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Date: 20150216


Dossier : T-167-15

Référence : 2015 CF 192

Ottawa (Ontario), le 16 février 2015

En présence de monsieur le juge de Montigny

ENTRE :

CENTRE QUÉBÉCOIS DU DROIT DE L'ENVIRONNEMENT

ET

FRANCE LAMONDE

requérants

et

OFFICE NATIONAL DE L'ÉNERGIE

ET

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

ET

OLÉODUC ÉNERGIE EST LTÉE

intimés

ORDONNANCE

CONSIDÉRANT la requête visant essentiellement à obtenir de cette Cour une injonction interlocutoire avant instance ordonnant à l’Office National de l’Énergie (l’Office) de suspendre les dates limites pour déposer une demande de financement et de participation dans le cadre de l’évaluation de la demande d’Oléoduc Énergie Est Ltée (Énergie Est) visant la construction d’un réseau pipelinier, et ce jusqu’à la première des deux dates suivantes : la publication du rapport du Commissaire aux langues officielles relativement à la plainte déposée le 15 décembre 2014 par le Centre québécois du droit de l’environnement (CQDE), ou l’inclusion d’une version française des documents essentiels de la demande d’Énergie Est sur le site internet de l’Office;

AYANT LU le dossier de requête des requérants, le dossier de réponse du Procureur général du Canada et le plan d’argumentation déposé par Énergie Est lors de l’audition;

AYANT ENTENDU les parties, de même que les procureurs de l’Office et du Commissaire aux langues officielles (le Commissaire) lors de la séance générale de cette Cour tenue à Montréal le 10 février 2015;

AYANT ACCUEILLI la requête d’Énergie Est pour être constituée comme partie à l’instance, les requérants et les intimés ne s’y objectant pas;

CONSIDÉRANT les trois critères qui doivent être remplis pour obtenir une injonction interlocutoire, à savoir l’existence d’une question sérieuse, un préjudice irréparable et la balance des inconvénients;

ÉTANT DONNÉ les motifs qui suivent :

Le 4 mars 2014, Énergie Est et TransCanada PipeLines Limited (TransCanada) ont déposé auprès de l’Office une description de leur projet Énergie Est (le Projet). Le 30 octobre 2014, Énergie Est et TransCanada ont déposé une demande à l’Office en vertu de l’article 52 de la Loi sur l’Office national de l’énergie, LRC 1985, ch N-7 (la Loi), afin d’obtenir un certificat d’utilité publique pour construire et opérer le réseau pipelinier d’Oléoduc Énergie Est Ltée, soit un réseau de pipelines de près de 4 500 km entre l’Alberta et le Nouveau-Brunswick. Il appert de ce projet que plus de 1 500 km de nouvelles sections de pipeline devront être construites, dont plus de 700 km sur le territoire du Québec. La demande d’autorisation prévoit également la construction de 11 stations de pompage en sol québécois, et l’implantation d’un terminal et d’un port pétrolier sur les berges et dans les eaux du fleuve St-Laurent. Cette demande comporte plus de 30 000 pages de documents.

Le projet est assujetti au processus d’approbation de l’Office, constitué en vertu de l’article 3 de la Loi. Les responsabilités de l’Office comprennent la règlementation de la construction et l’exploitation des pipelines qui franchissent les limites d’une province. L’article 52 de la Loi confie notamment à l’Office la responsabilité d’évaluer les demandes de promoteurs pour construire et opérer un réseau pipelinier et de présenter un rapport au ministre des Ressources naturelles avec ses recommandations quant à l’émission d’un certificat d’utilité publique. Conformément à l’article 54 de la Loi, c’est le gouverneur en conseil qui décide ultimement s’il donne à l’Office, par décret, instruction de délivrer un certificat d’utilité publique à l’égard du pipeline et de l’assortir de conditions.

