Uni, est, après le rapatriement de notre Constitution, une loi du Canada (Canadian Transit Company c Windsor (Corporation de la ville), 2015 CAF 88, aux paragraphes 47 à 49).

[38]           Les défendeurs soutiennent que les conventions constitutionnelles ne font pas partie des prérogatives royales et que, par conséquent, elles ne sont pas susceptibles de contrôle judiciaire. Toutefois, à ce stade‑ci, on ne peut pas dire avec certitude si la décision était fondée sur une convention constitutionnelle valide. En outre, certaines personnes pourraient faire valoir que les conventions constitutionnelles s’apparentent à une prérogative royale et que, par conséquent, l’arrêt Dyson, précité, exigerait qu’une audience sur le fond soit tenue.

[39]           Subsidiairement, MAlani affirme que la Cour a compétence en vertu de l’article 17 de la LCF étant donné qu’elle a compétence concurrente, en première instance, dans les cas de demande de réparation contre la Couronne.

[40]           Les faits ne sont pas suffisants pour justifier que l’on emprunte cette voie à ce moment‑ci.

I.                   Les dépens

[41]           Les deux parties ont demandé une adjudication des dépens. Les défendeurs demandent à la Cour d’adjuger un montant global de 1 000 $, qui est nettement inférieur à tout montant qui pourrait être fixé selon le tarif. Me Alani demande l’adjudication du même montant, quelle que soit l’issue de la cause, compte tenu du fait qu’il était « évident et manifeste » que la requête en radiation, à ce stade, était [traduction] « vouée à l’échec ». Si des dépens ne lui sont pas accordés maintenant, il se réserve le droit de demander un montant plus élevé. Il demande également une exemption des dépens pour des raisons d’intérêt public. J’estime qu’il est plus simple d’ordonner que les dépens suivent l’issue de la cause.

II.                Modifications à l’avis de demande

[42]           Dans sa réponse à la requête en radiation des défendeurs, MAlani a proposé certaines modifications au cas où la requête ne serait pas accueillie, et d’autres modifications au cas où elle serait accueillie, puisque dans de tels cas, la Cour peut ordonner une radiation avec autorisation de modification. Il n’est pas nécessaire d’examiner ces dernières modifications qui ont été proposées étant donné que la requête est rejetée.

[43]           Une bonne partie des modifications proposées ne vise simplement qu’à déplacer des parties de la demande, avec motifs à l’appui et, par conséquent, cela ne pose aucun problème.

[44]           MAlani propose également que le Conseil privé de la Reine pour le Canada soit ajouté comme défendeur compte tenu des procès‑verbaux du cabinet susmentionnés. Il s’agissait simplement de couvrir tous les angles, et je n’y vois aucun inconvénient.

[45]           Toutefois, MAlani souhaite supprimer la mention selon laquelle le premier ministre a pris une décision. Il demande plutôt qu’un jugement déclaratoire soit rendu concernant le défaut, le refus ou le retard déraisonnable du premier ministre, ou subsidiairement, que le Conseil privé de la Reine, agissant sur sa recommandation, conseille le gouverneur général de pourvoir aux postes vacants au Sénat. Cela est inacceptable.

[46]           La présente demande a été traitée comme s’il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision. Si ces allégations sont retranchées, la demande ressemblera alors à un renvoi. Seuls les offices fédéraux et le procureur général du Canada peuvent renvoyer des questions devant la Cour. Me Alani, lui, ne le peut pas.

[47]           Ainsi, le début de la demande modifiée doit être libellé de la même manière que l’avis de demande initial :

[traduction]

LA PRÉSENTE EST UNE DEMANDE DE CONTRÔLE JUDICIAIRE concernant la décision du premier ministre, telle qu’elle a été communiquée publiquement le 4 décembre 2014, de ne pas recommander au gouverneur général de nommer des personnes qualifiées et compétentes en vue de pourvoir aux postes vacants au Sénat.

Le demandeur sollicite :

1)    un jugement déclaratoire portant que :

a)     le premier ministre du Canada doit recommander au gouverneur général de nommer une personne qualifiée au Sénat dans un délai raisonnable après qu’un poste au Sénat soit devenu vacant.

[48]           Le reste de la demande et les motifs invoqués à cet égard peuvent être modifiés tel que cela a été demandé, à l’exception du début du point numéro 12 des motifs de la demande modifiée, qui devra être ainsi libellé : [traduction] « La décision du premier ministre de ne pas recommander […] ».

[49]           La demande modifiée doit être formellement signifiée et déposée sans délai. Par la suite, les délais habituels énoncés aux articles 304 et suivants des Règles doivent être respectés.


ORDONNANCE

POUR LES MOTIFS EXPOSÉS CI‑DESSUS :

LA COUR ORDONNE que :

1.                  La requête en radiation est rejetée et les dépens suivent l’issue de la cause.

2.                  L’intitulé est modifié afin d’ajouter le Conseil privé de la Reine pour le Canada comme partie défenderesse et il se lit désormais comme suit :

ANIZ ALANI

demandeur

et

LE PREMIER MINISTRE DU CANADA,

LE GOUVERNEUR GÉNÉRAL DU CANADA ET

LE CONSEIL PRIVÉ DE LA REINE POUR LE CANADA

défendeurs

« Sean Harrington »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mario Lagacé, jurilinguiste


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2506-14

INTITULÉ :

ANIZ ALANI c LE PREMIER MINISTRE DU CANADA, LE GOUVERNEUR GÉNÉRAL DU CANADA ET LE CONSEIL PRIVÉ DE LA REINE POUR LE CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

VANCOUVER (cOLOMBIE‑BRITANNIQUE)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 AVRIL 2015

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE HARRINGTON

DATE DE L’ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE 21 MAI 2015

COMPARUTIONS :

Aniz Alani

LE DEMANDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE)

Jan Brongers

Oliver Pulleyblank

pour les dÉfendeurs

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

POUR LES DéFENDEURS

 

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