Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20150213


Dossier : T-1651-14

Référence : 2015 CF 173

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 13 février 2015

En présence de monsieur le juge Mosley

Entre :

La Société Radio-Canada, le TORONTO STAR et THE SHADOW DOCUMENTARY PROJECT INC. (une filiale en propriété exclusive de WHITE PINE PICTURES INC.)

demandeurs

et

La directrice de l’établissement de BOWDEN, sécurité publique CANADA et LE service correctionnel du CANADA

défendeurs

Jugement et motifs

I.                   INTRODUCTION

[1]               Les demandeurs contestent la décision de la directrice de l’établissement de Bowden qui a refusé leur demande d’interviewer le prisonnier Omar Khadr.

[2]               La présente affaire ne porte pas sur les droits garantis à Monsieur Omar Khadr par la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte).

[3]               Toutefois, elle met en cause les droits des médias demandeurs à la liberté d’expression et le droit du public d’être informé. Les parties reconnaissent que ces droits représentent d’importantes valeurs constitutionnelles.

[4]               La seule question que la Cour doit trancher dans la présente demande est de savoir si, compte tenu des renseignements dont disposait la directrice à l’époque, sa décision de refuser aux demandeurs l’autorisation d’interviewer M. Khadr était raisonnable.

[5]               Pour les motifs exposés ci-dessous, la Cour conclut que la décision était raisonnable et que la présente demande doit être rejetée.

II.                Le contexte

[6]               Le 29 septembre 2012, M. Omar Khadr a été rapatrié au Canada de Guantanamo Bay et a été confié à la garde du Service correctionnel du Canada (SCC). Le 25 janvier 2013, après évaluation, on a estimé qu’il était un délinquant à sécurité maximale, et il a été admis à l’établissement de Millhaven, en Ontario.

[7]               Les demandeurs sont trois organisations médiatiques : la Société Radio-Canada (SRC), le journal Toronto Star, et The Shadow Documentary Project, une filiale possédée en propriété exclusive de White Pine Pictures Inc. Ils ont créé une entreprise conjointe dans le but d’interviewer M. Khadr et de produire un film documentaire portant sur son histoire; ce film devait être diffusé par la SRC et une impression et une publication en ligne étaient aussi prévues.

[8]               Le 10 janvier 2013, Mme Michelle Shephard, une journaliste du Toronto Star, a présenté une demande au directeur de l’établissement de Millhaven afin d’obtenir l’autorisation d’interviewer M. Khadr. Le 22 février 2013, le directeur a approuvé une demande distincte d’entrevue présentée par la Presse canadienne. Toutefois, en moins de 90 minutes, Monsieur Vic Toews, qui était alors ministre de la Sécurité publique, a invalidé cette approbation.

[9]               Le 8 mars 2013, après avoir reçu des menaces de la part d’autres détenus, M. Khadr a été placé en isolement préventif. Il y est demeuré jusqu’au 28 mai 2013, date à laquelle il a été transféré de son plein gré à l’établissement d’Edmonton, en Alberta. Le 14 juin 2013, il a été agressé dans cet établissement par un autre détenu. À la suite de cette agression, M. Khadr a été placé en isolement préventif pendant cinq jours afin d’assurer sa sécurité.

[10]           Le 20 juin 2013, le directeur de l’établissement d’Edmonton a rejeté la demande d’entrevue avec M. Khadr présentée par Mme Shephard. Cette demande avait été initialement présentée au directeur de l’établissement de Millhaven. M. Khadr a déposé un grief au sujet de cette décision. Le 16 juillet 2013, le directeur a rejeté le grief. Cette décision faisait mention de la notoriété des infractions commises par M. Khadr. Elle mentionnait notamment ce qui suit : [traduction] « La baisse de votre notoriété publique est un élément essentiel de votre processus de réadaptation et elle permettrait de diminuer le risque auquel votre sécurité personnelle est exposée au sein de la population carcérale ».

[11]           Le 25 septembre 2013, Mme Shephard a sollicité un nouvel examen de sa demande, car elle prétendait que M. Khadr avait fait l’objet d’une grande couverture médiatique en raison des déclarations faites par les autorités canadiennes et qu’il ne convenait donc pas d’invoquer la volonté de faire baisser la notoriété de M. Khadr comme motif de rejet d’une demande d’une entrevue. Le 30 octobre 2013, le directeur a rejeté la demande de Mme Shephard.

[12]           Le 11 décembre 2013, après examen, M. Khadr a été déclaré délinquant à sécurité moyenne. Le 7 février 2014, il a été transféré à l’établissement de Bowden, lequel est aussi situé en Alberta. Selon la preuve non contestée par affidavit des défendeurs, l’établissement de Bowden compte actuellement 656 détenus : 540 sont jugés être des délinquants à sécurité moyenne et 106 sont jugés être des délinquants à sécurité minimale.