La demande d’Énergie Est a été déposée auprès de l’Office principalement en langue anglaise. Une version française des 12 volumes de la demande, des 8 volumes de l’évaluation environnementale (sous réserve de certaines annexes à caractère technique), ainsi que de tous les chapitres relatifs à la portion québécoise du projet est néanmoins disponible sur le site internet d’Énergie Est, auquel le site internet de l’Office réfère par un hyperlien.

Le 22 décembre 2014, l’Office a émis des directives relativement à la distribution et à la diffusion des copies de la demande d’Énergie Est pour consultation par le public. L’Office ordonne notamment à Énergie Est de remettre des copies de sa demande à plusieurs endroits énumérés dans une annexe, de tenir compte des besoins linguistiques des populations locales ainsi desservies et au besoin, d’envoyer les parties de la demande aussi produite en français.

Le 15 décembre 2014, le CQDE a transmis à l’Office une « requête aux fins de demander à l’Office de ne pas procéder dans le dossier Énergie-Est de TransCanada PipeLines Limited tant et aussi longtemps qu’une version officielle française de la Demande de cette compagnie ne sera pas disponible sur le site de l’Office ». Cette demande a été rejetée le 6 janvier 2015 par l’Office, et une demande de révision de cette décision a également été rejetée le 3 février 2015.

Le 15 décembre 2014, le CQDE a également formulé une plainte auprès du Commissaire. Cette plainte est présentement sous enquête et fait apparemment l’objet d’un traitement prioritaire. Le rapport du Commissaire devrait être disponible d’ici la fin mars 2015.

Dans une lettre en date du 6 janvier 2015 adressée aux procureurs d’Énergie Est et de TransCanada, l’Office a décrit le processus qu’il entend généralement suivre relativement à l’approbation de la demande. On y précise que l’Office doit d’abord déterminer si la demande est suffisamment complète pour émettre l’ordonnance d’audience. On indique également que le formulaire de demande de participation sera accessible sur le site internet de l’Office du 3 février au 3 mars 2015. Enfin, l’Office demande à Énergie Est de distribuer un avis de demande de participation à des personnes ou groupes cibles, dont les propriétaires fonciers se trouvant le long du tracé du Projet. Les tierces parties qui désirent participer à l’audience doivent remplir ce formulaire et le déposer auprès de l’Office le ou avant le 3 mars 2015. Les personnes désirant participer à l’audience peuvent aussi déposer une demande d’aide financière pour obtenir des fonds servant à mener leurs activités jusqu’à la présentation de la preuve, en produisant une demande auprès de l’Office en ce sens le ou avant le 23 février 2015.

Pour avoir gain de cause et obtenir l’injonction interlocutoire avant instance qu’ils réclament, les requérants doivent établir, dans un premier temps, que cette Cour a juridiction pour se prononcer sur leur requête et, dans un deuxième temps, que les trois critères dégagés par la Cour suprême dans l’arrêt RJR Macdonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311, pour obtenir une telle injonction ont été rencontrés.

I.                   La juridiction de la Cour fédérale

Les requérants font valoir que la Cour fédérale est compétente pour entendre la présente requête et suspendre le processus de dépôt des demandes de participation et de financement devant l’Office en s’appuyant essentiellement sur l’article 76 de la Loi sur les langues officielles, LRC (1985), ch 31 (4e suppl) (la LLO), lequel prévoit que les recours judiciaires créés par cette loi relèvent de la Cour fédérale. Bien que le contrôle judiciaire des décisions de l’Office relève de la compétence de la Cour d’appel fédérale selon l’alinéa 28(1)f) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), ch F-7 (la LCF), il s’agirait d’une compétence concurrente et non exclusive qui ne saurait écarter le recours spécifique prévu par la LLO.

