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Date : 20150429


Dossier : T‑1082‑14

Référence : 2015 CF 556

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Montréal (Québec), le 29 avril 2015

En présence de madame la juge St‑Louis

ENTRE :

ROBERT SANDERS

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 2 avril 2014 par le Tribunal des anciens combattants (révision et appel) (le Tribunal) rejetant la demande, présentée par monsieur Sanders, de réexamen de la décision du 27 avril 1994 du Tribunal d’appel des anciens combattants (la décision du Tribunal d’appel de 1994), qui avait confirmé la décision de lui refuser une pension en vertu du paragraphe 21(2) de la Loi sur les pensions, LRC 1985, c P‑6 (la Loi sur les pensions).

I.                   Contexte

[2]               Monsieur Robert Sanders est entré dans les Forces canadiennes en mai 1981. En mars 1989, il a été muté à Cold Lake, en Alberta, où il a travaillé comme technicien de cellules d’aéronef jusqu’à la mi‑juin 1990. Il a été affecté à l’atelier des composantes d’août à décembre 1989.

[3]               En octobre 1989, M. Sanders a consulté un médecin parce qu’il avait mal au cou et il a été admis à l’hôpital quelques jours plus tard. À l’examen, une certaine faiblesse a été observée du côté droit et un diagnostic de cervicalgie a été posé. M. Sanders a de nouveau consulté un médecin quelques mois plus tard et ses troubles médicaux ont fait l’objet d’un suivi pendant plusieurs années.

[4]               Après qu’il eut consulté un certain nombre d’experts, le diagnostic de démence a été proposé en 1990 et le diagnostic de [traduction] « démence précoce et anxiété superposée » a été établi en janvier 1992.

[5]               En septembre 1991, M. Sanders a présenté une demande de pension devant la Commission canadienne des pensions (la Commission), alléguant que sa démence était liée à sa surexposition à des produits chimiques pendant son service militaire.

[6]               Le 23 novembre 1992, la Commission lui a refusé une pension, concluant que sa démence n’ouvrait pas droit à pension puisque ni le trouble lui-même ni son aggravation ne découlaient de son service militaire en temps de paix, ni n’étaient directement liés à ce service, au sens du paragraphe 21(2) de la Loi sur les pensions, dont une copie est jointe en annexe. La Commission n’a pu trouver d’éléments prouvant que M. Sanders a été surexposé à des produits chimiques pendant la période pertinente.

[7]               Le 11 août 1993, le Conseil de révision des pensions a confirmé la décision de la Commission et a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves pour [traduction] « lier l’exposition [de M. Sanders] à des produits chimiques toxiques pendant son travail comme technicien de cellules en 1989 ».

[8]               M. Sanders a porté la décision devant le Tribunal d’appel des anciens combattants (le Tribunal d’appel) qui, le 27 avril 1994, a confirmé la décision refusant la pension. Le Tribunal d’appel a examiné la preuve, qu’il a qualifiée d’[traduction] « insuffisante » pour appuyer les allégations de M. Sanders selon lesquelles sa démence était attribuable à son service dans la Force régulière en temps de paix.

[9]               Le Tribunal d’appel a également conclu que [traduction] « la preuve médicale ne permet absolument pas de tirer une conclusion positive », qu’« attribuer une cause chimique à la démence c’est, selon toute probabilité, conjecturer à ce moment‑ci », qu’il n’y avait pas de « preuve acceptable de l’exposition » et qu’il n’y avait pas de « preuves convaincantes ».

[10]           Le 17 janvier 2014, le Tribunal a reçu de M. Sanders la demande de réexamen de la décision de 1994 du Tribunal d’appel. M. Sanders alléguait que le Tribunal d’appel avait commis une erreur de droit; il a également présenté de nouveaux éléments de preuve censés être suffisamment persuasifs pour exiger que l’affaire soit réexaminée.

[11]           Le 2 avril 2014, le Tribunal a refusé la demande de réexamen de M. Sanders. Il n’a pu conclure qu’une erreur de droit avait été commise dans cette affaire, il s’est dit d’accord avec le Tribunal d’appel à propos du manque de preuves crédibles ayant été présentées au sujet de l’exposition et, puisqu’il n’a pas admis les nouveaux éléments de preuve, n’a pu conclure qu’il faudrait rouvrir l’affaire pour en examiner davantage le bien-fondé. C’est cette décision qui est visée par le présent contrôle judiciaire.