[13]           Le 3 mars 2014, Mme Shephard a présenté, pour le compte des demandeurs, une demande à la directrice de l’établissement de Bowden afin d’interviewer M. Khadr. Elle a expliqué qu’elle travaille sur le dossier de M. Khadr depuis 2002, qu’elle a écrit sur celui-ci plus de 200 articles pour le Toronto Star, ainsi qu’un livre. Elle a expliqué la nature de son travail pour le compte des demandeurs et a déclaré qu’elle a déjà réalisé plusieurs entrevues en milieu carcéral au Canada et aux États-Unis. Aussi, en guise de [traduction] « signe de bonne foi et pour faire tomber la pression », elle a déclaré que M. Khadr et son avocat ont convenu que M. Khadr ne participerait qu’à une seule entrevue, afin d’éviter toute interruption importante dans le fonctionnement de l’établissement.

[14]           Le 25 avril 2014, M. Jeff Campbell, un représentant de la directrice a envoyé un courrier électronique à Mme Shephard dans lequel il rejetait la demande de celle-ci. Le représentant a invoqué l’alinéa 18c) de la Directive du commissaire 022 – Relations avec les médias (DC 022) et a expliqué que :

[traduction]

Étant donné l’interruption dans le fonctionnement de l’unité opérationnelle, la possibilité de mettre en péril la sécurité de l’unité opérationnelle ou le risque pour la sécurité de quiconque, la demande d’entrevue n’est pas approuvée, conformément à l’alinéa 18b) de la Directive du commissaire 022.

[15]           M. Campbell a cité à tort l’alinéa 18b), comme il l’a reconnu dans sa réponse à une autre demande de renseignements présentée par Mme Shephard plus tard ce jour-là. La bonne référence est l’alinéa 18c).

[16]           Le 21 mai 2014, Mme Shephard a envoyé une lettre de trois pages par courrier électronique à M. Campbell. Elle sollicitait un nouvel examen de sa demande. Elle a longuement expliqué les mesures qui seraient prises pour minimiser l’interruption dans le fonctionnement de l’établissement et a mis l’accent sur l’importance de la liberté d’expression garantie par la Charte. Le 7 juin 2014, l’avocat des demandeurs a envoyé une lettre à la directrice de l’établissement, dans laquelle il invitait celle-ci à répondre à la demande de nouvel examen de Mme Shephard.

[17]           Le 9 juillet 2014, M. Campbell a envoyé un courrier électronique à Mme Shephard dans lequel, une fois de plus, il rejetait sa demande. Cette fois, il a cité la bonne disposition, soit l’alinéa 18c) de la DC 022 et a conclu que : [traduction] « Après évaluation, SCC a décidé en s’appuyant sur l’alinéa 18c) de la DC 022 que votre demande d’entrevue avec M. Khadr ne pouvait pas être accueillie ».

[18]           Le lendemain, le 10 juillet 2014, Mme Nancy Shore, la directrice par intérim de l’établissement de Bowden, a répondu à la lettre de l’avocat. Après avoir accusé réception de la demande de nouvel examen, la directrice Shore a écrit :

[traduction]

J’ai profité de l’occasion pour examiner et évaluer les renseignements supplémentaires fournis par vos clients. Comme vous vous en doutez, la protection de la société est la considération primordiale du SCC dans le cadre du processus correctionnel. Les communications avec des personnes de l’extérieur de l’établissement sont assujetties aux limites raisonnables prescrites pour la protection de la sécurité de l’établissement ou des personnes. Par conséquent, j’en conclus que le SCC ne peut pas faire droit à la présente demande à l’heure actuelle, en raison du trop grand danger pour la sécurité de l’établissement et des personnes.

[19]           La directrice Shore a écrit que, selon elle, une entrevue à la caméra entraînerait [traduction] « des interruptions importantes dans le fonctionnement de l’établissement et mettrait ainsi en péril [sa] sécurité ». Elle a expliqué que l’architecture de l’établissement de Bowden, lequel n’a pas de barrières de confinement, était telle que les autres détenus seraient confinés dans leurs unités résidentielles pendant la durée de l’entrevue. Il y aurait des répercussions sur les habitudes de travail, d’études et d’autres programmes. Si l’entrevue devait avoir lieu en dehors des heures d’ouverture, l’accès des détenus aux loisirs serait perturbé. Se fondant sur son expérience, la directrice estimait que cela pouvait raisonnablement [traduction] « créer de l’agitation dans la population carcérale ». Par conséquent, elle a décidé ce qui suit [traduction] « Les mesures proposées par vos clients quant à la manière selon laquelle l’entrevue aurait lieu à la caméra ne permettraient pas de contrôler le risque ».

[20]           La directrice Shore a écrit qu’une fois que l’entrevue avec M. Khadr serait diffusée, elle amènerait la population carcérale à se faire d’autres idées, à la fois favorables et défavorables, à son sujet. Selon elle, [traduction] « il est raisonnable de supposer que les répercussions possibles au sein de la population carcérale peuvent être importantes et qu’il pourrait y avoir des incidents de sécurité ». La directrice a expliqué que M. Khadr s’est fait discret au sein de l’établissement, ce qui a favorablement contribué à son intégration. Toutefois, une entrevue serait source [traduction] « de préoccupations supplémentaires en matière de sécurité au sein de l’établissement et mettrait la sécurité de M. Khadr en danger ».

