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Date: 20141128


Dossier : T-1879-13

Référence: 2014 CF 1135

Ottawa (Ontario), le 28 novembre 2014

En présence de madame la juge St-Louis

ENTRE :

M. DANIEL CLOUTIER

demandeur

et

M. JACQUES THIBAULT ET CANADA (LE COMMISSAIRE AUX BREVETS)

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               M. Daniel Cloutier demande à la Cour de modifier l’inscription au registre du Bureau des brevets [le registre] afin de le reconnaître à titre de titulaire de trois demandes de brevets, de le reconnaître à titre d’inventeur de l’invention qui y est décrite et de radier le nom de M. Jacques Thibault, actuellement inscrit comme titulaire et inventeur de cette invention. Il demande aussi à la Cour de rétablir ces demandes de brevets puisqu’elles ont été abandonnées.

[2]               Monsieur Cloutier appuie sa demande de modification du registre sur l’article 52 de la Loi sur les brevets, LRC 1985, c P-4 [la Loi], et il appuie sa demande de rétablissement sur ce même article et sur les pouvoirs de la Cour en equity.

[3]               L’un des défendeurs, M. Jacques Thibault, a été dument signifié, mais n’a pas comparu en la présente instance. L’autre défendeur, le Commissaire aux brevets [Commissaire], soutient que la Cour n’a pas le pouvoir d’accorder la demande de M. Cloutier et il s’y oppose donc.

I.                   Bref exposé des faits

[4]                Il est utile d’exposer brièvement les faits dans la présente affaire. M. Daniel Cloutier est entrepreneur en plomberie et chauffage, tandis que M. Jacques Thibault est un homme d’affaires dont l’épouse est propriétaire de l’entreprise Les Équipements J.L.Thibault, qui vend de l’équipement agricole usagé.

[5]               En février 2003, M. Cloutier dessine le premier projet d’un nouvel outil de sertissage qu’il nomme le « Sleeve-Lock ». En avril 2003, il demande à M. Thibault de l’information sur la marche à suivre afin de déposer une demande de brevet pour son invention, et ce dernier lui propose alors de s’associer en vue de la commercialiser. Le 4 juin 2003, ils signent un contrat de société.

[6]               Le 15 août 2003 et le 17 juin 2004, M. Thibault dépose deux demandes de brevets dans lesquelles il se désigne comme l’inventeur du Sleeve-Lock, sans en aviser M. Cloutier. Ces demandes reçoivent, respectivement, les numéros 2 437 612 [612] et 2 470 139 [139] auprès de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada [OPIC].  De plus, le 21 juin 2004, M. Thibault dépose deux demandes d’enregistrement de marques de commerce pour les marques Sleeve-Lock et Sleeve-grip, de nouveau sans en aviser M. Cloutier.

[7]               Le 30 mars 2004, M. Cloutier apprend que M. Thibault a déposé les deux demandes de brevets précitées et qu’il y a consigné uniquement son nom, alors qu’il lui était loisible d’y inscrire aussi le nom de M. Cloutier.

[8]               Le 4 janvier 2006, après avoir préalablement entrepris des pourparlers avec M. Thibault afin d’être désigné comme inventeur dans les demandes de brevets, M. Cloutier lui signifie la requête en liquidation de société et réclamation de dommages-intérêts qu’il intente devant la Cour supérieure du Québec.

[9]               Le 21 juillet 2006, M. Thibault dépose une troisième demande de brevet, s’y désignant de nouveau comme l’inventeur, sans en aviser M. Cloutier. Cette demande porte le numéro 2 553 144  [144] auprès de l’OPIC.

[10]           Le 13 mars 2009, M. le juge Barakett de la Cour supérieure entend la requête présentée par M. Cloutier. À la même période, M. Thibault transfère les demandes de brevets 612, 139 et 144 à « Les Équipements J.L.Thibault ».

[11]           Le 20 octobre 2009, le juge Barakett prononce la fin de la société entre M. Cloutier et M. Thibault, ordonne la liquidation de la société, ordonne à M. Thibault de rendre compte de son administration de la société et de ses biens et réserve les recours de M. Cloutier pour les profits qu’a récoltés M. Thibault et toute autre personne à qui il a fait profiter du concept illégalement approprié. Le 15 février 2010, l’inscription en appel de cette décision est rejetée.