[12]           La Cour est sensible à la situation de M. Sanders; toutefois, pour les motifs expliqués ci‑après, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

II.                Question préliminaire

[13]           M. et Mme Sanders ont chacun présenté un affidavit à l’appui du présent contrôle judiciaire. Dans son affidavit, M. Sanders fait référence à des documents qui ne se trouvent pas dans le dossier certifié du tribunal (DCT) et demande à la Cour de les accepter parce que le Tribunal en a très probablement été saisi, mais qu’ils n’ont pas été inclus dans le DCT pour des raisons inconnues.

[14]           La Cour s’appuie sur le DCT pour savoir quels étaient les documents dont le décideur disposait (McAllister c Canada (Procureur général), 2013 CF 689, au paragraphe 48) et, en l’absence d’une démonstration et d’explications claires, elle ne peut accepter l’affirmation de M. Sanders selon laquelle le DCT est incomplet. Les pièces de M. Sanders qui ne faisaient pas partie du DCT ainsi que l’affidavit de Mme Sanders ne seront par conséquent pas pris en compte dans le présent contrôle judiciaire.

III.             Question à trancher

[15]           Comme l’a mentionné M. Sanders, la Cour doit décider si le Tribunal a correctement appliqué l’article 39 de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), LC 1995, c 18 (la Loi).

IV.             Norme de contrôle judiciaire

[16]           La Cour convient avec les parties qu’il s’agit d’une question mixte de fait et de droit et que, donc, la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer est celle du caractère raisonnable (Quann c Canada (Procureur général), 2013 CF 460, au paragraphe 21).

V.                Observations des parties

A.                M. Robert Sanders

[17]           M. Sanders allègue qu’il était déraisonnable pour le Tribunal de maintenir la décision de 1994 du Tribunal d’appel et que, à l’encontre de l’article 39 de la Loi, il n’a pas tiré les conclusions requises en sa faveur et lui a donc refusé la pension à laquelle il a droit.

[18]           En ce qui concerne les faits, M. Sanders fait valoir qu’il se portait bien au moment où il a été muté à Cold Lake, que la preuve montre qu’il a alors été exposé à des produits chimiques et que c’est cette exposition qui a causé sa démence.

[19]           M. Sanders allègue que les éléments de preuve concernant le lien de causalité ne sont pas contredits puisqu’ils montrent que l’origine de ses problèmes de santé est soit inconnue, soit liée à l’exposition à des produits chimiques.

[20]           M. Sanders allègue que la preuve a été considérée comme crédible, puisqu’aucun des décideurs n’en a conclu autrement, qu’il n’est pas dit que la preuve « n’est pas crédible » et que le Tribunal a commis une erreur lorsqu’il l’a qualifiée ainsi.

[21]           En particulier, M. Sanders prétend que le Tribunal d’appel a tiré des conclusions en ce qui concerne le caractère suffisant de la preuve et le poids à accorder aux différents éléments de preuve, mais n’a pas conclu que la preuve n’était pas crédible. M. Sanders allègue donc que le Tribunal a confondu l’analyse du caractère suffisant effectué par le Tribunal d’appel avec une conclusion sur la crédibilité lorsqu’il a dit accepter [traduction] « la décision antérieure à propos de l’absence de ces preuves [crédibles] dans la présente affaire ».

[22]           Par conséquent, ayant fourni des preuves crédibles et non contredites établissant sa démence et ayant également établi que cette démence a été causée par l’exposition à des produits chimiques lorsqu’il était technicien de cellules, M. Sanders a satisfait à l’alinéa 39b) de la Loi et a fait intervenir l’application de l’alinéa 39c), de sorte que tous les doutes doivent être résolus en sa faveur.