[21]           En conclusion, la directrice a rejeté la demande. Selon elle, le fait d’accorder une entrevue ne serait pas possible en ce moment, parce que cela [traduction] « pourrait raisonnablement compromettre la sécurité de l’établissement et des personnes ».

[22]           Le 22 juillet 2014, les demandeurs ont déposé un avis de demande à la Cour fédérale. Ils contestaient les décisions de refus, au titre des articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, rédigées par M. Campbell le 25 avril et le 9 juillet 2014.

[23]           Il convient de souligner qu’aucune demande de transmission, fondée sur l’article 317 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles), de l’ensemble des documents relatifs à la décision en la possession du SCC n’a été présentée. Les défendeurs ont signifié et déposé un affidavit souscrit par John McKill, le directeur adjoint par intérim des Services de gestion de l’établissement de Bowden. M. McKill n’a pas été contre‑interrogé au sujet de son affidavit. Cet affidavit et, notamment, la lettre de la directrice Shore datée du 10 juillet 2014 sont joints à titre de pièces.

[24]           Selon la Cour, la décision faisant l’objet du présent contrôle se dégage de l’échange continu entre Mme Shephard, pour le compte des demandeurs, leur avocat, M. Campbell, et Mme Shore, la directrice. La lettre de la directrice Shore énonce les motifs de cette décision.

III.             LES Questions en litige

[25]           Les demandeurs ont formulé les questions en litige de la façon suivante : manquement à l’équité procédurale, manquement à l’obligation de fournir des motifs suffisants et violation de l’alinéa 2b) de la Charte. Dans leurs observations écrites, ils ont aussi soulevé une objection quant à la preuve par affidavit des défendeurs, laquelle objection a été retirée à l’audience.

[26]           À l’origine, les défendeurs ont mal interprété la nature de la demande et ont estimé qu’elle soulevait la question de savoir si la liberté d’expression d’Omar Khadr l’emportait sur la sécurité de l’établissement de Bowden, la sécurité des prisonniers et celle des employés de l’établissement. Ils ont abandonné ce point de vue à l’audience.

[27]           Comme la Cour vient de le mentionner, seule question en litige en l’espèce consiste à savoir si la décision de la directrice était raisonnable. La prétendue insuffisance des motifs de la directrice ne constitue pas elle seule un motif justifiant de contester sa décision. Au contraire, la Cour doit prendre en compte les motifs lorsqu’elle contrôle le fond d’une décision afin de décider si celle-ci est raisonnable dans son ensemble : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 14 (NL Nurses).

IV.             Les dispositions législatives applicables

[28]           L’alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U.), 1982, c 11, consacre le droit à la liberté d’expression.

2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes : […]

2. Everyone has the following fundamental freedoms: […]

b) liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication; […]

(b) freedom of thought, belief, opinion and expression, including freedom of the press and other media of communication; […]

[29]           Le paragraphe 71(1) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20 (LSCMLC) énonce les principes régissant les relations entretenues par les détenus, notamment par des visites.

71. (1) Dans les limites raisonnables fixées par règlement pour assurer la sécurité de quiconque ou du pénitencier, le Service reconnaît à chaque détenu le droit, afin de favoriser ses rapports avec la collectivité, d’entretenir, dans la mesure du possible, des relations, notamment par des visites ou de la correspondance, avec sa famille, ses amis ou d’autres personnes de l’extérieur du pénitencier.

71. (1) In order to promote relationships between inmates and the community, an inmate is entitled to have reasonable contact, including visits and correspondence, with family, friends and other persons from outside the penitentiary, subject to such reasonable limits as are prescribed for protecting the security of the penitentiary or the safety of persons.

[30]           L’article 97 de la LSCMLC confère au commissaire du SCC le pouvoir d’établir certaines règles. L’article 98 confère au commissaire le pouvoir d’établir des règles qui peuvent faire l’objet de directives, et celles-ci doivent être accessibles.

97. Sous réserve de la présente partie et de ses règlements, le commissaire peut établir des règles concernant :

97. Subject to this Part and the regulations, the Commissioner may make rules

a) la gestion du Service;

(a) for the management of the Service;

b) les questions énumérées à l’article 4;

(b) for the matters described in section 4; and

c) toute autre mesure d’application de cette partie et des règlements.

(c) generally for carrying out the purposes and provisions of this Part and the regulations.

98. (1) Les règles établies en application de l’article 97 peuvent faire l’objet de directives du commissaire.

98. (1) The Commissioner may designate as Commissioner’s Directives any or all rules made under section 97.

(2) Les directives doivent être accessibles et peuvent être consultées par les délinquants, les agents et le public.

(2) The Commissioner’s Directives shall be accessible to offenders, staff members and the public.

[31]           Le sous‑alinéa 91(1)a)(i) du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92‑620 (RSCMLC) permet au directeur de refuser une visite afin d’assurer la sécurité du pénitencier ou de quiconque.

