Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20150122


Dossier : IMM‑3781‑13

Référence : 2015 CF 83

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 22 janvier 2015

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

BOULOS MAROUKEL

GEORGETTE MELHEM

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Nature de l’affaire et contexte

[1]               Les demandeurs ont sollicité, en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi], la levée pour des motifs d’ordre humanitaire de certaines exigences relatives à la résidence permanente, mais leurs demandes ont été refusées. Ils sollicitent à présent le contrôle judiciaire de cette décision en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi, et demandent à la Cour d’infirmer la décision défavorable et de renvoyer l’affaire à un autre agent pour qu’il la réexamine.

[2]               Les demandeurs, un couple marié dans la soixantaine, sont arrivés au Canada en provenance de Syrie le 24 mai 2010. Leurs visas de visiteurs ont expiré le 12 juillet 2010, et ils ont présenté des demandes d’asile le 22 septembre suivant. Cependant, la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la CISR] les a rejetées à la fin mai 2012, et la Cour leur a refusé l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire le 23 octobre de la même année (Maroukel c Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, IMM‑5950‑12 (CF)).

[3]               Le 19 juin 2012, les demandeurs ont demandé à être dispensés de certaines exigences de la Loi pour des motifs d’ordre humanitaire. Ils souhaitaient notamment présenter une demande de résidence permanente à partir du Canada et obtenir la levée de l’interdiction de territoire pour motifs sanitaires visant M. Maroukel, lequel est atteint de plusieurs maladies risquant d’entraîner un fardeau excessif pour les services sociaux et de santé. Dans leur demande, les demandeurs faisaient valoir un certain nombre de motifs d’ordre humanitaire, dont les troubles civils en Syrie, leur incapacité à obtenir les médicaments nécessaires dans ce pays, et leur désir de rester aux côtés de leur fille de 34 ans, Fadia Maroukel, une citoyenne canadienne elle‑même mère de famille. 

II.                Décision faisant l’objet du contrôle

[4]               Le 7 mai 2013, un agent d’immigration supérieur [l’agent] a rejeté la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

[5]               Après avoir résumé les éléments de preuve présentés en leur faveur, l’agent a déterminé que les liens des demandeurs avec le Canada concernaient surtout les membres de leur propre famille et d’autres connaissances originaires de Syrie. De plus, ils étaient au chômage et recevaient des prestations d’aide sociale, malgré le parrainage de leur fille et son intention de leur apporter du soutien. L’agent a donc estimé que les demandeurs n’étaient pas bien établis et qu’ils n’avaient pas de liens solides avec le Canada.

[6]               Les demandeurs soutenaient qu’ils seraient victimes de discrimination en Syrie en tant que chrétiens assyriens ayant découvert la foi des Témoins de Jéhovah durant leur séjour au Canada. L’agent a reconnu que les chrétiens étaient susceptibles d’être victimes de discrimination en Syrie, et que les Témoins de Jéhovah avaient été bannis, mais a jugé que ces facteurs n’étaient pas déterminants.

[7]               En ce qui concerne la levée de l’interdiction de territoire pour motifs sanitaires, l’agent a déclaré que les demandeurs n’avaient pas prouvé qu’il était impossible ou trop coûteux en Syrie de recevoir et de se procurer les traitements médicaux et les médicaments dont M. Maroukel avait besoin. Il a toutefois reconnu qu’il aurait été difficile de le démontrer par des éléments de preuve suffisants compte tenu des troubles civils en Syrie, et il a donc tenu pour prouver que M. Maroukel aurait de la difficulté à obtenir les traitements et les médicaments requis si les demandeurs retournaient en Syrie.

[8]               Quant à l’évaluation des difficultés auxquelles se heurteraient les demandeurs, l’agent a appliqué le critère énoncé dans la décision Irimie c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 1906 (QL), 10 Imm LR (3d) 206 (1re inst.), et reconnu l’existence des autres difficultés auxquelles les demandeurs disaient être exposés advenant un retour en Syrie, à savoir l’absence de soutien familial dans ce pays (que tous leurs autres enfants ont fui), leur âge avancé, leurs perspectives d’emploi médiocres, et le conflit civil dans le pays. L’agent a conclu que la situation en Syrie [traduction« n’est facile pour aucun de ses habitants et, dans bien des cas, elle est dangereuse ».