Bien que cette thèse puisse paraître séduisante au premier abord, elle ne résiste pas à l’analyse. Une lecture attentive de la Loi et de la LCF révèle que l’intention claire du législateur était de faire de la Cour d’appel fédérale la seule cour compétente pour entendre des demandes de contrôle judiciaire ou des appels à l’encontre de décisions prises par l’Office. En effet, l’article 22 de la Loi prévoit qu’une partie qui désire contester une décision de l’Office doit interjeter appel devant la Cour d’appel fédérale, avec l’autorisation de celle-ci. Lorsque la situation ne donne pas ouverture à ce droit d’appel, c’est par voie de demande de contrôle judiciaire à la Cour d’appel fédérale qu’une décision de l’Office peut être contestée. En effet, l’alinéa 28(1)f) de la LCF confère à la Cour d’appel fédérale la compétence exclusive initiale de connaître les demandes de contrôle judiciaire présentées à l’égard de l’Office, sous réserve évidemment de la clause privative qu’énonce l’article 23 de la Loi. Le paragraphe 28(3) de la LCF prévoit par ailleurs que la Cour fédérale n’a pas compétence sur des questions qui relèvent de la Cour d’appel fédérale.

Dans la mesure où la requête en injonction interlocutoire intentée par les requérants vise essentiellement à contester la décision rendue par l’Office le 6 janvier 2015 (et réitérée le 3 février), il m’apparaît clair que cette Cour n’est pas le forum approprié et que le véhicule procédural choisi n’est pas indiqué. Il va de soi que l’on ne saurait faire indirectement ce qu’il n’est pas permis de faire directement. La façon appropriée pour les requérants de demander la suspension de l’instance devant l’Office était de contester la décision de l’Office du 6 janvier 2015 devant la Cour d’appel fédérale, seule compétente pour connaître d’un tel recours à l’encontre d’une décision de l’Office, et de demander par voie de requête incidente la suspension de l’instance devant l’Office pendant la durée de la contestation.

Les requérants ont tenté de faire valoir qu’ils ne pouvaient en appeler de la décision de l’Office parce qu’ils n’étaient pas encore partie à l’audience devant l’Office. Cet argument ne me paraît pas convaincant. Même si les requérants n’ont pas encore demandé et obtenu l’autorisation de participer à l’audience devant l’Office, il n’en demeure pas moins qu’ils sont à l’origine de la décision prise par l’Office le 6 janvier 2015. À ce titre, les requérants se qualifient comme des parties à la procédure dont on veut obtenir la révision en appel. En tout état de cause, il ne me semble pas faire de doute que les requérants pourraient déposer une demande de contrôle judiciaire si un droit d’appel ne leur était pas reconnu : Union of Nova Scotia Indians c Maritimes and Northeast Pipeline Management Ltd, [1999] A.C.F. no 242 (CAF); Arthur c Canada (Procureur Général), [1999] A.C.F. no 1917 (CAF).

Puisque cette Cour n’a pas compétence à l’égard du recours principal, elle ne peut davantage avoir compétence pour accorder un redressement interlocutoire : Inspiration Television Canada Inc c Canada, [1992] 3 C.F. 350; Dong c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] A.C.F. no 10 (CF). Même si la Cour fédérale s’est vue reconnaître une large discrétion quant aux réparations qu’elle pouvait accorder (LCF, art 44), il faut encore qu’elle ait juridiction à l’égard de la personne ou de l’organisme à l’encontre de laquelle ou duquel on veut obtenir réparation. Or, cette Cour a déjà déterminé qu’une réparation à l’encontre de l’Office ne pouvait être accordée que par la Cour d’appel fédérale dans le cadre d’un contrôle judiciaire : Première nation de Sweetgrass c Canada (Procureur général), 2010 CF 535; Evangelical Fellowship of Canada c Canadian Musical Reproduction Rights Agency, [1999] A.C.F. no 1068.

Enfin, l’argument des requérants selon lequel la Cour peut accorder les ordonnances recherchées en s’appuyant sur l’article 76 de la LLO ne me paraît pas davantage pouvoir être retenu. Les conditions objectives autorisant l’exercice du recours prévu à l’article 77 de la LLO ne sont pas encore réalisées. Cette disposition prévoit en effet qu’un recours ne peut être entrepris qu’après réception du rapport d’enquête du Commissaire, ou lorsqu’un délai de six mois s’est écoulé depuis le dépôt de la plainte. Dans la présente affaire, la plainte a été logée le 15 décembre 2014, et le rapport du Commissaire est attendu à la fin du mois de mars 2015. Par conséquent, le recours en vertu de la LLO n’est pas encore né, et le paragraphe 372(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles) prévoit que l’on ne peut obtenir une mesure de sauvegarde de ses droits comme une injonction interlocutoire ou provisoire avant l’introduction d’un recours principal.

