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Date : 20150520


Dossier : IMM-7199-14

Référence : 2015 CF 651

Ottawa (Ontario), le 20 mai 2015

En présence de monsieur le juge Martineau

ENTRE :

FABRICE MATINGOU-TESTIE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Le demandeur conteste la légalité d’une décision datée du 20 août 2014 par laquelle une agente d’immigration principale [Agente] rejette sa demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR].

[2]               Le demandeur est un citoyen de la République démocratique du Congo. Il est arrivé au Canada en décembre 2010 et a demandé l’asile pour le motif que sa vie serait en danger parce qu’il aurait été témoin d’un incident où la police congolaise a arrêté, battu et amené de force un défenseur des droits de la personne, Armand Tungulu, qui est par après mort en détention. Le demandeur est entré au Canada grâce à un passeport authentique au nom de Fabrice Milambwe Kabwe, mais une fouille de ses bagages a révélé qu’il détenait également un passeport français altéré au nom de Charles Reynes. Le demandeur a par la suite présenté un permis de conduire et une attestation de perte de pièces d’identité au nom de Fabrice Matingou-Testie, soit celui sous lequel il a revendiqué le statut de réfugié et il a fait une demande d’ERAR.

[3]               Le 30 juin 2011, la Section de la protection des réfugiés [SPR] a refusé la demande d’asile du demandeur parce que ce dernier ne s’était pas déchargé de son fardeau de prouver son identité, et ce, comme l’exige l’article 106 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [Loi]. Par conséquent, la SPR ne s’est pas prononcée sur la crédibilité des allégations faites par le demandeur en vertu des articles 96 et 97 de la Loi. Le demandeur a porté cette décision en contrôle judiciaire, et le 3 avril 2012, la Cour a en confirmé la légalité sur le plan juridique : Matingou-Testie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 389. Notons toutefois que la question de l’identité du demandeur a depuis été résolue en sa faveur d’un point de vue pratique.

[4]               Le 18 juillet 2013, le demandeur a soumis une demande de résidence permanente dans la catégorie des conjoints. Toutefois, le 30 janvier 2013, le demandeur a plaidé coupable à deux accusations de vol de moins de $5 000 ce qui emporte l’interdiction de territoire pour criminalité en vertu du paragraphe 36(2) de la Loi. Le 20 novembre 2013, une mesure de renvoi a été émise contre le demandeur. Le 26 février 2014, le demandeur a présenté une demande d’ERAR. Le 20 août 2014, l’Agente a refusé celle-ci au motif qu’il ne serait pas à risque s’il était renvoyé en RDC, d’où la présente demande de contrôle judiciaire.

[5]               En l’espèce, l’Agente a accepté de nombreux nouveaux éléments de preuve et a noté qu’elle était satisfaite de l’identité du demandeur. Toutefois, l’Agente n’a accordé aucun poids aux allégations du demandeur quant au fait qu’il était à risque à cause de l’affaire Tungulu. L’Agente a noté que les allégations de risque étaient contradictoires avec certaines informations fournies par le demandeur dans le passé et que les seuls éléments de preuve fournis au soutien de l’histoire du demandeur étaient son affidavit ainsi que deux lettres de son ex-conjointe. Or, le demandeur a déjà, dans le passé, utilisé ses contacts pour défendre des histoires fabriquées. De plus, l’Agente a noté que la preuve objective ne démontrait pas que le seul fait d’être témoin de cet incident était suffisant pour que le demandeur soit à risque, et que, même si les autorités le recherchaient en 2010, le demandeur n’avait pas démontré qu’il serait encore une personne d’intérêt aujourd’hui.

[6]               Aujourd’hui, le demandeur s’en prend tout d’abord au fait que l’Agente n’a pas tenu d’audience, alors que les facteurs réglementaires sont remplis en l’espèce, ce qui est contesté par le défendeur. Certaines décisions de la Cour indiquent que la norme de contrôle en pareil cas est celle de la décision raisonnable, et ce, « au motif que l’examen de la pertinence de tenir une audience à la lumière du contexte particulier d’un dossier donne lieu à l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire qui commande la déférence » (Adetunji c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 708 au para 24; voir également Kanto c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 628 aux paras 11-12; Bicuku c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 339 aux paras 16-20). D’un autre côté, d’autres décisions indiquent qu’il s’agit d’une question d’équité procédurale à laquelle la norme de la décision correcte s’applique (Fawaz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1394 au para 56; Ahmad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 89 au para 18; Negm v Canada (Citizenship and Immigration), 2015 FC 272 au para 33). Personnellement, je souscris à ce second courant d’interprétation. Même si l’alinéa 113b) de la Loi accorde aux agents ministériels le pouvoir discrétionnaire d’accorder une audience en vertu des facteurs réglementaires énoncés à l’article 167 du Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [Règlement]), l’impact d’un tel refus sur la vie et la sécurité de la personne concernée soulève une question d’équité procédurale à laquelle la norme de la décision correcte s’applique, d’autant plus que dans le présent dossier, c’est la première fois qu’il y a une décision finale traitant du mérite des allégations de persécution ou de risque faites par le demandeur en vertu des articles 96 et 97 de la Loi.

[7]               Il y a lieu d’intervenir en l’espèce. Je suis satisfait que les facteurs règlementaires sont remplis et que l’Agente a manqué à l’équité procédurale en se prononçant sur des questions de crédibilité ayant un caractère déterminant, sans tenir d’audition et sans donner au demandeur l’occasion de fournir des explications concernant les soi-disant versions contradictoires qu’il a pu fournir au sujet des allégations faites en vertu des articles 96 et 97 de la Loi. Ici, l’Agente n’a même pas examiné le mérite de la demande expresse du demandeur de tenir une audience et elle n’a pas expliqué dans sa décision pourquoi elle ne tenait pas une audience, ce qui est une violation de l’équité procédurale (Zokai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2005 CF 1103 [Zokai]), ou rend autrement déraisonnable sa conclusion, car lorsqu’un agent d’ERAR tire personnellement une conclusion de crédibilité, il doit expliquer les raisons pour lesquelles il ne tient pas d’audience (Chekroun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 737 au para 72). Conséquemment, la demande de contrôle judiciaire sera accordée.