[9]               La fille des demandeurs a également indiqué dans sa lettre de soutien que le retour de ses parents en Syrie la bouleverserait; tout en compatissant avec ses difficultés, l’agent a rappelé que les difficultés qu’il devait prendre en compte étaient celles auxquelles les demandeurs eux‑mêmes se heurteraient.

[10]           L’agent a donc conclu que la situation des demandeurs n’était pas exceptionnelle au point de justifier qu’il exerce en leur faveur son pouvoir discrétionnaire fondé sur le paragraphe 25(1) de la Loi. Les facteurs favorables à leur demande ne l’emportaient pas sur le fait que les demandeurs n’avaient pas [traduction« établi de liens profonds avec le Canada; que leur demande d’asile a été refusée, et que leur situation médicale, et le soutien financier insuffisant dont ils bénéfici[aient], risque[aient] d’entraîner leur interdiction de territoire ».

III.             Les observations des parties

A.                Les arguments des demandeurs

[11]           Les demandeurs font valoir que la décision de l’agent n’est pas raisonnable parce qu’il a négligé divers aspects de leur situation. Ils affirment tout d’abord que la conclusion de l’agent concernant l’absence de soutien financier de leur fille contredisait la preuve, puisque cette dernière avait, de fait, proposé de les parrainer et de subvenir à leurs besoins.

[12]           S’agissant de leur établissement au Canada, les demandeurs soutiennent que l’agent n’a pas accordé suffisamment de poids à la situation en Syrie et à la politique de l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC] de reporter le renvoi des ressortissants syriens (politique en vigueur depuis le 15 mars 2012). Les demandeurs invoquent la décision Bansal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 226 au paragraphe 29, 52 Imm LR (3d) 11 [Bansal], ainsi que certaines dispositions du chapitre IP5 du Guide sur le traitement des demandes présentées au Canada (Demande présentée par des immigrants au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire) [le Guide], et font valoir que si l’agent avait convenablement évalué la situation en Syrie, il aurait conclu que les demandeurs étaient dans l’« incapacité prolongée » d’y retourner. Ils estiment que la décision est déraisonnable en ce qu’elle ne prend pas en compte ce facteur important.

[13]           Quant à la discrimination à laquelle ils s’exposent en tant que chrétiens assyriens, les demandeurs affirment que l’agent n’a pas achevé son analyse sur ce point puisqu’il n’est arrivé à aucune conclusion sur la manière dont ils seraient perçus advenant leur retour en Syrie. D’après les demandeurs, les éléments de preuve dont l’agent disposait étaient suffisants pour établir qu’ils seraient victimes de discrimination dans ce pays, de sorte que leur croyance religieuse minoritaire aurait dû « faire partie d’un éventail de faits » à prendre en compte (voir Kanthasamy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CAF 113 aux paragraphes 69 à 71, 372 DLR (4th) 539 [Kanthasamy]). Les demandeurs estiment que l’agent n’a pas accordé suffisamment de poids à leur religion, n’examinant à tort que leur intérêt grandissant pour la foi des Témoins de Jéhovah.

[14]           Enfin, les demandeurs font valoir que l’agent disposait d’éléments de preuve établissant qu’il serait difficile, sinon impossible, à M. Maroukel d’obtenir les médicaments nécessaires s’il devait retourner en Syrie. Ils soutiennent que sa conclusion manquait de transparence, d’autant que l’agent a déterminé par ailleurs que M. Maroukel aurait de la difficulté à trouver les médicaments dont il avait besoin.

B.                 Les arguments du défendeur

[15]           Le défendeur cite la décision rendue par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Kanthasamy, aux paragraphes 83 et 84, et soutient qu’en l’espèce un large éventail d’issues raisonnables et acceptables s’ouvrait à l’agent. La question centrale est donc de savoir si sa décision appartient à cet éventail; le défendeur soutient qu’il faut répondre par l’affirmative.

[16]           Le défendeur cite également l’arrêt Owusu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38 aux paragraphes 5 et 8, [2004] 2 RCF 635, notant qu’il incombait aux demandeurs de prouver les allégations sur lesquelles reposait leur demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, et faisant valoir que les observations écrites qu’ils ont soumises à l’agent étaient [traduction] « trop peu étoffées ».

[17]           S’agissant de l’établissement des demandeurs, le défendeur soutient que l’agent a raisonnablement conclu que celui‑ci n’était que minimal puisque leurs relations au Canada se limitaient à un petit groupe de parents et quelques amis syriens.