[23]           Comme preuve de l’exposition à des produits chimiques, M. Sanders attire en particulier notre attention sur les documents suivants : le rapport du profil de l’exposition de Shawn Mulvenna daté du 20 février 1992 (rapport Mulvenna), l’avis médical du Dr D.A. Salisbury daté du 31 août 1992 (avis médical Salisbury), le rapport de l’inspection prévue à la partie II du Code canadien du travail, daté du 1er juin 1993 (rapport de Travail Canada), l’avis médical du Dr Ted Haines énoncé dans une lettre datée du 7 mai 1993 (avis médical Haines), l’avis médical du Dr John Molot formulé dans la lettre datée du 31 mars 1994 (avis médical Molot), le rapport du ministère de la Défense nationale sur une enquête sur l’hygiène industrielle effectuée au cours d’une visite des locaux, OTMAB (organisation des techniques de maintenance des aéronefs de la base), BFC Cold Lake (rapport du MDN), un article intitulé « Skin Absorption of Solvents » (article sur l’absorption des solvants par la peau), ainsi qu’un extrait d’un manuel sur la neurotoxicité des solvants (manuel sur la neurotoxicité des solvants). J’examinerai ces documents à la section de l’analyse.

[24]           Enfin, en ce qui concerne les mesures correctives, M. Sanders allègue que, si sa demande est accueillie, la décision de la Cour ne peut mener qu’à un seul résultat, l’octroi d’une pension, et que la Cour devrait renvoyer la question au Tribunal, accompagnée de ses directives.

B.                 Le défendeur

[25]           Le défendeur souligne les antécédents médicaux de M. Sanders : maux de tête, commotions cérébrales et traumatisme crânien, et prétend que ses problèmes de santé ont commencé dès 1980.

[26]           Le défendeur allègue que la décision du Tribunal est raisonnable puisque le Tribunal d’appel a tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité des preuves visant à établir le lien de cause à effet, et que, de toute façon, ces preuves étaient insuffisantes pour prouver, selon la prépondérance des probabilités, que les troubles médicaux de M. Sanders découlaient de son service militaire. Le défendeur allègue que le Tribunal d’appel s’est par conséquent acquitté de ses obligations au titre de l’alinéa 39c) de la Loi.

[27]           L’avis des experts à propos de l’origine de la démence de M. Sanders n’était pas neutre et la conclusion du Tribunal d’appel selon laquelle les opinions exprimées au sujet du lien de causalité étaient sans fondement factuel constituait, de fait, une conclusion défavorable quant à la crédibilité.

[28]           Le défendeur allègue que, bien que l’alinéa 39c) de la Loi prévoie que toute incertitude doit être tranchée en faveur du demandeur lorsque le tribunal apprécie la preuve, M. Sanders doit tout de même établir un lien de cause à effet entre le problème de santé qu’il dit avoir et son service militaire.

[29]           Le défendeur allègue de plus que le Tribunal a eu raison de conclure que les nouveaux documents soumis par M. Sanders n’étaient pas acceptables comme « preuves nouvelles ».

[30]           Enfin, le défendeur allègue que la Cour n’a pas compétence pour ordonner au Tribunal d’accorder une pension à M. Sanders.

VI.             Analyse

A.                Principes généraux

[31]           Pour avoir droit à une pension, M. Sanders doit établir que les exigences énoncées à l’alinéa 21(2)a) de la Loi sur les pensions, dont le texte est joint en annexe, ont été respectées.

[32]           Selon ces exigences, M. Sanders devait présenter des éléments de preuve démontrant, selon la prépondérance des probabilités, que ses troubles sont consécutifs ou rattachés directement à son service militaire; il devait établir un lien de cause à effet (Boisvert c Canada (Procureur général), 2009 CF 735, au paragraphe 24; Lunn c Canada (Anciens Combattants), 2010 CF 1229, au paragraphe 67).

[33]           Les articles 3 et 39 de la Loi, reproduits en annexe, donnent quant à eux des instructions sur la façon dont les éléments de preuve doivent être considérés. Aux termes de ces articles, toutes les conclusions doivent être tirées et tous les doutes raisonnables doivent être dissipés en faveur du demandeur lorsque des éléments de preuve crédibles et non contredits sont présentés, à moins qu’on ne conclue à une absence de vraisemblance. Ces articles ne dispensent toutefois pas le demandeur de prouver le lien de cause à effet entre ses troubles médicaux et son service militaire.

B.                 Lien de causalité

[34]           Le Tribunal a confirmé la conclusion du Tribunal d’appel selon laquelle il n’y a pas de preuves de l’exposition et donc il n’y a pas de lien de cause à effet entre le service militaire de M. Sanders et ses troubles médicaux. Après examen de la preuve, j’estime que cette conclusion est raisonnable.