Il est vrai que le paragraphe 372(1) des Règles prévoit, de façon exceptionnelle, la possibilité de déposer une requête antérieure à l’instance en cas d’urgence. C’est de cette exception que les requérants tentent de se prévaloir, en fournissant d’ailleurs l’engagement d’introduire le recours prévu à l’article 77 de la LCF dans les 10 jours suivant le rapport du Commissaire, tel que le requiert le paragraphe 372(2) des Règles.

On ne m’a cependant pas persuadé qu’une telle urgence existait en l’occurrence. D’une part, et tel que mentionné plus haut, les requérants peuvent s’adresser à la Cour d’appel fédérale pour contester la décision prise par l’Office le 6 janvier 2015 et demander, de façon accessoire, la suspension des délais devant l’Office. D’autre part, et j’y reviendrai plus longuement lorsque j’aborderai la question du préjudice irréparable, on ne m’a pas convaincu que l’intervention de la Cour est urgente et nécessaire pour préserver les droits des requérants et leur permettre de faire valoir leur point de vue et leurs intérêts légitimes devant l’Office. Ce faisant, la Cour n’entend évidemment pas se prononcer sur le bien-fondé des préoccupations exprimées par les requérants, que ce soit au niveau du processus suivi par l’Office qu’eu égard à l’opportunité du projet lui-même.

Par conséquent, j’estime que la Cour fédérale n’est pas compétente pour entendre la requête. D’autres recours devant la Cour d’appel fédérale s’offrent aux requérants pour contester la décision prise par l’Office le 6 janvier dernier. Bien que cette conclusion suffirait à elle seule pour disposer de la requête, j’aborderai néanmoins les conditions requises pour l’obtention d’une injonction interlocutoire.

II.                La demande d’injonction interlocutoire

En supposant même que la Cour fédérale soit compétente pour entendre la requête des requérants, ces derniers doivent établir que leur recours éventuel sous la LLO soulève une question sérieuse, qu’ils subiront un préjudice irréparable advenant le rejet de leur requête, et que la balance des inconvénients penche en leur faveur.

S’agissant de la question sérieuse, les requérants soutiennent qu’ils ont le droit d’obtenir une version française officielle des « documents essentiels » de la demande déposée par Énergie Est devant l’Office. À leur avis, la traduction qui se trouve sur le site internet d’Énergie Est et à laquelle renvoie le site internet de l’Office ne répond pas aux exigences de la LLO dans la mesure où elle n’a pas été formellement déposée auprès de l’Office et n’a pas été validée par l’Office. Les requérants prétendent qu’ils ont le droit d’obtenir une version officielle française de la demande avant que l’Office puisse procéder à son examen et tenir une audience publique conformément à l’article 35 de la Loi.

Il ne fait aucun doute que c’est la Partie III de la LLO qui trouve application dans le cadre du présent litige. Cette loi vient en effet préciser les pouvoirs et les obligations des institutions fédérales en matière de langues officielles, et la Partie III porte plus spécifiquement sur l’administration de la justice. L’article 11 de la Loi prévoit que l’Office est une cour d’archives, et à ce titre il s’agit clairement d’un tribunal fédéral au sens de l’article 14 de la LLO. Or, cette disposition prévoit que « [l]e français et l’anglais sont les langues officielles des tribunaux fédéraux », et que « chacun a le droit d’employer l’une ou l’autre dans toutes les affaires dont ils sont saisis et dans les actes de procédure qui en découlent ».