[18]           Pour ce qui est des traitements médicaux et des médicaments, le défendeur affirme que la preuve révélait uniquement que les médicaments sur ordonnance que M. Maroukel devait prendre n’étaient pas couverts en Syrie, ce qui ne signifie pas qu’ils n’étaient pas disponibles. Qui plus est, le défendeur convient avec l’agent que ce sont les difficultés auxquelles s’exposent les demandeurs, et non leur fille, qui doivent être évaluées.

[19]           En ce qui concerne la situation en Syrie, le défendeur fait valoir que la décision de l’agent selon laquelle les demandeurs ne seraient pas victimes de discrimination est raisonnable et appartient aux issues raisonnables. De plus, s’appuyant sur la décision Dorlean c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 1024 aux paragraphes 36 et 37 (disponible sur CanLII), il affirme que les demandeurs n’ont établi un lien entre la situation qui règne dans le pays et leur situation propre, ni montré en quoi ils se heurteraient à des difficultés.

[20]           Quant à l’incapacité prolongée de quitter le Canada, le défendeur soutient que rien n’indiquait que les demandeurs ne pouvaient pas quitter le pays.

IV.             Analyse

A.                Norme de contrôle

[21]           La norme de contrôle qu’il convient d’appliquer aux décisions fondées sur des motifs humanitaires est celle de la décision raisonnable puisque de telles décisions font intervenir des questions de fait et de droit : voir, p. ex., Kanthasamy, aux paragraphes 32 et 37; Kisana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 189 au paragraphe 18, [2010] 1 RCF 360.

[22]           Au moment de contrôler la décision de l’agent suivant la norme de la décision raisonnable, la Cour doit se garder d’intervenir si cette décision est transparente, intelligible et justifiable, et si elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Les tribunaux de révision ne peuvent pas réévaluer la preuve dont disposait l’agent, ni substituer à sa décision l’issue qui leur paraît préférable : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au paragraphe 59, [2009] 1 RCS 339. Corollairement, cela signifie que la Cour ne dispose pas non plus d’un « pouvoir absolu de reformuler la décision en substituant à l’analyse qu’elle juge déraisonnable sa propre justification du résultat » (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61 au paragraphe 54, [2011] 3 RCS 654).

B.                 La décision de l’agent était‑elle raisonnable?

[23]           La décision de l’agent était fondée sur l’article 25 de la Loi, dont les dispositions pertinentes étaient les suivantes au moment où la demande a été soumise le 19 juin 2012 :

25. (1) Le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui est interdit de territoire ou qui ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

25. (1) The Minister must, on request of a foreign national in Canada who is inadmissible or who does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

[…]

(1.3) Le ministre, dans l’étude de la demande faite au titre du paragraphe (1) d’un étranger se trouvant au Canada, ne tient compte d’aucun des facteurs servant à établir la qualité de réfugié — au sens de la Convention — aux termes de l’article 96 ou de personne à protéger au titre du paragraphe 97(1); il tient compte, toutefois, des difficultés auxquelles l’étranger fait face.

(1.3) In examining the request of a foreign national in Canada, the Minister may not consider the factors that are taken into account in the determination of whether a person is a Convention refugee under section 96 or a person in need of protection under subsection 97(1) but must consider elements related to the hardships that affect the foreign national.

[24]           Avant d’évaluer la décision de l’agent en l’espèce, il est utile de se reporter aux directives formulées dans l’arrêt Kanthasamy, où la Cour d’appel fédérale (sous la plume du juge Stratas) déclarait :

[66]      Quel est alors l’objet du paragraphe 25(1.3)? Cet objet n’est pas selon moi de modifier le critère général consacré par le paragraphe 25(1) qui, comme on l’a vu, vise à remédier aux situations où le demandeur subirait, personnellement et directement, des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives.

[…]

[69]      Le paragraphe 25(1.3) prévoit en fait que le processus de demande de dispense pour considérations humanitaires ne doit pas faire double emploi avec les processus fondés sur les articles 96 et 97 de la Loi, qui concernent l’évaluation des facteurs de risque aux fins de ces articles.

[70]      Il ne s’ensuit toutefois pas que les faits exposés dans une procédure relevant des articles 96 et 97 de la Loi sont sans intérêt dans le cadre d’une demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire. Loin de là d’ailleurs.