[35]           Dans son mémoire, M. Sanders fait mention de certaines preuves médicales étayant son affirmation selon laquelle le lien de causalité a été établi. Il vaut la peine de souligner les extraits pertinents des rapports médicaux sur lesquels il s’appuie pour établir la causalité.

1.   Rapport Mulvenna

[traduction] M. Sanders a utilisé un certain nombre de produits chimiques pendant son travail. Le produit le plus fréquemment utilisé a été le varsol. Souvent, si M. Sanders n’utilisait pas le varsol directement, il était exposé aux vapeurs d’une source voisine. C’était le cas pendant le dégraissage des aéronefs dans les aires de service et, très probablement, en tout temps lorsqu’il se trouvait dans l’atelier des composantes, par suite de la présence de la cuve de varsol pour le dégraissage.

Le profil d’exposition indique que les deux principales voies d’entrée dans le corps dans le cas [sic] de M. Sanders sont l’inhalation et l’absorption par la peau. L’absorption par la peau peut avoir été particulièrement importante pour le carburéacteur et le fluide hydraulique.

2.   Avis médical Salisbury

[traduction] Il se peut que les symptômes du Cpl Sanders aient été causés par ce genre d’exposition. La difficulté consiste maintenant à établir s’ils ont été causés par cette exposition, ou non.

Les symptômes correspondent à ce que nous savons de l’exposition aux solvants. Donc, le diagnostic est biologiquement plausible.

En fait, il faudrait postuler que le Cpl Sanders est particulièrement sensible à ces produits chimiques pour accepter qu’ils sont la cause de ses problèmes.

Tout compte fait, bien qu’il soit possible que les problèmes du Cpl Sanders aient été causés par une exposition à des substances toxiques, c’est improbable. [Non souligné dans l’original.]

3.   Rapport de Travail Canada

[traduction] Des gants appropriés pour les divers types de produits chimiques, en particulier les solvants, n’ont pas été fournis.

Le programme de formation des employés est inadéquat en ce que les fiches signalétiques et les fiches d’information sur les matières dangereuses ne sont pas utilisées ou ne sont pas suffisamment comprises pour que les employés protègent leur santé contre l’exposition aux produits chimiques.

4.   Avis médical Haines

[traduction] L’absence de facteurs de confusion importants, sa fonction prémorbide très élevée, l’absence d’autres diagnostics précis ainsi que la stabilisation de son état neuropsychologique après que l’exposition a cessé indiquent tous que ses troubles médicaux sont associés à son travail.

Le seul point sur lequel l’opinion du Dr Salisbury et la mienne semblent diverger concerne l’exposition. Selon lui, « la dose reçue est minime ». Mon information est différente et il est évident d’après ce qui m’a été dit que l’exposition aérienne et de la peau aux solvants a été importante.

À la lumière de ce qui précède, j’estime qu’il est plausible que les déficits neurocognitifs de M. Sanders soient liés à l’exposition aux solvants lorsqu’il travaillait comme technicien de cellules ». [Non souligné dans l’original.]

5.   Avis médical Molot

[traduction] J’ai l’impression, après avoir évalué les antécédents de M. Sander et l’information se trouvant dans son dossier médical, que le système nerveux central de M. Sanders a subi des dommages importants secondaires à l’exposition chronique et répétée de sa peau et de son système respiratoire à des composés organiques volatils. [Non souligné dans l’original.]

6.   Rapport du MDN

[traduction] Le Cpl Sanders a été exposé à un certain nombre de produits chimiques pendant qu’il travaillait à Cold Lake. Le varsol est le seul agent chimique auquel l’exposition a pu être importante, en raison de l’absence de système de ventilation par extraction à la source dans les lieux de travail et l’inadéquation des gants de protection utilisés. [Non souligné dans l’original.]

7.   Article sur l’absorption des solvants par la peau

[traduction] La possibilité d’absorption par la peau est élevée lorsque les mains sont immergées dans le solvant, que les vêtements ou les gants de tissu s’imprègnent de solvant ou lorsque la brume mouille la peau.