[12]           De 2008 à 2010, chacune des trois demandes de brevets est tour à tour considérée abandonnée pour défaut de paiement des taxes périodiques, conformément aux dispositions des articles 27.1 et 73 de la Loi.  Par ailleurs aucune action n’est initiée pendant le délai statutaire de 12 mois prévu à l’article 98 des Règles sur les brevets, DORS/96-423, pour remédier au défaut de paiement. Ainsi, le 17 août 2009 (la 612), le 17 juin 2011 (la 139) et le 21 juillet 2011 (la 144), les demandes de brevets deviennent abandonnées sans possibilité de rétablissement.

[13]           Le 25 septembre 2012, M. Cloutier transmet trois lettres à l’OPIC par le biais de ses représentants, et demande de rétablir les trois demandes de brevets, de procéder à leur examen et de rectifier le registre en y inscrivant le nom de M. Cloutier à titre d’unique inventeur et de propriétaire. Le 9 août 2013, l’OPIC répond aux requêtes de M. Cloutier et refuse le rétablissement sur la base que le Commissaire n’a pas le pouvoir de rétablir une demande après l’expiration de la période réglementaire de rétablissement, que les agents de brevet de M. Cloutier ne sont pas « l’agent officiel » et que seul l’inventeur, M. Thibault, peut intervenir dans le dossier.

II.                Les questions en litige

[14]           La Cour doit déterminer si elle a le pouvoir d’ordonner le rétablissement des demandes de brevets et la modification du registre tel que demandé par M. Cloutier.

III.             La position des parties

[15]           Les parties ne contestent pas la compétence de la Cour d’entendre la présente demande, mais elles ont des positions contradictoires sur l’étendue de ses pouvoirs.

[16]           Ainsi, M. Cloutier soutient que l’article 52 de la Loi confère à la Cour de larges pouvoirs, dont celui de modifier le registre lorsque le Commissaire a perdu compétence et celui de rétablir les demandes abandonnées. Il soutient subsidiairement, que la Cour est compétente pour octroyer les modifications en vertu de l’article 20 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7 [Loi sur les Cours fédérales].

[17]           M. Cloutier soutient aussi que lorsqu’il y a lieu de remédier à une injustice, la Cour détient un pouvoir discrétionnaire, en equity, d’accorder une levée de la déchéance. Il affirme que la Cour doit, en l’espèce, exercer sa discrétion en considération de sa conduite raisonnable et du préjudice démesuré qu’il subira s’il n’est pas fait droit à sa demande.

[18]           M. Cloutier soutient qu’il a toujours été, et qu’il demeure, dans l’impossibilité d’agir afin de pallier les défauts concernant les demandes de brevets, et il réitère le contenu de son affidavit quant aux agissements de M. Thibault.

[19]            Le Commissaire soutient quant à lui que l’article 52 de la Loi n’accorde pas à la Cour le pouvoir de rétablir les demandes de brevets considérées abandonnées, que l’article 73 de la Loi est impératif et que la Cour ne peut rétablir une demande de brevet considérée abandonnée après l’expiration du délai de 12 mois, ne pouvant se substituer à une disposition impérative de la loi, même en equity.

[20]           De plus, le Commissaire soutient que M. Cloutier n’était pas dans l’impossibilité d’agir avant que les demandes de brevets ne soient considérées définitivement abandonnées, mais qu’il aurait pu, au contraire, initier des démarches judiciaires en vue, par exemple, de faire modifier le registre ou d’obtenir le droit d’acquitter le montant des taxes règlementaires. Or, M. Cloutier ne s’est adressé à l’OPIC pour la première fois qu’en septembre 2012.

IV.             Analyse et décision

[21]           Le dossier de M. Cloutier est certes sympathique et la Cour est sensible aux arguments qu’il présente quant à l’injustice qu’il a subie. Cependant, la Cour souscrit à la position du défendeur soutenue par la législation et par la jurisprudence.

[22]           Ainsi, il semble établi que l’article 52 confère de larges pouvoirs à la Cour, mais que ces pouvoirs sont restreints à la compétence que lui confère la loi (RLP Machine & Steel Fabrication Inc c Ditullio, 2001 FCT 245 au para 32). Rien ne permet de conclure que le pouvoir de la Cour de modifier les inscriptions au registre du Bureau des brevets s’étend au rétablissement de demandes de brevets. L’article 52 a toujours été interprété conformément aux limites des pouvoirs afférents à la modification des registres (Voir par exemple : Comstock Canada c Electec Ltd, (1991) 45 FTR 241 au para 61) et le rétablissement d’une demande de brevet, tel que le demande le demandeur en l’espèce, excède ce pouvoir.