[8]               En premier lieu, je ne suis pas d’accord avec le défendeur que la majorité des facteurs de risque soulevés par le demandeur dans sa demande ERAR ne font pas intervenir sa crédibilité. En effet, même si certains facteurs de risque découlant du statut du demandeur au Canada renvoient à la preuve objective, il n’en reste pas moins que l’ensemble des allégations du demandeur quant aux risques l’ayant mené à quitter la RDC mettent en cause sa crédibilité. Or, il est évident que l’Agente remet en cause la crainte subjective du demandeur et sa crédibilité sur la base de contradictions apparentes ou réelles. D’ailleurs, elle n’accorde aucune foi aux deux lettres de l’ex-conjointe du demandeur parce que le demandeur avait menti auparavant sur son identité et ses raisons de demander l’asile. Au demeurant, l’Agente souligne que le demandeur a inclus « dans son mensonge le témoignage de deux personnes vivant au Canada ». Même si elle formule certaines conclusions en termes de valeur probante, il est manifeste que l’Agente tire des conclusions de crédibilité.

[9]               Deuxièmement, le défendeur relève le fait que l’Agente dit dans sa décision qu’elle en serait venue au même résultat même si elle avait trouvé le demandeur crédible, puisqu’il n’avait pas objectivement démontré qu’être témoin de l’incident était suffisant pour être arrêté ou qu’il serait toujours une personne d’intérêt pour les autorités aujourd’hui. Il n’empêche, ce n’est pas à la Cour siégeant en contrôle judiciaire de réévaluer la preuve au dossier (Hughes c Canada (Procureur général), 2014 CAF 43 au para 11). Bien qu’il soit possible que les mêmes conclusions d’absence de risque personnalisé soient tirées après une audience où la crédibilité du demandeur aura été cette fois testée véritablement, le non-respect de l’équité procédurale constitue un vice fatal en l’espèce. Quoi qu’il en soit, si je me trompe sur ce dernier point, j’arrive au même résultat en examinant le mérite du raisonnement de l’Agente, qui m’apparaît déraisonnable en l’espèce.

[10]           À première vue, compte tenu de la preuve documentaire et de son statut de demandeur d’asile débouté et interdit de territoire au Canada pour motif de criminalité, le demandeur avait des arguments très sérieux à faire valoir devant l’Agente ERAR au niveau de l’existence d’un risque personnalisé que l’on croit ou non son histoire. S’agissant de l’absence d’un risque objectif de retour en RDC, l’Agente note que le demandeur a déposé plusieurs éléments de preuve démontrant que certains demandeurs d’asile déboutés, et particulièrement ceux revenant du Royaume-Uni, sont à risque. Mais l’Agente s’empresse de préciser que c’est uniquement parce qu’ils sont considérés par la RDC comme des « combattants » – puisque la RDC considère la diaspora du Royaume-Uni comme étant des militants qui sont contre le gouvernement. L’Agente conclut donc que le demandeur n’a pas démontré qu’un demandeur d’asile débouté, revenant du Canada, court un risque personnalisé.

[11]           Je ne suis pas satisfait en l’espèce que le raisonnement plus haut de l’Agente fournit une assise logique rationnelle pour conclure que le risque n’est pas personnalisé, d’autant plus que la preuve documentaire objective est éloquente au niveau des nombreuses atteintes aux droits humains perpétrées par les autorités de la RDC. D’ailleurs, présentement, il existe au Canada un moratoire des déportations en RDC sauf les cas de criminalité : l’expulsion du demandeur va donc attirer l’attention des autorités qui pourront facilement déterminer que non seulement il a été renvoyé pour criminalité, mais également qu’il est un demandeur d’asile débouté. De plus, le demandeur a présenté à l’Agente de nombreux éléments de preuve, émanant surtout du Royaume-Uni, qui font état de nombreux risques auxquels les demandeurs d’asile déboutés font face à leur retour en RDC, incluant des arrestations, interrogations et mauvais traitements pouvant aller jusqu’à la torture. Or, contrairement aux conclusions tirées par l’Agente, il ne semble pas évident, au premier abord, que ces mauvais traitements soient limités aux individus expulsés de Grande-Bretagne ou qui sont des militants, activistes ou politiciens.

[12]           La demande de contrôle judiciaire sera donc accueillie et l’affaire retournée pour reconsidération par un agent différent. Aucune question n’a été proposée pour certification par le défendeur et je suis d’accord avec son procureur qu’il n’est pas opportun de certifier aujourd’hui la question proposée par le procureur du demandeur portant sur l’exercice du pouvoir ministériel de tenir ou non une audition, dans le cas où la SPR ne s’est pas prononcée de manière spécifique sur la crédibilité des allégations faites par un demandeur d’asile en vertu des articles 96 et 97 de la Loi.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision négative de l’Agente ERAR est cassée et l’affaire retournée pour reconsidération, après la tenue d’une audience, par un agent différent. Aucune question n’est certifiée.

« Luc Martineau »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7199-14

 

INTITULÉ :

FABRICE MATINGOU-TESTIE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 mai 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS :

LE 20 mai 2015

 

COMPARUTIONS :

Me Myrdal Firmin

 

Pour le demandeur

 

Me Gretchen Timmins

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Myrdal Firmin

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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