[71]      Quoique les faits aient pu ne pas donner ouverture, pour le demandeur, à la protection offerte par les articles 96 et 97, ils peuvent néanmoins faire partie d’un éventail de faits équivalant à des considérations d’ordre humanitaire qui justifient la dispense aux termes du paragraphe 25(1).

[…]

[73]      […] [L]es éléments de preuve produits dans le cadre d’une procédure antérieure fondée sur les articles 96 et 97, ainsi que toute [sic] autre élément que le demandeur pourra vouloir présenter, est admissible dans une procédure au titre du paragraphe 25(1). Les agents doivent toutefois apprécier ces éléments à travers le prisme du critère du paragraphe 25(1) et ainsi rechercher si le demandeur fait face personnellement et directement à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives.

[…]

[76]      Je souscris par conséquent aux observations suivantes formulées par le juge Hughes à l’occasion de l’affaire Caliskan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1190 au paragraphe 22 :

Je conclus que les auteurs des lignes directrices ont vu juste quant à l’interprétation qu’il convient de faire des dispositions modifiées de l’article 25 de la LIPR. Nous devons abandonner le vieux jargon et l’ancienne jurisprudence relatifs aux risques personnalisés et généralisés et nous concentrer sur les difficultés qu’éprouverait l’intéressé. Cet exercice plus général d’examen des difficultés en question comprend la prise en compte « des conditions défavorables dans le pays qui ont une incidence néfaste directe sur le demandeur ».

[25]           Compte tenu de ce qui précède, il convient de se demander si l’agent en l’espèce a dûment et raisonnablement évalué la preuve dont il disposait « à travers le prisme du critère du paragraphe 25(1) ». En d’autres termes, était‑il raisonnable de sa part de conclure que les demandeurs ne se heurteraient pas personnellement ni directement à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives?

[26]           La décision de l’agent a été rendue le 7 mai 2013. Les demandeurs se réfèrent à un avis délivré par Citoyenneté et Immigration Canada le 17 avril précédent, qui indique qu’« [e]n raison de l’agitation civile en Syrie, l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) a imposé, le 15 mars 2012, un sursis administratif aux renvois visant les ressortissants syriens au Canada, sursis qui est toujours en vigueur ». Bien que cet avis ne fasse pas partie du dossier certifié et qu’il ne soit pas mentionné dans la décision de l’agent, les demandeurs soutiennent que ce dernier est réputé avoir connaissance de tels avis, et que le fait même que les renvois soient reportés établit leur « incapacité prolongée » de retourner en Syrie.

[27]           À cet égard, les demandeurs invoquent la décision rendue par mon collègue, le juge John O’Keefe, dans la décision Bansal, aux paragraphes 28 à 30, où il reproduit des paragraphes pertinents du Guide alors en vigueur et conclut que :

[29]      Il est évident au vu des facteurs énumérés plus haut que l’« incapacité prolongée de quitter le Canada » est pertinente pour l’évaluation du degré d’établissement d’un demandeur.

[30]      L’agente d’immigration dans la présente affaire a jugé que le séjour du demandeur au Canada n’était pas attribuable à des circonstances qui échappaient à son contrôle. Le seul élément de preuve contredit cette conclusion. Le demandeur ne pouvait pas obtenir de passeport. Il a aussi collaboré avec les autorités. Je suis d’avis que l’agente d’immigration a mal apprécié la preuve. Comme cette preuve était pertinente quant à l’établissement du demandeur au Canada et que cet établissement pouvait influer sur sa demande CH, l’agente a commis une erreur susceptible de contrôle judiciaire.

[28]           Le Guide cité dans la décision Bansal a été mis à jour depuis 2006, mais le Guide actuel, daté du 1er avril 2011, contient des dispositions comparables à celles qui sont examinées dans cette décision :

5.14. Établissement au Canada

[…]

Il peut être justifié d’approuver la demande CH si l’incapacité du demandeur à quitter le Canada en raison de circonstances indépendantes de sa volonté se prolonge pendant une longue période et que les éléments de preuve corroborent un degré appréciable d’établissement au Canada, au point où le demandeur ferait face à des difficultés inhabituelles ou démesurées s’il devait faire sa demande à l’extérieur du Canada.