[23]           De plus, bien que la Cour fédérale soit une Cour supérieure d’archives en droit et en equity en vertu de la Loi sur les Cours fédérales (Sarnoff Corp c Canada (Procureur général) (CF), 2008 CF 712 au para 35), elle ne peut faire fi du caractère impératif d’une disposition législative telle que celle prévue à l’article 73 de la Loi. Ainsi, ni le Commissaire ni la Cour n’ont compétence pour passer outre aux exigences de cette disposition (M-Systems Flash Disk Pioneers Ltd c Canada (Commissaire aux brevets), 2010 CF 441 au para 32);

[24]           Ainsi, le pouvoir conféré aux tribunaux de soustraire une personne à une sanction ne s’applique pas aux sanctions législatives (R v CNR, [1923] 3 DLR 719), conséquemment, la doctrine de la levée de la déchéance en equity ne s’applique pas aux délais prévus par la Loi (Excelsior Medical Corporation c Canada (Procureur général), 2011 CAF 303 au para 8); Unicrop Ltd c Canada (Procureur général), 2011 CAF 55 aux para 37-38; F Hoffmann-La Roche AG c Canada (Commissaire aux Brevets), 2005 CAF 399 aux para 7-8);

[25]           Au surplus, la Cour souscrit aussi à la position du Commissaire voulant que M. Cloutier n’ait pas été dans l’impossibilité d’agir. M. Cloutier connaît les manœuvres de M. Thibault depuis 2004 et il aurait pu entreprendre des démarches pour faire inscrire son nom au registre, pour pouvoir payer les taxes règlementaires et ainsi, possiblement, éviter l’abandon des demandes de brevets. La Cour ne peut évidemment pas spéculer sur la nature des procédures qui auraient pu être initiées, ni sur l’issue de ces procédures, mais elle constate que M. Cloutier n’a rien tenté à cet égard, et n’a contacté l’OPIC qu’au mois de septembre 2012.

[26]           Ainsi, sur la base de ces conclusions, la Cour ne peut donc pas rétablir les demandes de brevets.

[27]           M. Cloutier demande la modification du registre afin d’y faire ajouter son nom en tant que titulaire des demandes de brevets 612, 139 et 144 et d’inventeur de l’invention décrite à ces demandes de brevets, et afin d’y faire radier le nom de M. Thibault à ces deux postes. Les parties soutiennent que l’effet d’une telle modification serait strictement cosmétique, tandis que M. Cloutier ajoute qu’elle lui serait bénéfique en lui apportant une certaine satisfaction. La Cour est sensible aux émotions de M. Cloutier, mais ne peut trouver là une justification suffisante pour rendre une ordonnance imposant des procédures inutiles au Bureau des brevets.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.      La demande de rétablissement des demandes de brevets est rejetée.

2.      La demande de modification des inscriptions au registre est rejetée.

3.   Chaque partie supporte ses dépens.

« Martine St-Louis »

Juge


Annexe

Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7

Propriété industrielle : compétence exclusive

20. (1) La Cour fédérale a compétence exclusive, en première instance, dans les cas suivants opposant notamment des administrés :

a) conflit des demandes de brevet d’invention ou d’enregistrement d’un droit d’auteur, d’une marque de commerce, d’un dessin industriel ou d’une topographie au sens de la Loi sur les topographies de circuits intégrés;

b) tentative d’invalidation ou d’annulation d’un brevet d’invention, ou d’inscription, de radiation ou de modification dans un registre de droits d’auteur, de marques de commerce, de dessins industriels ou de topographies visées à l’alinéa a).

Propriété industrielle : compétence concurrente

(2) Elle a compétence concurrente dans tous les autres cas de recours sous le régime d’une loi fédérale ou de toute autre règle de droit non visés par le paragraphe (1) relativement à un brevet d’invention, un droit d’auteur, une marque de commerce, un dessin industriel ou une topographie au sens de la Loi sur les topographies de circuits intégrés.

Loi sur les brevets, LRC 1985, c P-4

Taxes périodiques

27.1 (1) Le demandeur est tenu de payer au commissaire, afin de maintenir sa demande en état, les taxes réglementaires pour chaque période réglementaire.