91. (1) Sous réserve de l’article 93, le directeur du pénitencier ou l’agent désigné par lui peut autoriser l’interdiction ou la suspension d’une visite au détenu lorsqu’il a des motifs raisonnables de croire :

91. (1) Subject to section 93, the institutional head or a staff member designated by the institutional head may authorize the refusal or suspension of a visit to an inmate where the institutional head or staff member believes on reasonable grounds

a) d’une part, que le détenu ou le visiteur risque, au cours de la visite :

(a) that, during the course of the visit, the inmate or visitor would

(i) soit de compromettre la sécurité du pénitencier ou de quiconque […]

(i) jeopardize the security of the penitentiary or the safety of any person […]

[32]           Le commissaire du SCC a adopté la DC 022 en vertu du pouvoir qui lui est conféré par le paragraphe 98(1) de la LSCMLC. La dernière modification est entrée en vigueur le 20 janvier 2014. L’article 17 impose une obligation procédurale aux responsables des unités opérationnelles (notamment les directeurs), lorsqu’ils évaluent les demandes d’entrevue avec des délinquants présentées par des médias.

17. Après avoir consulté le sous-commissaire régional, le responsable de l’unité opérationnelle consignera la décision par écrit et inclura toute mention spéciale concernant l’incidence de l’entrevue sur la sécurité d’une victime ou d’un membre de la famille d’une victime dont l’identité est révélée.

17. Following consultation with the Regional Deputy Commissioner, the operational unit head will document the decision in writing and include specific reference to the impact of the interview on the safety of any identified victim or a member of a victim’s family

[33]           L’article 18 de la DC 022 oriente les directeurs dans le cadre de l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire lorsqu’ils tranchent des demandes d’entrevue avec des délinquants présentées par des médias. En l’espèce, la directrice s’est fondée sur l’alinéa 18c) pour justifier le rejet de la demande.

18. Les entrevues avec les délinquants peuvent être autorisées à condition que le responsable de l’unité opérationnelle ait pleinement évalué/ou déterminé que : […]

18. Interviews with offenders may be granted provided the operational unit head has fully assessed and/or determined that: […]

c. l’entrevue n’entraîne pas d’interruption importante dans le fonctionnement de l’unité opérationnelle, elle ne met pas en péril la sécurité de l’unité et elle ne présente pas de risque pour la sécurité de quiconque, y compris, mais sans s’y limiter, celle des membres du personnel, d’autres délinquants, des visiteurs ou d’une victime ou d’un membre de la famille d’une victime […]

c. the interview can be conducted with minimal disruption to the functioning of the operational unit and will not jeopardize the security of the operational unit or present a risk to the safety of any person, including but not limited to staff, other offenders, visitors or a victim or a member of a victim’s family […]

V.                ANALYSE

A.                La norme de contrôle

[34]           Les allégations de manquement à l’obligation d’équité procédurale soulèvent une question de droit à laquelle s’applique la norme de contrôle de la décision correcte : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 129; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 43 (Khosa); Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au paragraphe 79 (Khela).

[35]           La question de savoir si la directrice a commis une erreur, lorsqu’elle a rejeté la demande, met en jeu des questions mixtes de fait et de droit liées à l’expertise de la directrice. La norme de la décision raisonnable s’applique : Dunsmuir, précité, au paragraphe 54. Les décisions des directeurs concernant la sécurité de leurs établissements appellent la retenue : Khela, précité, aux paragraphes 75 et 76.

[36]           Dans l’arrêt Doré c Barreau du Québec, 2012 CSC 12, la Cour suprême a déclaré que lorsqu’une décision administrative met en cause un droit garanti par la Charte, la cour de révision doit contrôler la décision administrative selon la norme de la décision raisonnable. La cour de révision se demande alors si la décision établit un juste équilibre entre les droits garantis par la Charte et des considérations opposées. Dans l’arrêt Doré, le demandeur contestait la constitutionnalité d’une décision administrative rendue contre lui. Au paragraphe 3, la juge Abella a déclaré :

Cela pose, sans détour, la question de la protection des garanties visées par la Charte et des valeurs qu’elles reflètent, dans le contexte des décisions administratives en matières contentieuses. Normalement, si un décideur a rendu une décision administrative conforme à son mandat en exerçant un pouvoir discrétionnaire, la révision judiciaire qui la concerne vise à juger de son caractère raisonnable. Ainsi, la question à trancher est celle de savoir si la présence d’une question relative à la Charte appelle le remplacement de ce cadre d’analyse de droit administratif par le test énoncé dans R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, test utilisé traditionnellement pour déterminer si l’État a justifié la violation de la Charte par une loi en démontrant que cette violation s’inscrit dans les limites raisonnables au sens de l’article premier.