Le tableau suivant peut aider à préciser en quoi consistent des circonstances indépendantes de la volonté du demandeur :

Circonstances indépendantes de la volonté du demandeur

 

Circonstances non indépendantes de la volonté du demandeur

Exemple : Si la situation générale dans le pays est jugée dangereuse en raison d’une guerre, de troubles civils, d’une catastrophe environnementale, etc., le ministre de la Sécurité publique peut imposer une suspension temporaire des renvois (STR) vers ce pays (R230).

Exemple : Un demandeur, au Canada depuis un certain nombre d’années, n’est pas disposé à signer une demande de passeport ou à fournir des renseignements pour une demande de passeport.

Exemple : Un demandeur, en attente d’une décision sur une demande d’immigration, demeure plusieurs années au Canada avec un statut (p. ex. programme des aides familiaux résidants).

 

Exemple : Le demandeur perd ou détruit volontairement ses titres de voyage.

Exemple : Le demandeur entre dans la clandestinité et demeure illégalement au Canada.

Dans de tels cas, on peut considérer que l’incapacité à quitter le Canada découle de circonstances indépendantes de la volonté du demandeur.

Dans de tels cas, l’incapacité de quitter le Canada ne découle pas de circonstances indépendantes de la volonté du demandeur et pourrait constituer un facteur très défavorable. Voir l’arrêt Legault au http://decisions.fcacaf.gc.ca/fr/2002/2002caf125/2002caf125.html.

Suspension temporaire des renvois (STR) et établissement

Il peut arriver que la suspension des renvois soit maintenue pendant plusieurs années et qu’il n’y ait aucune autre destination viable pour le demandeur. Si la STR dure plusieurs années et que l’étranger visé s’est établi au Canada en raison de son séjour prolongé, on pourrait considérer qu’il s’agit de circonstances indépendantes de la volonté du demandeur.

Dans le cas où la demande CH de l’étranger est examinée après la levée de la STR, mais que le séjour prolongé du demandeur au Canada pendant cette période a mené à son établissement, la présence continue au Canada peut quand même être le résultat de circonstances indépendantes de la volonté du demandeur.

Une liste des pays visés par une STR est affichée à http://atlas/eb‑dgel/reference/manpol‑proc/inlandenf‑execint/pol‑pub/temp_susp_rem_f.asp.

11.4 Séjour prolongé ou incapacité de partir ayant mené à l’établissement

Voir aussi la section 5.14, Établissement au Canada.

Il n’y a pas de règle absolue sur le temps passé au Canada, mais il est présumé qu’il faut plusieurs années pour bien s’établir.

L’agent doit tenir compte des facteurs suivants :

•           Le temps que le demandeur a passé au Canada.

•           Les circonstances qui ont amené le demandeur à rester au Canada étaient‑elles indépendantes de sa volonté?

•           Existe‑t‑il un degré important d’établissement au Canada (voir la section 11.5, Évaluation du degré d’établissement du demandeur).

•           Le demandeur est‑il ou était‑il visé par une suspension temporaire des renvois (STR)?

•           Dans quelle mesure le demandeur a‑t‑il coopéré avec le gouvernement du Canada, surtout en ce qui concerne les titres de voyage?

•           Le demandeur a‑t‑il volontairement perdu ou détruit ses titres de voyage?

[29]           L’agent a conclu que la situation en Syrie [traduction« n’est facile pour aucun de ses habitants et, dans bien des cas, elle est dangereuse ». Pour les demandeurs, la situation qui règne dans ce pays est telle qu’ils sont dans l’incapacité prolongée d’y retourner; il s’agissait d’un facteur pertinent que l’agent n’a pas évalué adéquatement, ce qui rend sa décision déraisonnable.

[30]           Je conviens avec les demandeurs que l’agent a déraisonnablement ignoré la situation qui régnait alors en Syrie. Nous pouvons aisément admettre d’office que l’agitation civile continue aujourd’hui et qu’elle avait cours lorsque l’agent a refusé la demande fondée sur des motifs humanitaires. Il n’appartient pas à la Cour de déterminer si cette agitation s’est aggravée ou si les conditions se sont améliorées depuis.

[31]           Le fait est que depuis le début des troubles à la fin de 2011, les demandeurs étaient et seront dans un avenir prévisible dans l’incapacité prolongée de retourner en Syrie en raison des conditions défavorables dans ce pays, qui sont certainement des circonstances échappant à leur contrôle.