Cette disposition est tout à fait conforme aux articles 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 et 16 à 22 de la Loi constitutionnelle de 1982, qui traitent des droits linguistiques en matière judiciaire au Canada. Ces dispositions garantissent ce qu’il est convenu d’appeler un « unilinguisme optionnel » au choix de la personne qui s’exprime : MacDonald c Ville de Montréal, [1986] 1 R.C.S. 460, à la p 496. En d’autres termes, c’est le droit d’utiliser l’une ou l’autre des langues officielles dans toute affaire dont est saisi un tribunal et dans les procédures qui en découlent qui est garanti, et non le droit que la langue officielle utilisée sera comprise par la personne à qui s’adresse la plaidoirie ou la pièce de procédure : Société des Acadiens c Association of Parents, [1986] 1 R.C.S. 549, pp 574-575.

Par conséquent, Énergie Est a le droit d’employer l’une ou l’autre des langues officielles dans le cadre d’une procédure en vertu de l’article 52 de la Loi, tout comme les requérants d’ailleurs. Au surplus, aucune disposition de la Partie III n’impose aux tribunaux de traduire dans l’autre langue officielle les documents déposés aux dossiers de ce tribunal. Tout au plus, le Procureur général du Canada a-t-il l’obligation d’utiliser la langue officielle choisie par l’autre partie dans ses actes de procédure et plaidoiries devant les tribunaux fédéraux (LLO, art 18). Comme cette Cour l’a précisé dans l’arrêt Lavigne c Canada (Développement des ressources humaines), [1995] A.C.F. no 737 au para 15, cette obligation ne s’applique pas à la preuve :

Je ne puis trouver aucun fondement juridique permettant de soutenir que Sa Majesté ou une institution fédérale est tenue de fournir à une partie une traduction des affidavits faits sous serment par ses témoins, lorsque l'affidavit en question est rédigé dans la langue officielle autre que celle qui a été choisie par la partie en question. Dans la mesure où cette obligation découle de la Constitution, de la Charte ou de la Loi sur les langues officielles, elle doit être tirée d'une garantie inscrite dans la Constitution ou du libellé de la Loi. Tel qu'il est mentionné plus haut, la garantie constitutionnelle liée à l'emploi de l'une ou l'autre des langues officielles dans les poursuites judiciaires concerne celui qui rédige les plaidoiries écrites et non celui qui les lit. Il n'existe donc aucun droit constitutionnel permettant à une partie d'exiger les affidavits produits par la partie adverse dans la langue officielle qu'elle a choisie; en conséquence, le gouvernement n'est nullement tenu de fournir une traduction.

Bref, la position des requérants m’apparaît sans fondement en droit, et ne trouve appui ni dans le texte de la Partie III de la LLO, ni dans la jurisprudence qui en découle, ni dans les textes constitutionnels dont ces dispositions se veulent le prolongement. En l’absence d’une disposition législative claire à cet effet, l’on ne saurait imposer à tous les tribunaux administratifs et à toutes les cours visés par la LLO une obligation aussi onéreuse que celle de traduire tous les dossiers qui leur sont soumis.  De façon alternative, les requérants ont soutenu qu’ils pouvaient également se prévaloir de l’article 12 de la LLO, lequel prévoit que « [l]es actes qui s’adressent au public et qui sont censés émaner d’une institution fédérale sont établis ou délivrés dans les deux langues officielles ». Or, cette disposition ne peut clairement pas trouver application dans le présent contexte, puisque la demande déposée par Énergie Est n’émane pas de l’Office.