8.   Manuel sur la neurotoxicité des solvants

[traduction] À la suite de l’exposition pendant le travail à des mélanges de solvants ainsi que pendant l’abus, des symptômes neuropsychiatriques aigus se manifestent.

La dégradation légère d’un certain nombre de fonctions psychologiques indique une encéphalopathie toxique chronique diffuse, qui peut devenir stationnaire si l’exposition cesse pendant au moins 2 à 3 ans. L’atrophie cérébrale a été démontrée chez certains patients ayant des problèmes chroniques.

[36]           L’assertion du rapport Mulvenna selon laquelle M. Sanders a été exposé à des produits chimiques est fondée sur des entrevues téléphoniques avec M. Sanders, sur un document préparé par M. Sanders qui décrit son travail pendant qu’il était à Cold Lake, sur un croquis de l’atelier des composantes effectué par M. Sanders et sur les fiches signalétiques fournies par les militaires. M. Mulvenna a précisé que son rapport repose sur l’information communiquée par M. Sanders, que l’analyse ne comporte pas beaucoup de données empiriques et que les composantes du varsol, du carburéacteur et du fluide hydraulique ne sont pas connues. Compte tenu du manque de renseignements sur la composition de ces produits chimiques, M. Mulvenna a dit expressément que plus de recherches étaient nécessaires et que certaines conclusions étaient fondées sur des hypothèses.

[37]           J’estime que l’avis médical du Dr Salisbury est défavorable à M. Sanders, puisqu’il conclut qu’il est [traduction] « improbable » que ses problèmes aient été causés par l’exposition à des produits chimiques. En ce qui concerne l’avis médical Haines, le Dr Haines a écrit une lettre datée du 31 mars 1992 dans laquelle il mentionne que son opinion était fondée sur le rapport Mulvenna, lui-même fondé uniquement sur l’information de M. Sanders. Le Dr Haines a également indiqué dans son avis médical du 7 mai 1993 que son opinion diffère de celle du Dr Salisbury à propos du niveau d’exposition de M. Sanders aux produits chimiques et que son opinion sur ce point reposait sur ce qui lui a été dit. L’avis médical Molot s’appuie également sur le rapport Mulvenna en ce qui concerne la preuve de l’exposition.

[38]           Les seuls rapports fondés sur des faits sont celui de Travail Canada, qui mentionne que des gants appropriés pour les divers types de produits chimiques, en particulier les solvants, n’ont pas été fournis, et le rapport du MDN concluant que M. Sanders a pu être exposé au varsol. En ce qui concerne les deux articles, s’ils fournissent de l’information utile sur les dommages que l’exposition aux produits chimiques peut causer, ils ne peuvent établir qu’il y a en fait eu exposition et que cette exposition a provoqué les troubles médicaux de M. Sanders.

[39]           Pour que le témoignage d’opinion d’un expert puisse avoir « une valeur probante » (R c Abbey, [1982] 2 RCS 24, au paragraphe 52), il faut d’abord conclure à l’existence des faits sur lesquels se fonde l’opinion. Dans la présente affaire, le témoignage d’opinion est, pour la plus grande partie, fondé sur le témoignage de M. Sanders, sans aucune autre preuve vraiment admissible pour établir son fondement. La situation est semblable à celle à laquelle la Cour fédérale d’appel a été confrontée lorsqu’elle a dit dans Wannamaker c Canada (Procureur général), 2007 CAF 126 [Wannamaker], au paragraphe 31, que :

La seule preuve d’une blessure provient de M. Wannamaker, soit directement soit indirectement dans les avis médicaux et le Tribunal a jugé sa preuve peu fiable, pour les motifs mentionnés précédemment.

De plus, même lorsque la preuve ne repose pas seulement sur le témoignage de M. Sanders, elle reste non concluante. Par exemple, le rapport du MDN ne fait référence qu’à une exposition qui [traduction] « a pu être importante ».