[32]           À mon avis, il était également déraisonnable de la part de l’agent de conclure, d’une part, que la situation en Syrie est [traduction« dangereuse » et, d’autre part, d’ignorer l’incidence néfaste directe que cette situation aurait sur les demandeurs, puisqu’elle [traduction« n’est facile pour aucun de ses habitants ».

[33]           Le défendeur soutient que les demandeurs n’ont pas établi un lien entre la situation au pays et la situation qui leur est propre, ni montré dans quelle mesure ils se heurteraient à des difficultés personnelles. À mon avis, ce jargon est vide de sens dans la mesure où il renvoie à des critères qui concernent l’alinéa 97(1)b) de la Loi (Caliskan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1190 au paragraphe 22, [2014] 2 RCF 111; Kanthasamy, au paragraphe 76). Il est vrai que les demandeurs doivent être personnellement et directement touchés par les difficultés qu’ils invoquent, et qu’ils « [doivent] établir un lien entre la preuve des difficultés qu’ils font valoir et leur situation particulière » (Kanthasamy, au paragraphe 48). Dans le même ordre d’idées, le juge John O’Keefe déclarait dans la décision Vuktilaj c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2014 CF 188 au paragraphe 36, 24 Imm LR (4th) 234 :

[Le paragraphe 25(1.3) de la Loi] […] oblige le ministre à ne tenir compte que « des difficultés auxquelles l’étranger fait face » (non souligné dans l’original). Il s’ensuit qu’il n’est pas nécessaire d’examiner chacune des difficultés auxquelles pourrait vraisemblablement faire face l’intéressé dans son pays d’origine. Le demandeur doit plutôt démontrer soit qu’il fera probablement face aux difficultés en question ou, à tout le moins, que le fait de vivre dans un contexte où ce genre de difficultés est susceptible de se produire constitue en soi des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives.

[34]           Cependant, il n’est pas nécessaire que ce type de difficultés soient établies par des éléments de preuve les concernant personnellement, puisqu’il peut y avoir « des circonstances où les conditions dans le pays d’origine sont telles qu’elles confortent l’inférence raisonnable relativement aux difficultés auxquelles un demandeur en particulier serait exposé à son retour » (Aboubacar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 714 au paragraphe 12 (disponible dans CanLII) [Aboubacar]). Dans la décision Aboubacar, le juge Donald Rennie a jugé qu’il était déraisonnable de la part de l’agent de conclure que le demandeur n’avait pas prouvé qu’il serait affecté par les conditions régnant au Niger, dans la mesure où il avait conclu que c’était le pays le plus pauvre du monde, que 8 % de sa population est tenue dans l’esclavage, que 200 000 personnes avaient été déplacées par la guerre, et qu’une longue sécheresse menaçait l’industrie agricole dont dépend 80 % de la population pour tirer sa subsistance (Aboubacar, au paragraphe 10).

[35]           De même, l’agent a conclu en l’espèce que les conditions défavorables dans le pays touchaient directement tous les habitants de la Syrie, et cela suffit. L’accent doit être mis sur les difficultés auxquelles la personne visée se heurte et une fois établies, ces difficultés ne doivent pas être plus importantes que celles qui concernent tous les autres habitants de ce pays. C’est particulièrement le cas lorsque les difficultés prévisibles sont telles que l’actuelle politique de l’ASFC est de ne pas renvoyer les ressortissants syriens dans ce pays.

[36]           Comme la décision de l’agent n’est pas raisonnable pour les motifs qui précèdent, je ne vois pas la nécessité de traiter des autres questions soulevées par les parties.

[37]           Par conséquent, l’affaire devra être renvoyée pour réexamen par un autre agent, qui tiendra compte des présents motifs.

[38]           Aucune partie n’a soulevé de question de portée générale méritant certification.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.                  la demande de contrôle judiciaire est accueillie;

2.                  aucuns dépens ne sont adjugés;

3.                  aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Keith M. Boswell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Chantal DesRochers, LL.B., D.E.S.S. en trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3781‑13

 

INTITULÉ :

BOULOS MAROUKEL, GEORGETTE MELHEM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 22 octobre 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 22 JANVIER 2015

 

COMPARUTIONS :

Terry S.  Guerriero

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Nicholas Dodokin

 

POUR LE défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Terry S. Guerriero

Avocat

London (Ontario)

 

POUR LES demandeurS

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LES défendeurS

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.