[37]           La Cour suprême a décidé de ne pas appliquer le critère énoncé dans l’arrêt Oakes. Aux paragraphes 6 et 7, elle a établi la distinction suivante dans les façons d’évaluer si une loi ou des décisions violent la Charte :

Lorsque nous cherchons à déterminer si une loi viole la Charte, nous mettons en balance les objectifs urgents et réels du gouvernement, d’une part, et le degré d’atteinte au droit en cause protégé par la Charte, d’autre part. Si la loi ne restreint pas plus le droit qu’il n’est raisonnablement nécessaire de le faire pour atteindre les objectifs visés, la violation sera jugée proportionnelle et, de ce fait, la restriction raisonnable au sens de l’article premier. Toutefois, lorsque nous nous demandons si une décision en matière contentieuse viole la Charte, nous sommes appelés à mettre en balance des considérations quelque peu différentes, bien que liées. En effet, il s’agit alors de déterminer si le décideur a restreint le droit protégé par la Charte de manière disproportionnée et donc déraisonnable. Dans les deux cas, nous cherchons à savoir si un juste équilibre a été atteint entre les droits et les objectifs et, dans les deux cas aussi, les exercices visent à garantir que les droits en cause ne sont pas restreints de manière déraisonnable.

Comme la Cour l’a déjà souligné, le plus récemment dans l’arrêt Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, la nature de l’analyse du caractère raisonnable est toujours tributaire du contexte. Dans celui de la Charte, cette analyse du caractère raisonnable porte avant tout sur la proportionnalité, soit, sur la nécessité d’assurer que la décision n’interfère avec la garantie visée par la Charte pas plus qu’il n’est nécessaire compte tenu des objectifs visés par la loi.  Si la décision porte atteinte à la garantie de manière disproportionnée, elle est déraisonnable. Si, par contre, elle établit un juste équilibre entre le mandat et la protection conférée par la Charte, elle est raisonnable.

[Non souligné dans l’original.]

[38]           Au paragraphe 36 la Cour suprême a déclaré :

Comme la juge en chef McLachlin l’a expliqué dans Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony, 2009 CSC 37, [2009] 2 R.C.S. 567, l’examen de la constitutionnalité d’une loi doit être différent de la révision d’une décision administrative qui est contestée parce qu’elle porterait atteinte aux droits d’un individu en particulier (voir également Bernatchez). Lorsque les valeurs consacrées par la Charte sont appliquées à une décision administrative particulière, elles sont appliquées relativement à un ensemble précis de faits. Dunsmuir nous dit que la retenue s’impose dans un tel cas (par. 53; voir aussi Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3, par. 39).

[39]           Dans le cadre d’un contrôle judiciaire, le caractère raisonnable d’une décision s’appréciait en fonction de la justification de la décision, de la transparence et de l’intelligibilité du processus décisionnel. La décision doit également appartenir aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. L’éventail des issues possibles varie selon le contexte dans lequel la décision administrative est rendue : Dunsmuir, précité, au paragraphe 47; Khosa, précité, au paragraphe 59.

B.                 Le caractère raisonnable de la décision

[40]           Selon la Cour, la lettre de la directrice et les deux courriers électroniques de M. Campbell satisfont à l’obligation de donner des motifs comme l’exige la norme de la décision raisonnable.

[41]           Les demandeurs allèguent que ces communications n’expliquent pas de manière satisfaisante la raison pour laquelle il n’est pas possible de faire une entrevue avec M. Khadr en toute sécurité, alors qu’il y a fréquemment dans le bâtiment de l’administration dans lequel l’entrevue aurait lieu des rencontres entre des détenus et des visiteurs. Ils soutiennent que ce manquement est aggravé par le fait que les motifs donnés par les défendeurs pour justifier le refus de l’entrevue demandée ont changé au fil du temps. Ainsi, une fois on a dit à M. Khadr qu’il ne pouvait pas être interviewé parce que sa réadaptation nécessitait une [traduction] « baisse de sa notoriété ». La décision contestée renvoie à l’alinéa 18c) de la DC 022, qui a trait à la mise en péril de la sécurité des personnes ou de l’établissement. Toutefois, la directrice n’a jamais expliqué comment il pourrait y avoir danger et n’a pas démontré qu’elle avait « pleinement évalué » le risque posé par la réalisation d’une entrevue.

[42]           Bien que les refus antérieurs n’auraient peut-être pas résisté à un contrôle judiciaire, ils ne constituent pas la décision qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire. Cette décision est celle qui a été communiquée par les courriers électroniques de M. Campbell et formulée par la directrice Shore dans sa lettre du 10 juillet 2014.

[43]           Les demandeurs soutiennent que la directrice a commis une erreur en droit, en omettant de soupeser, d’une part les motifs de refus de la demande et, d’autre part, les droits des médias et du public à la liberté d’expression garantie par la Charte. Il s’agit d’un droit particulièrement important dans une société libre et démocratique : Canadian Newspapers Co c Canada (Procureur général), [1988] 2 RCS 122, au paragraphe 14; Edmonton Journal c Alberta (Procureur général), [1989] 2 RCS 1326, à la page 1336. Il englobe « le droit de recueillir des nouvelles et d’autres renseignements sans l’intervention indue du gouvernement : Société Radio-Canada c Lessard, [1991] 3 RCS 421, à la page 430.