Juridiction de la Cour fédérale

52. La Cour fédérale est compétente, sur la demande du commissaire ou de toute personne intéressée, pour ordonner que toute inscription dans les registres du Bureau des brevets concernant le titre à un brevet soit modifiée ou radiée.

Abandon

73. (1) La demande de brevet est considérée comme abandonnée si le demandeur omet, selon le cas :

[…]

c) de payer, dans le délai réglementaire, les taxes visées à l’article 27.1;

[…]

Règles sur les brevets, DORS 96-423

98. (1) Pour que la demande considérée comme abandonnée en application de l’article 73 de la Loi soit rétablie, le demandeur, à l’égard de chaque omission visée au paragraphe 73(1) de la Loi ou à l’article 97, présente au commissaire une requête à cet effet, prend les mesures qui s’imposaient pour éviter l’abandon et paie la taxe prévue à l’article 7 de l’annexe II, dans les douze mois suivant la date de prise d’effet de l’abandon.

(2) Pour prendre les mesures qui s’imposaient pour éviter l’abandon pour non-paiement de la taxe visée aux paragraphes 3(3), (4) ou (7), le demandeur, avant l’expiration du délai prévu au paragraphe (1) :

a)  soit paie la taxe générale applicable;

b)  soit dépose, à l’égard de sa demande, la déclaration du statut de petite entité conformément à l’article 3.01 et paie la taxe applicable aux petites entités.

 

Federal Courts Act, RSC 1985 c F-7

Industrial property, exclusive jurisdiction

20. (1) The Federal Court has exclusive original jurisdiction, between subject and subject as well as otherwise,

(a) in all cases of conflicting applications for any patent of invention, or for the registration of any copyright, trade-mark, industrial design or topography within the meaning of the Integrated Circuit Topography Act; and

(b) in all cases in which it is sought to impeach or annul any patent of invention or to have any entry in any register of copyrights, trade-marks, industrial designs or topographies referred to in paragraph (a) made, expunged, varied or rectified.

Industrial property, concurrent jurisdiction

(2) The Federal Court has concurrent jurisdiction in all cases, other than those mentioned in subsection (1), in which a remedy is sought under the authority of an Act of Parliament or at law or in equity respecting any patent of invention, copyright, trade-mark, industrial design or topography referred to in paragraph (1)(a).

Patent Act, RSC 1985, c P-4

Maintenance fees

27.1 (1) An applicant for a patent shall, to maintain the application in effect, pay to the Commissioner such fees, in respect of such periods, as may be prescribed.

Jurisdiction of Federal Court

52. The Federal Court has jurisdiction, on the application of the Commissioner or of any person interested, to order that any entry in the records of the Patent Office relating to the title to a patent be varied or expunged.

Deemed abandonment of applications

73. (1) An application for a patent in Canada shall be deemed to be abandoned if the applicant does not

[…]

(c) pay the fees payable under section 27.1, within the time provided by the regulations;

[…]

Patent rules, SORS 96-423

98. (1) For an application deemed to be abandoned under section 73 of the Act to be reinstated, the applicant shall, in respect of each failure to take an action referred to in subsection 73(1) of the Act or section 97, make a request for reinstatement to the Commissioner, take the action that should have been taken in order to avoid the abandonment and pay the fee set out in item 7 of Schedule II, before the expiry of the 12-month period after the date on which the application is deemed to be abandoned as a result of that failure.

(2) For the purposes of subsection (1), if an application is deemed to be abandoned for failure to pay a fee referred to in subsection 3(3), (4) or (7), for the applicant to take the action that should have been taken in order to avoid the abandonment, the applicant shall, before the expiry of the time prescribed by subsection (1), either

(a) pay the applicable standard fee, or

(b) file a small entity declaration in respect of the application in accordance with section 3.01 and pay the applicable small entity fee.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1879-13

 

INTITULÉ :

M. DANIEL CLOUTIER c M. JACQUES THIBAULT ET CANADA (LE COMMISSAIRE AUX BREVETS)

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 octobre 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS

LA JUGE ST-LOUIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 28 novembre 2014

 

COMPARUTIONS :

Me Rachid Benmokrane

 

pour le demandeur

 

Me Antoine Lippé

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Rachid Benmokrane

Montréal (Québec)

pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

pour le défendeur

 

 

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