C.                 Conclusion quant à la crédibilité

[40]           La Cour d’appel fédérale a donné au paragraphe 6 de Wannamaker des directives concernant la définition de la preuve crédible : « La preuve est crédible si elle est plausible, fiable et logiquement capable d’établir la preuve du fait en question. »

[41]           Dans son analyse de l’erreur de droit alléguée, le Tribunal a cité un extrait de la décision de 1994 du Tribunal d’appel dans laquelle celui‑ci mentionne qu’il [traduction] « ne trouve toujours pas de preuve acceptable qui dissiperait le doute quant au lien entre l’exposition éventuelle et l’apparition de la démence de l’appelant ». Cet extrait montre que « non seulement le tribunal estimait‑il qu’aucun doute n’était soulevé, mais il était convaincu qu’il n’y avait aucune preuve quelconque au soutien de l’argument de l’appelant selon lequel il n’y avait aucun lien » entre la condition de M. Sanders et son service militaire. La preuve n’était pas suffisante pour faire naître des doutes (Elliot c Canada (Procureur général), 2003 CAF 298, aux paragraphes 40‑43 (Elliot)).

[42]           M. Sanders allègue que le Tribunal ne lui a pas donné le bénéfice du doute et s’est trompé en disant que la preuve n’était pas crédible puisque le Tribunal d’appel n’était pas parvenu à cette conclusion. M. Sanders conteste l’énoncé suivant du Tribunal :

[traduction] Bien que le Tribunal tienne compte des commentaires relatifs au fardeau de la preuve, il doit faire remarquer que cela ne fait pas disparaître la nécessité de présenter des preuves crédibles; dans cette affaire, le Tribunal accepte la décision antérieure à propos de l’absence de ces preuves dans la présente affaire. [Non souligné dans l’original.]

[43]           Le Tribunal d’appel a conclu, entre autres, que [traduction] « bien que le présent Tribunal soit tenu de trancher toute incertitude en faveur de l’appelant, conformément au paragraphe 10(5) de la Loi sur le Tribunal d’appel des anciens combattants, il n’est pas tenu de souscrire à la thèse selon laquelle les spéculations constituent des preuves suffisantes pour faire naître des doutes ». J’estime que les mots utilisés par le Tribunal d’appel lorsqu’il a parlé de preuves [traduction] « spéculatives » et non « convaincantes », ainsi que la déclaration du Tribunal d’appel selon laquelle il n’y avait pas de [traduction] « preuve acceptable de l’exposition à des agents chimiques » et d’après laquelle l’avis médical [traduction] « ne permet absolument pas de tirer une conclusion favorable » équivaut à déterminer qu’il n’y a pas de preuves crédibles (voir Elliott, au paragraphe 40).

[44]           M. Sanders affirme que [traduction] « compte tenu que la preuve dont le Tribunal a été saisi était crédible et qu’il a accepté cette preuve comme il était tenu de le faire aux termes de l’alinéa 39b), il était raisonnable et exigé par l’alinéa 39a) de conclure à l’existence d’un lien de cause à effet en faveur de M. Sanders ».

[45]           J’ai déjà conclu que la façon dont le Tribunal d’appel a parlé de la preuve équivaut à conclusion selon laquelle celle‑ci n’était pas crédible. J’ajouterais que les articles 3 et 39 de la Loi ne conduisent pas automatiquement à accorder une pension lorsque des blessures sont alléguées (Weare c Canada (Procureur général) (1998), 153 FTR 75, au paragraphe 19). Comme le dit Hall c Canada (Procureur général) (1998), 152 FTR 58, au paragraphe 19 :

Bien que le demandeur affirme à juste titre que les éléments de preuve non contredits qu’il soumet doivent être acceptés à moins que l’on conclue à une absence de vraisemblance et que les conclusions qui lui sont les plus favorables doivent être tirées et que toute incertitude quant au bien-fondé de sa demande doit être tranchée en sa faveur, le demandeur est quand même tenu de démontrer que le trouble médical dont il souffre présentement découle de son service militaire ou y est rattaché. En d’autres termes, il doit faire la preuve d’un lien de causalité.

[46]           Bien que l’article 39 exige que la preuve présentée par l’ancien combattant soit évaluée sous le « jour lui étant le plus favorable possible », le Tribunal peut tout de même conclure que l’ancien combattant  n’a pas droit à une pension lorsqu’il n’a pas prouvé, selon la prépondérance des probabilités, les faits nécessaires pour établir le droit à une pension (Wannamaker, au paragraphe 5).