[44]           Selon les demandeurs, la décision est déraisonnable parce qu’elle ne tient pas compte de cette protection constitutionnelle. La directrice a refusé les demandes d’entrevue – et violé les droits des demandeurs et du public qui sont garantis par la Charte – sans justification. Il est déraisonnable qu’une autorité publique exerce son pouvoir discrétionnaire d’une manière qui viole la Charte : Dagenais c Société Radio-Canada, [1994] 3 RCS 835, à la page 875.

[45]           Dans la présente instance, il n’est pas contesté que l’alinéa 2b) de la Charte garantit le droit du public à l’information. La liberté d’expression de la presse permet au public de se former et d’émettre des opinions éclairées sur les questions d’intérêt public : Société Radio‑Canada c Nouveau-Brunswick (Procureur général), [1991] 3 RCS 459, à la page 475; Société Radio-Canada c Nouveau-Brunswick (Procureur général), [1996] 3 RCS 480, au paragraphe 26.

[46]           La décision contestée porte atteint au droit d’expression des demandeurs en l’empêchant de recueillir les éléments dont ils ont besoin afin de transmettre de l’information et des opinions au public. L’imposition de restrictions injustifiées à la liberté de la presse viole non seulement les droits et intérêts des médias, mais aussi ceux du public en général.

[47]           Les organisations médiatiques, comme les demandeurs, peuvent légitimement s’attendre à ce que, dans un pénitencier, la liberté d’expression bénéficie d’une protection constitutionnelle. La réalisation d’une entrevue avec un détenu notoire dans le but de faire connaître son histoire au public, à un moment où son cas continue de faire l’objet d’un débat politique, contribue à tout le moins à l’atteinte des deux premiers objectifs de l’alinéa 2b), soit de favoriser le débat démocratique et la recherche de la vérité : Montréal (Ville) c 2952-1366 Québec Inc, 2005 CSC 62, au paragraphe 74. Selon les demandeurs, cela est d’autant plus impérieux lorsqu’il est évident que le sujet de l’entrevue sera divulgué à un moment donné dans l’avenir et que la place de M. Khadr dans la société canadienne fait toujours l’objet d’une controverse.

[48]           Toutefois, comme les défendeurs le prétendent, la liberté d’expression n’est pas un droit absolu. Elle est soumise à des limites raisonnables. Dans le cadre d’un pénitencier, ce droit doit être mis en balance avec les besoins d’assurer la sécurité de l’établissement et des personnes, notamment les employés, de la population carcérale et de tout détenu particulier.

[49]           Les pénitenciers sont des environnements très restreints. Le public peut y entrer pour rendre visite aux détenus, mais seulement selon des conditions très strictes. Une visite peut être suspendue ou interdite si le directeur du pénitencier ou son représentant est d’avis qu’il y a un risque quant à la sécurité de l’établissement ou de quiconque. Un pénitencier n’est pas un lieu où le public s’attend à exercer son droit à la liberté d’expression. L’exercice non restreint de ce droit ne s’accorde pas avec la « fonction de l’endroit » : Montréal (Ville), précité, aux paragraphes 72 à 77.

[50]           Aux paragraphes 55 à 58 de l’arrêt Doré, précité, la Cour suprême a déclaré que dans l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire, le décideur doit mettre en balance les valeurs consacrées par la Charte et les objectifs de la loi. Le décideur doit d’abord se pencher sur les objectifs en question. Ensuite, le décideur doit se demander « comment protéger au mieux la valeur en jeu consacrée par la Charte compte tenu des objectifs visés par la loi ». En définitive, « [s]i, en exerçant son pouvoir discrétionnaire, le décideur a mis en balance comme il se doit la valeur pertinente consacrée par la Charte et les objectifs visés par la loi, sa décision sera jugée raisonnable ».

[51]           En l’espèce, la directrice devait mettre en balance la liberté d’expression et les impératifs de sécurité. Elle a l’expérience et l’expertise nécessaires pour rendre de telles décisions discrétionnaires et celles-ci doivent faire l’objet de déférence : Khela, précité, aux paragraphes 75 et 76. C’est ce qui ressort du paragraphe 71(1) de la LSCMLC et du sous‑alinéa 91(1)a)(i) du RSCMLC.

[52]           Dans sa lettre, la directrice n’a pas explicitement fait référence à la protection constitutionnelle dont jouit la liberté d’expression. On pourrait l’interpréter comme si la décideure n’a pas tenu compte des droits d’expression ou en a minimisé l’importance dans son exercice de mise en balance. Toutefois, il ne ressort pas de l’arrêt Doré que les décideurs doivent faire explicitement référence aux valeurs consacrées par la Charte dans leurs analyses. C’est le fond de la décision qui est important, et non pas la question de savoir si elle fait mention, en passant, des valeurs consacrées par la Charte. Selon la lettre, la directrice a pris en compte les observations présentées par Mme Shephard et par l’avocat des demandeurs. Ces observations faisaient expressément référence à la Charte. Certes, une personne raisonnable peut ne pas être d’accord avec l’issue, mais il n’y a rien dans le dossier dont la Cour dispose qui donne à penser que la directrice n’a pas tenu compte de ces valeurs ou qu’elle les a minimisées.