Les requérants ont invoqué la décision rendue par cette Cour dans l’affaire Picard c Canada (Office de la propriété intellectuelle), 2010 CF 86; cette décision n’appuie cependant pas leur prétention. Dans cette affaire, le demandeur soutenait qu’il avait le droit d’obtenir une version française d’une demande de brevet déposée devant l’Office de la propriété intellectuelle du Canada. Tout en reconnaissant qu’un brevet « s’adresse au public », la juge Tremblay-Lamer a néanmoins écarté l’application de l’article 12 de la LLO au motif que le brevet n’émane pas d’une institution fédérale, mais bien de l’inventeur. La Cour a par ailleurs explicitement rejeté toute obligation que pourrait avoir le Bureau des brevets de traduire les demandes qui lui sont soumises (aux paragraphes 48-49):

D’une part, dans cette situation, un demandeur de brevet sera obligé, s’il veut garder le contrôle de sa demande, de comprendre et d’approuver la traduction qui en est faite. Cela est en contradiction directe avec l’objectif de la Loi sur les langues officielles de mettre en œuvre la garantie constitutionnelle du droit de chacun de communiquer, à sa faculté, avec les institutions fédérales dans l’une ou l’autre des langues officielles.

D’autre part, si l’inventeur est tenu d’approuver la traduction de sa demande sans la comprendre, l’objectif du système de brevets de donner à l’inventeur le contrôle de sa demande et de lui faire porter l’entière responsabilité pour le brevet qui en résulte serait compromis. De plus, en cas de contradiction entre les deux versions du brevet, une interprétation du brevet en fonction des objectifs de l’inventeur, telle que préconisée par la Cour suprême dans l’arrêt Free World, ci-dessus mentionné, deviendrait impossible, à moins de reconnaître que la version « originale » du brevet – celle dans la langue de la demande de l’inventeur – prime sur la traduction. Or, le reconnaître aurait pour effet d’annuler tout bénéfice pour l’égalité linguistique résultant de ce que les deux versions d’un instrument bilingue font également autorité conformément à l’article 13 de la Loi sur les langues officielles.

Ces motifs sont tout aussi valables, me semble-t-il, dans le contexte d’une demande pour la construction d’un réseau pipelinier devant l’Office. Par conséquent, l’article 12 de la LLO ne peut davantage trouver application ici. Il n’en va pas différemment pour la Partie IV de la LLO, également invoquée par les requérants. Cette Partie porte sur les communications avec le public et la prestation des services. Il est clair que l’Office est un organisme exerçant des fonctions quasi-judiciaires et non pas une institution qui dispense des services. Les requérants n’ont d’ailleurs pas étayé leur argumentation à ce chapitre et n’ont pas été en mesure de fournir aucun précédent à l’appui de leurs prétentions.

Bien entendu, les droits linguistiques garantis par la LLO n’épuisent pas les droits dont peuvent se revendiquer les requérants dans le cadre d’une procédure judiciaire ou quasi-judiciaire. Lorsque les droits d’une partie peuvent être affectés au terme d’une telle procédure, les principes d’équité procédurale doivent être respectés. Ces principes ne doivent pas être confondus avec les droits linguistiques, dont le fondement et la portée sont bien différents. Dans l’hypothèse où les requérants pourraient faire la preuve que leur droit d’être entendu par l’Office et de participer pleinement à l’audience qui sera éventuellement tenue serait compromis d’une quelconque façon, notamment parce que les documents soumis par Énergie Est n’ont pas été officiellement déposés dans les deux langues ou traduits par l’Office, ils pourront s’adresser à la Cour d’appel fédérale par voie de demande de contrôle judiciaire ou d’appel. Pour l’instant, une telle preuve n’a pas été faite. Les requérants n’ont pas réussi à démontrer qu’ils ne comprennent pas les enjeux liés à la demande déposée devant l’Office par Énergie Est; en fait, la présente requête tend plutôt à établir le contraire. Qui plus est, comme le note l’Office dans sa décision du 6 janvier, Énergie Est a rendu publique suffisamment d’information en français pour permettre aux personnes concernées de prendre la décision de participer ou non à l’audience. Je note à cet égard que les requérants n’ont pas précisé quels sont les documents « essentiels » qui leur sont incompréhensibles, ou en quoi la traduction fournie par Énergie Est serait insuffisante pour leur permettre de prendre une décision éclairée quant à leur participation.

Pour tous les motifs qui précèdent, je suis donc d’avis que la présente requête ne soulève pas de question sérieuse. Les conditions requises pour obtenir une injonction interlocutoire étant cumulatives, le défaut de remplir cette première condition est fatal et doit nécessairement entrainer le rejet de la requête.