[47]           Dans Bremner c Canada (Procureur général), 2006 CF 96 au paragraphe 23, la Cour conclut que la preuve fondée sur des conjectures n’entraîne pas l’application de l’alinéa 39b) de la Loi :

D’abord, l’alinéa b) oblige le Tribunal à « accepte[r] tout élément de preuve non contredit » que lui présente le demandeur et « qui lui semble vraisemblable en l’occurrence ». À mon avis, la preuve n’est pas « contredite » s’il n’existe pas une preuve matérielle incompatible ou une opinion contraire qui, après examen conforme aux exigences de la Loi, se révèle manifestement plus crédible. En l’espèce, il n’y avait aucune preuve du genre. Les preuves que le Tribunal avait devant lui étaient des opinions contradictoires, toutes fondées sur des conjectures. [Non souligné dans l’original.]

[48]           Je suis donc d’avis que le Tribunal n’a pas commis d’erreur susceptible de contrôle. La preuve ne pouvait faire naître de doute quant au lien de causalité et la décision du Tribunal doit être maintenue.

VII.          Conclusion

[49]           La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.    La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.    Les dépens sont adjugés au défendeur.

« Martine St‑Louis »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


ANNEXE

Loi sur les pensions, LRC, 1985, c P-6

21. […]

Milice active non permanente ou armée de réserve en temps de paix

(2) En ce qui concerne le service militaire accompli dans la milice active non permanente ou dans l’armée de réserve pendant la Seconde Guerre mondiale ou le service militaire en temps de paix :

a) des pensions sont, sur demande, accordées aux membres des forces ou à leur égard, conformément aux taux prévus à l’annexe I pour les pensions de base ou supplémentaires, en cas d’invalidité causée par une blessure ou maladie — ou son aggravation — consécutive ou rattachée directement au service militaire

Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), LC 1995, c 18)

Principe général

3. Les dispositions de la présente loi et de toute autre loi fédérale, ainsi que de leurs règlements, qui établissent la compétence du Tribunal ou lui confèrent des pouvoirs et fonctions doivent s’interpréter de façon large, compte tenu des obligations que le peuple et le gouvernement du Canada reconnaissent avoir à l’égard de ceux qui ont si bien servi leur pays et des personnes à leur charge.

Règles régissant la preuve

39. Le Tribunal applique, à l’égard du demandeur ou de l’appelant, les règles suivantes en matière de preuve :

a) il tire des circonstances et des éléments de preuve qui lui sont présentés les conclusions les plus favorables possible à celui-ci;

b) il accepte tout élément de preuve non contredit que lui présente celui-ci et qui lui semble vraisemblable en l’occurrence;

c) il tranche en sa faveur toute incertitude quant au bien-fondé de la demande.

Pension Act, RSC, 1985, c P-6

21. […]

Service in militia or reserve army and in peace time

(2) In respect of military service rendered in the non-permanent active militia or in the reserve army during World War II and in respect of military service in peace time,

(a) where a member of the forces suffers disability resulting from an injury or disease or an aggravation thereof that arose out of or was directly connected with such military service, a pension shall, on application, be awarded to or in respect of the member in accordance with the rates for basic and additional pension set out in Schedule I;

Veterans Review and Appeal Board Act, SC 1995, c 18)

Construction

3. The provisions of this Act and of any other Act of Parliament or of any regulations made under this or any other Act of Parliament conferring or imposing jurisdiction, powers, duties or functions on the Board shall be liberally construed and interpreted to the end that the recognized obligation of the people and Government of Canada to those who have served their country so well and to their dependants may be fulfilled.

Rules of evidence

39. In all proceedings under this Act, the Board shall

(a) draw from all the circumstances of the case and all the evidence presented to it every reasonable inference in favour of the applicant or appellant;

(b) accept any uncontradicted evidence presented to it by the applicant or appellant that it considers to be credible in the circumstances; and

(c) resolve in favour of the applicant or appellant any doubt, in the weighing of evidence, as to whether the applicant or appellant has established a case.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1082‑14

 

INTITULÉ :

ROBERT SANDERS c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

CALGARY (ALBERTA)

DATE DE L’AUDIENCE :

le 17 MARS 2015

jugement et motifs :

la juge ST‑LOUIS

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 29 AVRIL 2015

COMPARUTIONS :

Daniel Johnson

Duncan Marsden

pour le demandeur

Darcie Charlton

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Borden Ladner Gervais LLP

Calgary (Alberta)

pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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