[53]           La lettre du 10 juillet 2004 et les renseignements supplémentaires fournis dans l’affidavit de M. McKill démontrent que la configuration particulière de l’établissement de Bowden rend vraisemblable les doutes quant à la possibilité d’y réaliser une entrevue en toute sécurité. Il y a une grande différence entre des visites fréquentes et des entrevues à la caméra avec des détenus notoires. Il est inévitable que cette dernière suscitera beaucoup plus de curiosité et un plus grand intérêt dans la population carcérale que des visites fréquentes. Contrairement à la prétention des demandeurs, ces inquiétudes ne sont pas dissipées par le fait que M. Khadr était déjà très connu élevé ou qu’il n’y avait pas eu d’autres incidents compromettant sa sécurité ou celle de l’établissement, malgré les déclarations incendiaires faites par des représentants du gouvernement à son sujet.

[54]           Il importe peu que, dans sa réponse au grief de M. Khadr, le directeur de l’établissement d’Edmonton ait invoqué la notoriété du prisonnier pour justifier son refus de la demande d’entrevue que Mme Shephard avait initialement présenté au directeur de l’établissement de Millhaven. Cette décision ne fait pas l’objet du présent contrôle judiciaire. La décision faisant l’objet du présent contrôle est la décision de refus rendu par la directrice de l’établissement de Bowden qui figurait dans les deux courriers électroniques de M. Campbell et dans la lettre de la directrice. Ces trois communications renvoient à l’alinéa 18c) de la DC 022 comme fondement de la décision. Contrairement à l’argument avancé par les demandeurs, la décideure n’a pas changé de motifs avec le temps. En outre, rien ne prouve qu’elle n’a pas « pleinement évalué » le risque.

[55]           En l’absence de toute preuve, la Cour ne peut pas supposer qu’une autorité administrative a fait preuve d’injustice. Les demandeurs auraient pu demander, en vertu de l’article 317 des Règles la transmission de renseignements pour aider la Cour à rendre sa décision. Au paragraphe 12 de la décision Première Nation d’Ochapowace c Canada (Procureur général), 2007 CF 920, conf. par 2009 CAF 124, le juge de Montigny a affirmé que « [c]’est manifestement aux demandeurs qu’il appartient de produire une preuve recevable montrant que l’office fédéral a agi d’une manière qui fait naître un motif officiel de contrôle en application du paragraphe 18.1(4) de la Loi sur les Cours fédérales, […] ». Au paragraphe 19 il a poursuivi en déclarant ce qui suit :

L’obligation de transmission dont parlent les articles 317 et 318 des Règles vise à faire en sorte que le dossier dont le tribunal administratif était saisi lorsqu’il a rendu sa décision ou son ordonnance soit soumis à la Cour après qu’elle est saisie d’une procédure de contrôle judiciaire. Naturellement, une partie ne demandera pas la communication des pièces qu’elle a déjà en sa possession. Cela dit, la ligne de conduite à suivre consisterait à prier le tribunal administratif ou un autre décideur de communiquer les pièces pertinentes qui sont en sa possession si un débat est à prévoir à propos de ce dont le tribunal administratif était saisi lorsqu’il a rendu sa décision. Gardant à l’esprit qu’il appartient au demandeur d’établir, par affidavit ou autrement, les pièces que le décideur avait à sa disposition, le fait pour le demandeur de ne pas présenter une demande de transmission en application de l’article 317 des Règles ne peut être qu’à son détriment.

[Non souligné dans l’original.]

[56]           Si les demandeurs avaient demandé la transmission, et que le dossier certifié du tribunal ne contenait pas de preuve que la directrice s’était conformée à l’article 17 de la DC 022, la Cour aurait pu tirer une conclusion défavorable aux défendeurs. La preuve dans ce dossier aurait pu établir que la directrice n’avait pas procédé à une mise en balance appropriée, soit parce qu’elle avait accordé trop d’importance aux objectifs de la loi, soit parce qu’elle n’avait pas bien compris l’importance de la liberté d’expression. Toutefois, cela ne s’est pas produit. Les demandeurs ne se sont pas acquittés du fardeau de prouver leurs allégations.

[57]           Il ressort du dossier que la directrice a pris en compte les mesures d’accommodement proposées par les demandeurs afin de minimiser le risque. Bien qu’elle ait conclu que celles-ci n’étaient pas suffisantes, il est évident qu’elle avait au moins l’esprit ouvert quant à cette possibilité. Rien n’indique qu’une autre façon de procéder, par exemple une entrevue par questions et réponses écrites, a été proposée. La Cour reconnaît que cela n’aurait pas répondu à l’objectif des demandeurs, à savoir d’obtenir un enregistrement visuel et audio des réponses de M. Khadr aux questions, au fur et à mesure qu’elles étaient posées. Il n’y a rien d’intrinsèquement inadmissible à cela, et une décision favorable aurait également fait partie des issues acceptables. Toutefois, rien dans le dossier n’étaye l’inférence que les demandeurs auraient voulu que la Cour décide que l’entrevue a été refusée parce qu’elle aurait pu montrer M. Kader sous un jour plus favorable au public canadien que celui montré dans certaines déclarations publiques faites par des représentants du gouvernement et d’autres personnes.