En tout état de cause, les requérants n’ont pas démontré qu’il y a urgence d’agir ou qu’ils subiraient un préjudice irréparable advenant le refus d’accorder l’injonction interlocutoire. Il est vrai que les personnes désirant déposer une demande de financement ou de participation doivent le faire respectivement d’ici le 23 février et le 3 mars 2015. On n’a cependant pas démontré en quoi l’absence de traduction officielle du projet déposé par Énergie Est empêche les requérants de déposer les formulaires requis pour manifester leur désir d’être entendu ou pour obtenir du financement. On n’a pas déposé devant la Cour les formulaires en question, mais tout indique que les renseignements demandés sont relativement sommaires. L’article 28 des Règles de pratique et de procédure de l’Office national de l’énergie (1995), DORS/95-208, prévoit quant à lui que toute personne intéressée peut demander d’intervenir en faisant notamment valoir son intérêt et les questions qu’elle a l’intention de soulever à l’audience. Il m’apparaît aller de soi qu’une personne propriétaire d’un terrain sur lequel passerait le pipeline et à qui on a envoyé un avis de terrain à acquérir a l’intérêt requis pour intervenir devant l’Office. En fait, aucune preuve n’a été faite quant aux informations dont ne disposerait pas Mme Lamonde pour déterminer si elle souhaite ou non intervenir devant l’Office. D’autre part, cette dernière n’a pas le mandat requis pour représenter d’autres personnes qui pourraient être affectées par le projet et ne peut donc se faire leur porte-parole. Quant au CQDE, il n’y a aucune preuve dans le dossier à l’effet que ses administrateurs, dirigeants, procureurs ou employés ne sont pas en mesure de prendre connaissance de la documentation produite à ce jour ou que l’absence de traduction officielle les empêche de faire valoir leur intérêt dans le cadre d’une demande éventuelle d’intervention. Les requérants ne se sont donc pas déchargés de leur fardeau de démontrer qu’ils subiraient un préjudice irréparable advenant le rejet de leur requête, d’autant plus que l’Office n’a pas encore déterminé que la demande d’Énergie Est était complète et que l’ordonnance d’audience n’a pas encore été publiée.

Dans les circonstances, la balance des inconvénients penche nettement en faveur de la poursuite des travaux de l’Office. Émettre l’ordonnance recherchée par les requérants aurait pour effet d’empêcher l’Office de poursuivre ou à tout le moins de retarder significativement le processus prévu par la Loi avant d’autoriser la construction d’un pipeline. En l’absence de preuve claire à l’effet que les droits d’une partie de participer au processus d’examen prévu par le législateur sont compromis, l’intérêt public commande que ce processus puisse suivre son cours sans embuche. Dans l’hypothèse où les requérants ou toutes autres parties intéressées pourraient démontrer que la suite du processus n’est pas conforme à la Loi ou viole leurs droits, ils auront toujours le loisir de s’adresser de nouveau aux tribunaux compétents pour obtenir réparation.

En supposant même que cette Cour ait juridiction pour entendre la présente requête, j’en arrive donc à la conclusion que les requérants n’ont pas établi qu’ils remplissaient les conditions requises pour l’émission d’une injonction interlocutoire.

La Cour ne peut davantage faire droit aux conclusions subsidiaires recherchées par les requérants. Aucune disposition de la LCF ou des Règles ne permet de convertir une requête en demande de contrôle judiciaire ou en requête pour permission d’en appeler, encore moins devant la Cour d’appel fédérale. Quant à la demande d’émettre une injonction interlocutoire afin de permettre aux requérants d’instituer une demande de contrôle judiciaire à la Cour d’appel fédérale, elle ne peut davantage être accordée étant donné l’absence de compétence de cette Cour à l’égard du recours principal.

LA COUR ORDONNE que la requête des requérants soit rejetée, sans frais.

« Yves de Montigny »

Juge

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