[58]           Bien que cela ne s’applique pas aux questions que la Cour doit trancher dans la présente demande, les parties ont convenu que la Cour devait tenir compte du fait que M. Khadr a pu s’adresser directement au public canadien, le 28 octobre 2014, grâce à un article publié dans le quotidien Ottawa Citizen. Ainsi, la décision de la directrice n’a pas privé le public de son droit d’entendre directement les propos de M. Khadr.

[59]           La Cour convient avec les défendeurs que, selon le dossier, la directrice s’est fondée sur son expérience pour décider que le fait d’autoriser une entrevue entraînerait une interruption importante des activités et risquerait de miner la sécurité de l’établissement et celle de M. Khadr. Selon la norme de la décision raisonnable, la décision de la directrice mérite la déférence. Elle est le reflet d’une mise en balance adéquate de la valeur de liberté d’expression garantie par la Charte et des objectifs de sécurité dans l’établissement et de sécurité des personnes prévus par la loi.

[60]           Pour arriver à ces conclusions, la Cour n’a pas fait abstraction des épisodes malencontreux d’apparente ingérence et des déclarations publiques de représentants du gouvernement depuis le rapatriement de M. Khadr. Les demandeurs prient la Cour d’en tenir compte. Toutefois, la Cour ne dispose d’aucun élément donnant à penser que la décision des fonctionnaires du SCC de refuser la demande d’entrevue a été rendue autrement que de bonne foi, conformément au cadre législatif et réglementaire. Comme l’avocat des défendeurs l’a soutenu à l’audience, ce contexte est de « l’histoire ancienne », du moins en ce qui concerne la présente demande.

[61]           En guise de conclusion, la Cour aimerait faire remarquer qu’à l’audience, elle a attiré l’attention des avocats sur une décision rendue au Royaume-Uni et les a invités à formuler leurs commentaires. Dans la décision R (BBC) v Secretary of State for Justice, [2012] EWHC 13 (Admin) (BBC), la haute cour a jugé qu’une décision de refuser une entrevue en face à face avec un détenu violait démesurément le principe de la liberté d’expression consacré à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme. L’avocat des défendeurs a demandé qu’on lui accorde plus de temps pour produire des observations écrites relativement à cette décision. À la lumière des conclusions auxquelles la Cour est arrivée, cela ne sera pas nécessaire.

[62]           La décision BBC se distingue de l’affaire dont la Cour est saisie pour plusieurs raisons. La plus importante est que la haute cour a adopté un cadre assez semblable à celui du critère de l’arrêt Oakes (au paragraphe 51) et a exprimé des doutes quant à l’idée de déférence (au paragraphe 53). Cette approche a été rejetée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Doré.

[63]           En outre, les faits de l’affaire dont la Cour est saisie diffèrent de façon importante de ceux de la décision BBC. En fait, au paragraphe 55, le juge Singh a énuméré dix raisons données par les demandeurs pour justifier le caractère exceptionnel de leur demande. Seule la dernière – à savoir que les médias avaient déjà ont diffusé plusieurs éléments concernant le dossier de la personne qu’on voulait interviewer – présente des liens avec les faits de l’espèce, qui sont autrement distincts. Au paragraphe 82, la haute cour a fait remarquer que les faits dans cette affaire étaient [traduction] « hautement exceptionnels ». C’est uniquement sur le fondement de ces faits que l’application de la politique en question a été jugée comme constituant une entrave démesurée au droit à la liberté d’expression.

[64]           Pour ces motifs, je suis d’avis qu’il ne serait pas utile que la Cour reçoive d’autres observations écrites concernant la décision BBC.

[65]           Les défendeurs ont demandé l’adjudication des dépens. Compte tenu des intérêts publics en cause dans la présente instance, j’exercerai mon pouvoir discrétionnaire d’ordonner que chaque partie assume ses propres frais.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande est rejetée. Chaque partie assumera ses propres frais.

« Richard G. Mosley »

Juge

Traduction certifiée conforme

L. Endale


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1651-14

INTITULÉ :

Société Radio-Canada, le TORONTO STAR et THE SHADOW DOCUMENTARY PROJECT INC. (une filiale en propriété exclusive de WHITE PINE PICTURES INC.)

c

la directrice de l’établissement de BOWDEN, sécurité publique CANADA et le service correctionnel du CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

toronto (ontario)

Date de l’audience :

Le 9 février 2015

Jugement et motifs :

Le juge MOSLEY

DATE DU jugement et des motifs :

Le 13 février 2015

Comparutions :

John Kingman Phillips

Patric Senson

Pour les demandeurs

Sean Gaudet

Pour les défendeurs

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Phillips Gill LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour les demandeurs

William F. Pentney

Sous procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour les défendeurs

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.